Le Vieux n’a plus les mêmes gestes « qu’avant ».
Ses attitudes se sont modifiées. Ainsi, voyez-vous, c’est la première fois que je le vois avachi sur son bureau, les coudes largement écartés, la tête lourde entre ses épaules infléchies. Sur le sous-main, ses doigts remuent faiblement comme des pattes de crabe à l’agonie.
— Du Kafka, soupire-t-il. Je termine ma carrière sur un pitoyable échec. On a envie de gueuler, non ?
— Oui, conviens-je. C’en est hallucinant.
— Et vous dites que la police n’a pas réagi en trouvant ces cadavres ?
— Absolument pas. Règlement de compte entre gens du milieu, m’a déclaré fermement le directeur des services, en me regardant bien dans les yeux. Les deux types qui m’ont arrêté appartenaient bel et bien à ses services, mais, m’a-t-il affirmé, on s’apprêtait à les révoquer pour leur collusion avec certains truands.
— On a convoqué le propriétaire de l’immeuble où vous fûtes conduit ?
— Il appartenait à Qualebellacoda.
— Et celui-ci ?…
— Est mort le jour même, d’une embolie, dans la salle à manger de l’hôtel, devant deux cents personnes.
— On a pratiqué l’autopsie ?
— Elle a été jugée inutile par les autorités.
— Effarant, murmure le Dabe (on sent sa raison chanceler). C’est la conjuration du silence. La gangrène a déjà fait son œuvre. Les seuls membres de… l’organisation que vous ayez vus sont morts. Donc, plus de traces. Aucun témoin à quoi se raccrocher… Un mur blanc. Le vide ! Et avec ça, leur saleté d’épidémie qui redouble de violence. Pas de remède… Une atmosphère de fin de monde. Les forces du mal gagnent ! Elles nous submergent. Nous coulons !
Je contourne son bureau et lui plaque une solide main d’homme sur l’épaule.
— Avant tout, patron, il faut que vous… réintégriez votre virilité, ensuite, je vous le jure, votre esprit combatif reprendra le dessus.
Il secoue sa belle tête mordorée sur tronche.
— Je vais la réintégrer par le truchement de la mère Bérurier ?
— Oui. Ils sont de retour et elle vous attend.
Il respire un grand coup.
— Alors, je viens. Mais ainsi que je vous l’ai annoncé, je vais démissionner auparavant. Non ! pas d’objections, San-Antonio, je serai intraitable sur ce point. La guérison certes, mais en qualité de quidam.
Il retire du sous-main une grande enveloppe en papier luxueux.
— Elle est déjà prête. Je sonne le planton pour la faire porter au ministre et je vous suis.
Alors le gars San-A. se permet une audace impensable, mes petits canaillous. Il arrache l’enveloppe des mains de son supérieur et la déchire en quatre avec violence.
— Commissaire ! tonne le Dirlo.
Il va exploser, hurler, invectiver, me révoquer pendant qu’il en a encore le pouvoir.
— Un instant, fais-je.
Ma voix est suave. Mon regard ne fléchit pas. Mon sourire lui disloque la fureur.
— Un instant, patron. La chère marquise de la Lune dont je vous ai parlé, femme astucieuse entre toutes, a tout prévu pour que l’opération B.B. s’effectue sans le moindre inconvénient pour votre autorité. Elle a chez elle une pièce discrète où l’obscurité est totale. To-ta-le, vous m’entendez bien ? Vous y pénétrerez par une entrée dérobée, avant la venue de notre brave guérisseuse. Le traitement s’effectuera dans la nuit la plus complète. Il vous suffira de ne pas parler pour préserver votre anonymat. De cette manière tout se passera le mieux du monde, et Berthe ignorera toute sa vie que vous êtes son débiteur.
Il a un élan d’allégresse, vite jugulée.
— Bien sûr, mais VOUS, vous le saurez, San-Antonio.
Une tristesse me vient. Un goût de bile. L’amertume est une potion mal buvable.
— Mon Dieu, patron, fais-je, si l’on mettait en ordinateur tout ce que je sais déjà sur vous et tout ce que vous savez sur moi, on obtiendrait un portrait-robot très complet de la misère humaine.
Ça le détend. Il murmure :
— Excusez-moi, mon petit.
Puis, claquant ses deux mains pour un fort et unique bravo à l’avenir, il conclut :
— Et maintenant, sus à la Bérurière !
La suite allait prouver que sa phrase contenait une espèce d’inversion.
Il est somptueux, l’appartement de Mme de la Lune.
Il occupe tout un étage dans un magnifique immeuble en pierres de (forte) taille, non loin du palais de Chaillot. On y lit l’opulence de grande volée. Les meubles, les tapisseries, les tapis, les toiles et les bronzes sont d’un goût parfait. La superclasse, quoi !
La marquise me reçoit dans son boudoir privé ! C’est la passerelle de son navire-des-voluptés. Il s’agit d’une pièce circulaire, tendue de satin bleu pâle et décorée de ravissants miroirs Louis XV. Les divans adoptent une forme circulaire tandis qu’une vaste table ronde, centrale, supporte tout ce qu’il est bon d’avoir pour l’agrément de ses visiteurs : des alcools riches, des cigares de marque, des fruits en provenance du Cap et des sucreries étrangères.
— Mon P.C., dit-elle. D’ici je surveille tout. Vous allez voir.
Elle éteint la lumière et me guide vers l’un des miroirs. En réalité, celui-ci est un judas permettant de regarder ce qui se passe dans la pièce voisine. Nous découvrons un gros bonhomme plus ventru qu’une porteuse de quintuplés à la veille de sa libération, poilu comme un gorille et pourvu d’un sexe minuscule qu’une jeune fille de la bonne société (la bonne société étant celle en compagnie de laquelle on ne s’embête pas) s’efforce de réanimer pour mieux l’animer.
— Chacune de ces glaces me permet de contrôler ce qui se passe dans les principales chambres de l’appartement, révèle mon hôtesse. Il est très important d’avoir en permanence un œil sur le comportement de mes collaboratrices. La volupté, c’est comme la danse classique, cher Antoine, elle réclame beaucoup d’application. Ainsi tenez, Maud, en ce moment s’abandonne à la facilité. Il est certain que ce monsieur, qui est un gros mandataire aux halles, connaît un départ difficile. Cette linotte s’obstine à lui faire l’Éteignoir de Buzenval, alors que dans son cas, le Roulé polonais conviendrait mieux.
Elle prend un bloc-notes recouvert de velours frappé et griffonne quelques mots, dans la pénombre.
Ensuite elle regarde un instant encore s’activer les protagonistes, puis elle hoche la tête et redonne la lumière.
— J’espère que tout se passe bien, soupiré-je.
— Du côté Berthe ? Pourquoi cela ne se passerait-il pas bien, mon ami ? Cette excellente femme nous a suffisamment administré la preuve de son don pour que nous lui fassions confiance une fois de plus.
— Bien sûr, mais voici plus d’une heure que la séance a commencé et nous sommes sans nouvelles.
— Baste, pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Ne vous tourmentez pas.
Elle va regarder par un autre judas. Bref coup d’œil investigateur. Le spectacle doit la satisfaire car elle opine.
— Valentin est très en forme, aujourd’hui, murmure-t-elle. Le plus vert de mes septuagénaires. Dieu que cet homme est dru pour son âge. Chaque fois qu’il arrive à conclusion il a une exclamation, toujours la même : « Encore un que les Boches n’auront pas ! » s’écrie-t-il. Non qu’il soit germanophobe : il a eu au contraire des ennuis à la Libération, mais il a hérité ça de sa mère qui ne s’était paraît-il jamais remise de la guerre de 70.
Elle poursuit en me réservant deux doigts (de fée) d’une prunelle comme je n’en ai encore jamais bu.
— Un phénomène, ce M. Valentin ! Figurez-vous que, pendant des années, il venait ici avec sa femme de chambre, une fille d’un certain âge qu’on aurait prise plutôt pour la patronne tant elle avait copié la distinction de ses anciennes maîtresses, personnes de l’aristocratie, paraît-il. Une fois par semaine, il débarquait avec Mathilde. Le jour de congé de cette dernière. Il n’a pas l’esprit très syndicaliste, comme vous voyez. C’était la période de scatophagie de mon aimable client. Les hommes ont des lubies. Des flambées d’un vice nouveau qui s’en va un beau jour comme il leur vient. Lui, il a eu sa saison de folie avec sa bonne. Allez donc chercher dans le labyrinthe du subconscient les obscures raisons qui le mirent en appétit et le poussèrent à consommer les sous-produits de sa domestique… Il y a dans cette curieuse fantaisie un sens immodéré de la souveraineté patronale, un esprit exploiteur assez déplaisant, j’en conviens, ayant peut-être l’avarice comme support. C’est ainsi que s’élaborent les révolutions, Antoine. Dans des alcôves, mon petit. Dans des alcôves, toujours. Ces fantaisies ancillaires ont duré quelques mois. Un après-midi, notre vieil ami est venu ici, seul. Je m’en étonnai. « Mathilde est malade ? Occlusion intestinale, peut-être ? » m’inquiétai-je. « Non, me répondit M. Valentin, je l’ai renvoyée : elle avait cassé le service à thé de maman. »
La porte du boudoir s’ouvre. Une Berthe rubéfiée désharnachée, avec la chevelure pareille à un sommier crevé fait une entrée furibarde dans la pièce.
— Ah non ! En voici t’assez ! glapit-elle. Je renonce ! Il est pas récupérable, vot’ bonhomme ! Plus d’une heure que je me démène le tempérament sans seulement lui obtenir une lueur de compréhension. Écoutez, j’veux bien rendre service, mais je peux que ce que je peux !
On se défrime, la marquise et moi. La navrance nous submerge. Le bel optimisme de ma vieille amie branle au manche. On voit déferler des rafales de doute dans ses prunelles.
— Seigneur, dit-elle, auriez-vous perdu votre pouvoir, Berthe ?
La Grosse, ça lui interloque la rogne. Elle n’avait pas songé à cette éventualité, mettant d’emblée l’échec au crédit de son partenaire.
— Perdu mon pouvoir ? bredouille-t-elle. Pensez-vous. Un don, c’t’un don, non ? on l’a ou on l’a pas. Seulement y a des natures qui rétivent. J’ai tombé sur une.
Elle remet en place les tire-bouchons qui dansent sur son front bovin.
— Je regrette, dit-elle, mais la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ! Commissaire, si vous voudrez bien me ramener à tome, ça m’arrangerait. Ce soir on a notre ami Alfred le coiffeur à dîner et faut que je pense à la bouffe.
Je me lève.
— Chère marquise, soyez la consolatrice des cœurs malheureux, murmuré-je en lui baisant la main. Le moral de ce monsieur doit faire du rase-mottes. Ah, je crois que nous allons traverser une ère difficile.
On trouve Béru en maillot de corps, un litron de rouge en main. De la sueur lui dégouline tous azimuts. Il ressemble à un boulanger de village venant de retirer sa fournée.
— Tiens, vous v’là les deux. Ben vous en poussez une bouille ? Qu’est-ce y t’arrive, ma poule bleue ?
— J’ai tombé sur un os, explique Berthy.
Ce qui, admettez-le, est une façon de parler…
— Un vieux glandu que mon fluide lui a pas agi sur le système, conclut-elle.
— Te caille pas la laitance pour ça, tranche le Dodu. Les passes majestiques, tu sais, ça marche pas à tout coup, c’serait trop beau !
Il me virgule un coup de saveur magistrale.
— De mon côté, par contre, ça se présenterait plutôt bien, assure-t-il.
Il m’adresse un signe avec ses trois mentons. Je l’accompagne jusqu’à la petite pièce du fond, qui devrait être une salle de bains, mais où les Bérurier entreposent les pommes de terre, les casiers à bouteilles et d’autres produits de consommation courante.
Sylvana Salvini est là, ligotée sur une chaise, à demi nue, constellée de horions multicolores, avec la moitié de sa chevelure rasée.
— J’ai fait du bon boulot, assure le Gros. On a bien fait d’aller l’emparer pendant les funérailles de son boss, Pinuche et moi. Ici, espère, elle est à l’abri de l’humidité et des épidémies de varicelle. On mettra le temps qu’y faudra, mais elle causera. Déjà elle a admis qu’é savait que son patron faisait partie de l’Organisation. Le reste viendra. S’agit seulement d’être patient. Au fur et aux mesures que ce petit sujet s’affalera, je te préviendrai. Mais sacredieu de chiasse, fais-moi pas c’te gueule, San-A. T’as l’air endeuillé de la coiffe, gars. On va l’organiser, la répression. Tu penses tout de même pas qu’on va jouer le grand air des Bras Croisés pendant que ces malins mijoteront leur tambouille ? Allez, ouste, souris, quoi merde ! T’entends, San-A. ? Je veux une risette Gibbs à la chlorophylle ! C’est bon pour ma Berthy de se marrer la bouche fermée. Tant qu’elle sera pas été au dentiste pour se faire rétablir les dominos paumés lors de l’attentat et qu’elle aura ces vilaines brèches dans le clapoir, d’accord, son intérêt sera de jouer les précieuses, mais après ensuite, lorsqu’on lui aura posé un bath clavier de porcelaine, tu la verras caracoler des quenottes, ma chérie.
Il est joyce à l’extrême, le Mastar. Il rayonne. La vie est avec lui.
— Mon rêve, continue-t-il, ce serait qu’elle se fasse mettre des chailles en or. Je trouve que ça pose un ménage, les ratiches de jonc. Elle veut pas sous prétesque que ça se remarque. Justement : ça fait huppé ! Tiens, tu veux que je te montre le parcours d’une réussite ? C’est à des petits riens que ça se mesure, dans le fond, ces choses-là !
Il me guide à sa chambre à coucher et va prendre une boîte d’allumettes dans un tiroir de sa commode. Il verse le contenu d’icelle au creux de sa formidable pogne, et me le présente sous le nez. Je vois, trois dents de métal. Étrange nature morte qui n’est pas des plus ragoûtantes.
— J’ai récupéré les ratiches de ma Grosse qu’on lui a extradiées à l’hosto de Saasfépa. Tu vois, Mec, sa première fausse dent de jeune fille, ici présente. En ce temps-là, Berthe disposait pas des moyens et c’est du métal à bon marché. La dernière qualité, juste pour dire de dépanner. Deuxième mandibule, j’étais brigadier. Comme tu peux voir, ça s’améliore. Plaqué platine. La façon est meilleure aussi, on dirait vraiment une dent. Enfin, la dernière chaille remonte à l’an dernier. C’te fois on y est allé à la joncaille grand luxe. C’est du domino façon élite. De l’article surchoix que même le président Pompidou pourrait pas trouver mieux comme molaire. V’là pourquoi je serais partisan d’une batterie en massif. De plus ça serait un capital pour des fois qui m’arriverait un turbin, un jour… Allons bon, t’as l’air de défaillir. T’as des vapes, mon pote ?
— Donne, dis-je en avançant vers sa main, ma main tremblante. Donne vite, Alexandre-Benoît ! Ah, merveilleux bonhomme, c’est toi qui sauves la situation. Tu viens de tirer des abîmes une foule de gens illustres.
— Qu’est-ce tu débloques, hé, Pomme à l’Eau ! grogne mon ami. T’as les zormones qui font roue libre où quoi ?
— Le don de Berthe ! clamé-je en agitant doucement les trois affreux déchets dans ma paume. Le voici ! Berthe a perdu son pouvoir magique depuis qu’elle a perdu ses fausses dents. Le phénomène est une simple question de trimétallisme. Réunies dans une bouche, ces trois dents constituaient une sorte de pile dont l’action neutralisait celle de la pile au couillognum ! Merci pour nos chers handicapés, Béru ! Bravo ! Tu viens de relever la situation, génial inconscient ! Merveille du hasard ! L’œuf de Christophe Colomb !
Mon ami se laisse tomber sur le lit.
— Mais enfin, chuchote l’Enflure, mais enfin…
— Enfin quoi ?
— Je croyais que c’étaient des passes maniériques qu’elle leur faisait à ces cons-là !
— Bien sûr, mais probable qu’elle soufflait dessus en même temps, comme on souffle sur le brandon pour en faire jaillir le feu.
— Ah oui ? espère-t-il déjà.
— Naturellement. C’est la seule explication, Gros !
— Oui, admet tristement mon Béru, la seule !