— Bref, soupire lugubrement Béru : on l’a dans le bab’ véry profondément, mon pote. Ta môme Frida semble moins connue en Allemagne qu’en Belgique. Ses papiers étaient faux, sa carte de travail égalemently et son adresse à Köln c’était pas de l’eau de Cologne mais de l’eau de boudin. Comme si qu’elle aurait jamais existé, la gueuse ! Des lascars l’ont engagée pour assécher les claouis de Poldy et quand est-ce qu’elle a eu fini son jobe, crac, on y a étranglé le cou avec un lacet de cuir et bouclée dans une malle. L’aurait pu y moisir des années si tu serais pas intervenu. Le portrait-robot du soi-disant frangin n’a rien donné ?
— Rien ! Il faut dire que la mémoire de la vieille logeuse n’a plus l’éclat du neuf et qu’elle variait sa description du gars d’une fois l’autre. On doit donc repartir sur de nouvelles bases, mon pote.
— C’est-à-dire un cas particulier en Bochie ?
— Exactement. Celui de Bruxelles nous a permis de lever un début de piste, espérons que le second cas nous branchera sur quelque chose de plus solide…
— C’est quoi, le gus qu’a été victime ?
— Le grand patron des usines automobiles Dolorès-Gode.
Le Mastar sourit.
— Si ma Berthe le remet en course, p’t’être qu’il lui filera un petit cabriolet décapotable, histoire de se reconnaître ?
On dirait que la cupidité l’empare, Béru. Ainsi devient-on proxénète, si l’on n’y prend pas garde.
Combien de types sont macs sans s’en rendre compte ? Vous leur prétendriez, ils vous gifleraient. Et pourtant… Ceux qui ferment les yeux, qui se racontent des histoires ; se disent que si bobonne accapare l’attention de monsieur le présideur directement général c’est parce qu’elle fait sa coquette pour vous valoir les bonnes grâces de votre super-patron, vous baliser le parcours en vue de l’avancement. Macs, je prétends ! L’homme se nourrit de pain de fesse à condition qu’on l’appelle brioche. Ce qu’il veut absolument, c’est sauver la devanture. Se faire repeindre la vitrine, tant pis pour ce qu’il s’y traficote à l’intérieur.
Nous circulons dans une grosse Mercedes frétée à l’aéroport. Un chauffeur habillé d’un cuir noir et d’une casquette à fond plat pilote avec sûreté dans le flot de la circulation. Le soir descend sur Hambourg. C’est grand, c’est gris, c’est triste. On parvient en bordure d’un lac où flottent des brumailles. Béru se tient à l’avant, quasiment agenouillé sur sa banquette pour nous faire face. Pour ma part, je me trouve coincé entre la marquise et dame Berthe.
Vous n’imaginerez pas à quel point cette dernière a changé d’attitude et de maintien. Est-ce la fréquentation prolongée d’une personne de l’aristocratie ? Toujours est-il qu’elle prend de l’allure, la Grosse. S’habille dans les teintes discrètes, renonce aux toilettes tapageuses et parle peu, avec un rien de condescendance. Elle est consciente de son pouvoir, de sa mission ! La vérité ? Elle est ha-bitée ! Depuis le sous-sol jusqu’au grenier !
— De quelle manière a-t-il été incommodé, votre P.-D.G. teuton ? s’inquiète Mme de la Lune.
— C’est justement ce que nous ignorons, ma bonne et ce que j’espère déterminer.
— Vous dirais-je que je suis tout excitée à la perspective de cette nouvelle enquête ? J’y prends goût, Dieu me pardonne ! Et puis ne trouvez-vous pas, mes bien chers amis, qu’un Allemand constitue en l’occurrence du matériel exceptionnel ? Nous venons à lui dégagés de toute compassion. Moi du moins. J’ai l’âme encore résonnante des échos de 14–18 et brûlante des crématoires de la dernière. En bref, je pardonne mal. C’est mon péché le plus grave. La rancune est un sport que je pratique bien. Des aïeux tués à Reichshoffen, un frère mort devant Verdun. Une nièce réduite en fumée à Ravensbrück pour avoir commis la sottise d’épouser un Bloch, ajoutez à cela l’humiliation d’avoir dû user d’un vélocipède, moi, une la Lune, au moment de l’exode, autant de motifs suffisants pour faire de l’Allemand, à mes yeux, un individu inavouable dont jamais, en aucun cas, les malheurs ne sauraient me toucher. Ne pas en éprouver de plaisir est, à la rigueur, la forme suprême de ma compassion. Aussi vais-je à cet impuissant comme on se rend au chevet de quelqu’un qui vous a spolié sa vie durant et dont on envisage le trépas comme un très juste retour des choses.
L’auto abandonne les rives du lac pour se perdre dans les voies méandreuses d’un superbe parc.
— Y s’met bien, le Teuton, ronchonne Béru en considérant les arbres séculaires et les vastes pelouses bordées de plates-bandes. Ma poule, si t’arriverais à lui ranimer le bigornuche, c’est deux bagnoles qu’il devra abouler. Un cabriolet pour toi, et la grosse familiale à interjection dirèque pour moi. Ce s’rait poilpoil pour quand on partirait en véquende avec Marie-Marie et Alfred, le coiffeur. On aurait de quoi se traîner tout le matériel campinge, depuis le réchaud Butagaz jusqu’à la cantine à bouffe dans le coffiot…
Il abandonne ses rêves motorisés car nous stoppons devant un fantastique blockhaus en béton armé, beau comme le mur de l’Atlantique. Un personnage rébarbatif, aux mollets gainés de leggings, tenant en laisse deux chiens danois, s’approche de l’auto. Il nous demande ce que nous voulons.
— Rencontrer Herr Von Dârtischau-Klamar, réponds-je dans la langue de Goethe, bien que je la parle malement. Nous avons rendez-vous.
Le gus nous regarde comme les archers de la gestapo, jadis, considéraient les voyageurs d’un train franchissant la ligne de démarcation.
– Êtes-vous ces gens du Z.O.B. qui nous ont été annoncés ?
— Ya j’vole, mon pote, lui répond le Gros qui a compris. Drivenous à ton fureur, schnell, notre temps est précieux. Et d’abord remise tes médors que j’ai pas envie de me faire fouinasser la braguette par des bestiaux aussi peu tibulaires. Un coup de croque négligent de l’un ou des deux et t’es orphelin de tes gesticules.
Bien entendu, l’homme aux danois ne comprend rien.
— Herr Von Dârtischau-Klamar n’est pas ici en ce moment, mais je dois vous conduire jusqu’à lui.
— Où se trouve-t-il ?
— Quelque part, sur la route de Brême.
Ça ne me botte pas. Je déteste qu’un monsieur avec qui j’ai rendez-vous parte en vadrouille au lieu de m’attendre, quand bien même il s’agit d’un magnat de la construction automobile.
— Comment ça « quelque part » ? demandé-je sèchement.
— Nous le rejoindrons aisément. Donnez-vous la peine de me suivre.
Sans plus s’occuper de nous, il va à une Dolorès-Gode à carrosserie spéciale, fait grimper ses molosses dans une vaste cage aménagée à l’arrière du véhicule et décarre.
— C’est bon, suivez-le ! enjoins-je à notre chauffeur.
— Vous voyez, les manières de ces gens, soupire la marquise lorsque je l’ai mise au fait de ce qui se passe. Nous venons leur apporter le salut et ils nous attendent en faisant autre chose ! Quelle muflerie !
— Baste, dis-je, je pense que sa qualité d’Allemand ne fait rien à la chose. C’est plus à sa fortune qu’il doit cette désinvolture. Les grands de ce monde peuvent encore se permettre des fantaisies de ce genre et ils ont raison d’en profiter. Nous abordons une ère d’où sera bannie l’anecdote.
On fonce comme des dératés (cliché). Le gus aux danois frictionne, ça je vous l’affirme. Sa puissante carriole fonce comme un gros dard sur la route mouillée, nous vaporisant une purée fluide et brune sur le pare-brise. Nos essuie-glaces, branchés sur la deuxième vitesse, s’évertuent dans un bruit de scierie de long.
— Notez, dit Mme de la Lune, que l’Allemand, chez moi, a un comportement extrêmement discret. Il y vient comme à une ambassade, cassé en deux, cérémonieux, les talons en castagnettes. C’est un client facile à satisfaire. Classique en ses débordements. Ou plutôt qui déborde fort peu. Il prend mes filles de la même manière que son épouse et pousse des grognements gênés lorsque mes mutines prodiguent des caresses un peu poussées. Un prude ! Sous l’Occupation j’ai dû en recevoir beaucoup, hélas ! À croire que nous figurions comme points stratégiques sur les cartes d’état-major de ces messieurs. J’en ai vu qui ont débarqué chez moi avant même que d’être allés à la Tour Eiffel ou sur les Champs-Élysées. Bien entendu, en grande patriote je me suis très vite organisée. Ma maison est devenue un centre d’information. Il y avait des microphones à la tête de tous mes lits. De plus, j’entretenais à demeure la vérole de deux charmantes jeunes femmes qui m’ont poivré plus de gens de la Wermarcht que Von Paulus n’a perdu d’hommes devant Stalingrad. Elles avaient, ces chéries, des chtouilles d’un genre très particulier, dont le nom m’échappe… D’une ténacité folle, leurs vaillants gonocoques. Ah ! les braves bêtes ! On ne saura jamais ce qu’elles ont fait pour la cause des Alliés. La vérole aussi a gagné la guerre, mes amis ! C’est une vieille arme dont François Ier lui-même eut à connaître lors de ses guerres d’Italie et qui le vainquit. En traversant ces verdoyantes campagnes germaniques, je me plais à penser que, sans doute, des véroles parisiennes continuent d’y proliférer aimablement. Des véroles attrapées chez moi, qui sait ? Mes véroles, messieurs ! Ah, rien que d’y songer, je sens l’émotion qui me gagne ! La paix est revenue, l’Allemagne s’est redressée et domine l’Europe du haut de son mark, le blé a repoussé dans les plaines saccagées ; mais la vérole française hante encore les slips teutons, tenace comme un remords, coulante, endémique… Ah que c’est bon de penser à la présence, à la permanence de notre vieux pays pleurant dans les braguettes d’Outre-Rhin ses larmes de cierge ! Vive la vérole française ! Et que Dieu la maintienne !
Elle se tait. Et le silence qui suit a cette qualité des silences qui succèdent à un grand morceau d’orgues.
— Moi, fait Béru au bout d’une moulinée de réflexion, quéques menues chaudes-lances exceptées, j’ai jamais chopé de chtouille. Je crois que ça vient de mes hygiènes concernant la chose. Il est très rare que je me lavasse pas après avoir eu des reportages sexuels avec une personne, pute ou pas. Tenez, je me rappelle d’une fois…
Il louche sur sa Berthe dont la dignité l’impressionne.
— Mande pardon, fifille, lui dit-il, mais j’peux causer vu qu’y a prospection, depuis le temps. C’était avant de te connaître, alors tu vois ! Je f’sais mon service dans les Tirailleurs. On était en garnison à Limoges. Dans mon régiment ils s’emmanchaient tous comme du bon pain. L’arbi, sa force c’est ça : il peut se passer de nana. Pas pédoque de mentalité, cependant. Pour lui, se remiser popaul dans le tiroir d’un pote, ça n’tire pas à conséquence. C’est juste manière de se conjurer l’intime. Dès qu’il va en classe on l’entraîne à se farcir du chibroque. L’instituteur plonge à la tringlette ! Ça fait partie de l’éducation. Et ensuite c’est le patron qui calce l’apprenti. Tout à lavement, quoi ! Ces mecs, y sont gigognes ! Ce sidi, ça f’sait pas ma botte ! Questions meurses vous entendrez jamais dire que Béru a déraillé du droit chemin. La terre glaise, je m’en serais voulu d’en tâter ! Et s’il m’est arrivé de prendre ma température, je l’ai toujours fait avec un baromètre. M’v’là donc que je mets en quête d’un endroit pour. Facile, le premier loufiat venu, à un militaire, il lui indique le claque. J’y vais : un désastre ! Du cheptel de sous-préfecture ! De la radasse à te couper l’appétit. Des dondons monstrueuses comme sur les affiches du peintre qu’a dessiné pour le Moulin-Rouge. Çui qu’a des noms de villes, comment déjà : Bordeaux-Libourne, je crois ? Non, attendez : Périgueux-Lautrec ou Toulouse-Mont-de-Marsan. Je me dis : Alexandre-Benoît, faut que tu dégauchasses de la fourniture de meilleure quality, qu’autrement sinon tu vas morfondre des joyeuses. Je drague, et en causant avec un sergent de ville, j’obtiens un tuyau. Une boutique, dans la ville basse. Un tout petit bazar. Il est tenu par une jeune femme que moyennant une thune tu peux lui faire le coup du grand vizir. S’agit simplement de s’annoncer en prétendant que tu viens de la part de Dom Carlos, c’est le mot de passe. Paraît que la frangine raffolait de Pierre Benoît. Me v’là parti un matin. Très tôt, à la faveur d’une course en ville que le yeutenant m’avait chargé. Je retapisse le petit bazar, peint en rouge. Des babioles en vitrine. J’entre, une sonnette vachement musiqueuse m’accueille. Je me la souviens encore « Glinnnnn-glan », elle faisait. Une gonzesse se pointe, un moutard de six mois sur le bras. Belle personne. La trentaine à peine, bien bousculée sous sa blouse blanche. Brune ardente.
— Monsieur ?
— Je viens de la part de Dom Carlos, j’y virgule en me réprimant l’émotion.
Cette sœur, elle sortait du plumard ou presque. Y avait des odeurs accrochées à sa blouse. Ça te percutait le mental de la renifler.
Elle cesse de sourire.
— Je regrette, elle soupire, ça ne va pas être possible ce matin, mon mari est de congé.
Et de désigner le plafond d’un signe de tête.
La déception me mord le bide. Le mâle qui s’est mis dans l’idée de bouillaver, un refus ça le fiche groggy.
— Il dort ? je fais.
— Oui.
— Eh ben alors, on essayera de pas le réveiller, mon petit cœur.
— Mais il dort dans LE lit.
— La belle affaire, je murmure en la refoulant mine de rien dans son arrière-boutique, vous pensez pas que je me tourmente du confort.
Je lui montre sa table de cuisine.
— V’là un champ de manœuvres tout trouvé, mon petit cœur.
— Et si on le réveille ?
— Il sait pas que vous faites le truc ?
Elle prend une mine effrayée.
— Oh, Dieu non : il me tuerait !
— Alors soyez tranquille, on fera mollo. J’ai du doigté, de la souplesse, du maintien, le coup de rein aérien !
Bon, la môme consent. Elle place le bambino dans son youdde-pas-la et retire du gros feu le lait qu’elle avait mis à chauffer en vue de son biberon. Sa blouse, un coup de fermeture Éclair d’haut-en-bas et elle lui tombait sur les pieds. Vous auriez vu ce corps ! Dedieu de merde ! Dru, bien ferme, avec des tétons gros comme des noix de coco et beaucoup plus durs ! C’te superbe fille à loilpé dans sa petite cuisine, avec le mouflet jacasseur et l’odeur du lait… J’oublierai jamais l’impression.
— Merci ! grince Berthe.
— Ben quoi, on cause ! plaide le Gravos.
— Continuez, demande la marquise intéressée.
Et le Mastar poursuit sur sa lancée.
— Je me mets en batterie. Une séance de roi, parole ! La dame du bazar, elle devait débuter dans le boulot et elle grimpait au fade comme une petite reine. Dedieu de merde ! Ce barouf ! « Ta gueule, je lui implorais en me l’expédiant par petite vitesse, tu vas réveiller ton vieux ! » Parle à mon cul ! c’était le moment de le dire. Elle continuait de trémousser et de geindre, de lancer des petites gueulées de chienne enfermée. Je savais plus quoi fiche. Qu’à la finie m’est venue une idée : j’ai lancé une ruade au chiare. Il a dégusté ma godasse dans les gencives et s’est foutu à hurler pire que sa Baronne. De ce côté, au moins j’étais paré. Pas pour longtemps. « Glinnnn-glan » fait la sonnette du magasin. Je mate à travers la porte vitrée. J’avise une gamine. Elle se met à attendre en regardant les rayons. Moi j’active un peu, pas trop, vu qu’y a rien de plus tristounet que de se déblayer le surplus en vitesse quand on tombe sur une championne. La bazardière poursuivait ses pâmeries. La table craquait. Le gosse hurlait. « Rejoins ta base, Mec ! je m’exhortais, sinon tu vas au grabuge ! » C’te conne aurait pu ôter son bec-de-canne avant de se respirer le mien ! La fillette, au bout d’un instant, le bruit l’alerte, elle vient toquer à la vitre ! Elle ouvre, nous découvre et reste coite ! Je la revois encore : une grande gosse pâlichonne avec deux tresses.
— Qu’est-ce tu veux, quoi, merde ? je l’interpelle.
— Une gomme ! elle balbutie. Mais qu’est-ce y a, madame Ménichons est malade ?
— Mais non : je l’aide juste à pousser sa table, va l’attendre dans le magasin, tu gênes !
Elle nous regarde encore, elle écoute bramer ma bonne femme, et puis, à regret, retourne dans la boutique. Pour le coup je me presse de terminer. Le galop final ! Le stiple haie ! À dada ! Tayau au, tayau ! Oh ! la belle bleue ! Merci maman. Et v’là le travail ! J’aide la môme à se redresser. Je lui pousse la galanterie jusqu’à ramasser sa blouse.
— Mon Dieu ! elle dit, quelle histoire !
Et vite passe au magasin vendre une gomme à la petite conne.
Moi, pour le coup, je me dis « Béru, perds pas de vue tes grands principes d’hygiène. Faut t’ablutionner d’urgence pour le cas où cette grand-mère serait légèrement contaminée de l’estuaire. » D’autant que je vais vous dire : elle avait des boutons sur le ventre qui me disaient rien qui vaille ! J’avise le lait tout chaud du gueulard. J’empoigne la casserole et me fourbis le trombone à coulisse consciencieusement. C’est juste à la fin de ma toilette que l’incident s’est produit. Qu’est-ce qui m’a alerté ? Un craquement, je pense. Toujours est-il que je tourne la tête et j’aperçois la porte menant à la chambre du dessus grande ouverte. Y avait un gazier dans l’encadrement. Un naveton pas rasé, en limouille de nuit, l’air féroce, les pieds nus, pas propres. Il se grattait les miches en me défrimant comme un sauvage.
— Non, mais dites donc ! il balbutie ! Non, mais dites donc…
Il trouvait rien d’autre à dire. « Non, mais dites donc… ». Moi, j’ai le contrôle du self chevillé. En père turbabe je remise coquette dans ses appartements. Je me boutonne. Et puis je m’approche du julot. Il avait les yeux interjectés de sang ! Ça été rapide comme la foudre. Un coup de boule dans le portrait. Plouf ! J’ai entendu péter ses cartilages et le reste. Il se serait écroulé dans l’escadrin si je l’aurais pas retenu. Compatissament, je l’ai allongé sur les marches. J’ai refermé juste comme ma petite gredine revenait de la boutique.
— Ouf, elle a soupiré, cette gosse est à moitié crétine, j’espère qu’aura pas de conséquences.
— Quelles conséquences voudrais-tu qu’il y aurait, mon petit cœur ? j’ai dit en lui refilant ses cinq pions sur la table.
Elle commençait à préparer le biberon de son petit voyou. Je m’ai esbigné avant qu’elle découvrisse le méchant bleu que le lardon avait à la joue. Et aussi, avant que le croquemitaine de l’escalier sorte du coton.
J’étais triste à l’idée que je pourrais plus revenir, vu les circonstances. Je suis sûr qu’on aurait eu encore des tas de choses à se dire et à se faire, elle et moi. Par moments, franchement, la vie est bête !
Ces confidences béruréennes nous ont permis de parcourir une belle distance sur une route rectiligne lubrifiée par les embruns (à dix pour cent) de la Baltique.
Celui qui nous précède ralentit. Son bras gauche passé par la portière sémaphore pour nous indiquer que nous touchons obus.
Au bout de très peu de temps, et même d’un peu moins, il vire à gauche dans un champ très vaste au mitan duquel s’érige le chapiteau d’un cirque. De luxueuses caravanes, de forte taille, cernent la toile bleutée qui brille sous le crachin.
— Was ist das ? demandé-je sans trébucher à notre chauffeur.
— La caravane de Von Dârtischau-Klamar, mein Herr.
— Comment cela, la caravane ? m’étonné-je.
Le zig me virgule un sourire torve dans son rétroviseur :
— Ignoriez-vous que Von Dârtischau-Klamar est un enfant de la balle ? Tout jeune il était passionné de mécanique et réparait les moteurs des voitures du petit cirque paternel. Une fois fortune faite, il s’est reconstitué une sorte de cirque qu’il habite huit mois de l’année. De là il traite ses affaires. Ici, il reçoit les plus hautes personnalités. Bref, c’est son hobby. Il ne se sent bien que sur les routes et ne consent à être sédentaire qu’au plus fort de l’hiver, lorsque les intempéries rendent les routes mal praticables.
— Intéressant, admets-je sincèrement, nous sommes en face d’une très forte personnalité.
Stop !
Le gars aux leggings se dirige vers une caravane dont les dimensions me paraissent nécessiter le concours d’une voiture pilote chargée d’annoncer un « Convoi Exceptionnel ». Il gravit un perron de marbre bordé de plantes vertes, sonne… Un valet en livrée lui ouvre. Il parlemente. Nous le voyons alors redescendre et il nous fait signe de débarquer. On obtempère. Un grand dais bleu, clouté d’étoiles d’or, va de la roulotte (si l’on peut qualifier ainsi le magistral véhicule) à l’entrée du chapiteau. C’est sur ce dernier que nous fonçons, la tête rentrée dans les épaules à cause de l’aigre bise chargée de pluie. Sitôt le porche de toile franchi, des lumières nous assaillent. Bleues, rouges, jaunes ! Une vraie apothéose.
Nous pénétrons dans le cirque proprement dit, lequel se différencie des autres par le fait qu’il ne comporte qu’une piste et une immense loge tendue de velours rouge. On nous conduit à la loge. Ce luxe ! Un amoncellement de tapis, tous plus persans l’un que l’autre ! Des fauteuils somptueux, dont chacun est flanqué d’une petite table chargée de boissons et de cigares. Un homme est là. Seul. Farouche. C’est Von Dârtischau-Klamar. Chauve, le nez en bec d’aigle, le regard glacial. Un œil qui paraît de verre derrière son monocle. La pommette à angle aigu. Pas de lèvres. De grandes oreilles rougeoyantes et un cou aussi large que le haut du crâne. Il est vêtu d’un costume de velours noir dont la coupe rappelle un peu l’uniforme des bons SS de jadis. On dirait un oiseau de proie perché sur un sommet. À notre entrée il décrit une légère rotation, façon Eric Von Stroheim. Son œil écarquillé nous enregistre. Il se lève, exécute un salut rigide et se rassied.
Alors je m’approche, intimidé par l’étrange bonhomme.
— Monsieur Von Dârtischau-Klamar ?
— Exact.
— Je suis le commissaire San-Antonio, du Z.O.B.
Il a un bref acquiescement de menton.
— Charmé. Mais vous ne pouvez rien pour moi, et moi rien pour vous !
— Je suis persuadé du contraire.
Il se retourne de nouveau, à demi, me défrime sans aménité car il a oublié sa boîte d’aménité dans le tiroir de sa table de nuit.
— Vous m’étonnez ! dit-il.
— Pas encore, mais ça va venir, déclaré-je.
— Français, à ce qu’on m’a dit ?
— De père en fils, mein Herr. J’espère que vous n’avez rien contre ?
— Ach ! J’adore la France. J’y suis allé très souvent pendant la guerre, et même depuis. J’accompagnais notre Führer la première fois qu’il s’est rendu à Paris. Quel voyage ! Inoubliable !
— Je n’en doute pas, Herr Von Dârtischau-Klamar.
— Qui sont les gens qui vous accompagnent ?
— Mes collaborateurs.
— Des femmes ?
— Très efficaces.
— Parfait, prenez place. La présentation va commencer.
— Quelle représentation ?
— J’ai dit présentation, rectifie le constructeur dont le français est impeccable.
On se répand dans les fauteuils. Béru commence par déboucher un flacon de cristal dont il flaire le goulot avant de boire à même celui-ci.
Von Dârtischau-Klamar[21] frappe dans ses mains. Les lumières d’ambiance s’amenuisent. Des projos de couleur illuminent la piste. Au-dessus de nous, un orchestre attaque l’hymne allemand. Le maître des automobiles Dolorès-Gode se fout au garde-à-vous. Je me lève et fais signe à mes compagnons de m’imiter. La marquise refuse d’un farouche mouvement de tête. Béru s’est dressé, mais sa boutanche aux lèvres, il paraît sonner une charge muette.
Fin de l’hymne.
Un monsieur Loyal en habit blanc bondit sur la piste. Il fait vingt pas en direction de Von Dârtischau, se découvre et claque des talons.
— Nous avons le grand honneur de présenter à son inventeur et promoteur le dernier né des modèles Dolorès-Gode ! aboie-t-il d’une voix qui ressemble à une maladie de gorge mal soignée. J’ai nommé la 380 Sport à injection variable sur coussin thermostatique.
La musique enchaîne sur du Wagner. Un essaim de superbes filles, en comparaison desquelles les Blue-Bell Girls du Lido ressemblent à des rempailleuses de chaises négligées pénètre sur une double file. Chacune d’elles brandit un drapeau allemand et porte, en guise de cache-sexe, le sigle de la maison Dolorès-Gode qui est, comme chacun sait, un dos de main dont le médius est replié sur l’intérieur. Ces ravissantes demoiselles se rangent en cercle autour de la piste. Fait à noter : toutes sont blondes. Alors douze filles brunes paraissent à leur tour, qui halent une voiture décapotable peinte aux couleurs allemandes. Elles la tirent sur la piste au moyen de douze cordages gainés de velours bleu. Les blondes entonnent le grand air des Maîtres Chanteurs de Nuremberg en agitant leurs drapeaux. Du sommet du chapiteau, des ballons pleuvent, qui portent le nom de la marque. Moment extraordinaire ! C’est beau comme une messe de Te Deum à Notre-Dame.
— Ces bougres ne lésinent pas, soupire la marquise. Toujours ce sens du kolossal qui vous flanque des frissons. Ils s’imposent par la force. Je les hais ! Que pourrais-je faire, cher ami, pour moins les haïr ? La charité chrétienne ? Impossible ! À leur contact, je me sens devenir cruelle.
— Calmez-vous, supplié-je. Un jour tous les peuples malaxés dans une formidable fornication n’en formeront plus qu’un seul, ma bonne marquise. Un jour, l’homme ne sera enfin que l’homme.
Le chant s’arrête. Un silence solennel s’établit. Roulements de plusieurs tambours, amplifiés par la sono.
Une voix d’homme (peut-être celle de monsieur Loyal devenu invisible ?) déclare :
— Douze chevaux fiscaux !
Les choristes reprennent d’une grande gueulée mélodieuse :
— Douze chevaux fiscaux !
— Trois cents chevaux réels !
— Huit cylindres en « V » !
Chaque fois que l’homme annonce les caractéristiques du prototype, les chanteuses répètent en chœur.
— Direction assistée !
— Suspension abraco-cadabrante !
Et ça continue. À la fin, nouveau silence. Puis la voix masculine lance :
— Dolorès-Gode !
Alors les filles font le salut hitlérien et gueulent « Heil ! Sieg heil ! Heil ! Heil ! Heil ! »
Après quoi, Von Dârtischau se dresse dans un mouvement d’automate. Il pousse un portillon donnant accès à la piste et s’approche du prototype au pas de l’oie. Parvenu à la hauteur de la voiture, il lève le bras droit perpendiculairement à son corps.
Deux gracieuses personnes relèvent le capot ! Les voici qui déroulent un tuyau de caoutchouc dont l’extrémité est fixée à l’ouverture du radiateur. À l’autre bout on a ligoté un entonnoir de verre. Gravement, Von Dârtischau se déboutonne et urine dans l’entonnoir. Quand il a fini, les deux assistantes élèvent l’entonnoir de manière à faire passer l’épanchement du constructeur à l’intérieur du radiateur. On débranche le tuyau. On fixe le bouchon normal. On rabaisse le capot.
Notre étrange hôte s’incline et baise le sigle fixé sur la voiture. Il a encore un geste bénisseur.
— Heil ! Heil ! Heil ! clament les girls.
Elles décrochent les cordages ayant servi à haler l’auto. Von Dârtischau se met au volant. La musique cesse. On se retient de respirer. Il tourne la clé du démarreur. Un ronron paisible retentit, sûr, régulier, annonciateur de puissance accumulée.
On écoute ce bruit fascinant, puis les choristes entonnent un lied hitlérien dont le titre m’échappe d’autant plus volontiers que je ne l’ai jamais su. Von Dârtischau démarre. Se met à tourner autour de la piste bordée de pin-up. L’une d’elles arrive de la coulisse avec une bouteille de champagne dont elle verse le contenu sur la capote baissée du cabriolet. Aussitôt, cette dernière se lève et se met en position fermée.
— En somme, tout ça est très païen, soupire Mme de la Lune. Ce baptême de voiture, quelle indécence ! Je préfère encore les coutumes de mes ancêtres qui faisaient bénir leurs meutes. Il vaut encore mieux mêler Dieu à nos joies les plus mesquines que d’agir en ses lieu et place. Votre Von Dârtischau, doux commissaire, célèbre à son profit le culte de l’être suprême. Il ne se prend pas seulement pour quelqu’un d’exceptionnel : il se prend surtout pour QUELQUE CHOSE ! À voir ses simagrées, on n’a pas l’impression que l’impuissance dont il est frappé l’affecte particulièrement. À force d’orgueil, ce vieux nazi doit considérer cette dure infortune comme un état de grâce.
Là-dessus, Von Dârtischau exit.
La piste se vide. Des péones en livrées bleu et or se mettent à assembler les grilles d’une formidable cage. Ils agissent avec célérité, à gestes précis, sans proférer une syllabe.
— On dirait qu’la séance continue et se poursuit ? remarque le Gros d’une voix pâteuse (car il a vidé la bouteille placée à sa portée et elle contenait un whisky très âgé). On va avoir droit aux lions, pour sûr.
Notre hôte refait son apparition. Chacun l’applaudit à son passage et je m’efforce de frénétiquer des battoirs afin de compenser l’apathie hostile de mes compagnons.
— Que pensez-vous de ce modèle ? demande l’Allemand.
— Sublime ! clamé-je, révolutionnaire ! De toute beauté ! Quelles lignes ! Ce profil !
— Conçu, décidé et réalisé par Von Dârtischau ! éructe l’autre d’un ton guttural. Ah, si mon glorieux Führer pouvait voir ce qui sort de nos usines, comme il serait heureux !
Il exécute un salut hitlérien et, tête baissée, le monocle en pendule, il se recueille.
— Vous n’avez jamais eu de désagréments à extérioriser vos opinions politiques, mein Herr ? ne puis-je me retenir de demander.
Il bondit.
— Quelles opinions politiques ? Où y a-t-il opinion politique à vénérer la mémoire du plus grand homme que l’Allemagne ait connu ? Un ramassis de lâches et de poltrons l’a couvert d’opprobre et de crachats à la fin de la guerre. Il était de bon ton de brûler son image ! Chacun le reniait ! Abjurait sa foi en lui. Un peuple entier a compissé ses cendres pour se faire bien voir d’un ramassis de ploutocrates juifs dont il redoutait à juste titre la vengeance. On a cru à sa défaite, alors qu’il remportait la plus formidable des victoires ! Il devait parcourir ce chemin de Damas pour instaurer définitivement le nazisme. Il lui fallait cette apparente débâcle pour triompher plus sûrement. Il devait connaître cette fin wagnérienne, comme le bürger Jésus sa Passion afin de vivre éternellement dans notre peuple et dans le monde entier. Imaginez Herr Christ terminant ses jours en prophète embourgeoisé, replet, honoré, gavé, blanchi. Croyez-vous qu’il aurait eu cet impact sur les siècles à venir ? Jamais ! De même qu’un Hitler victorieux, dodu, chenu, podagre comme Franco. Un Hitler-à-roulettes, si je puis dire, se serait englouti dans l’indifférence et la morosité générale. Seulement il a voulu l’Apocalypse pour mieux imposer ses idées. Son message a été tracé avec du sang et du feu sur la terre et dans le ciel de mon pays, et il se remet à flamboyer pour l’éternité. L’Allemagne est florissante ! L’Allemagne est über alles ! L’Allemagne est sauvée ! Elle est devenue le phare qu’il voulait ! La puissance kolossale qu’il espérait. Et ça ne fait que commencer. La Gross Conquête est en marche !
Il se tait, car la cage est montée. Un garçon de piste lui apporte un fouet à manche d’or.
— Excusez-moi, dit-il, il est l’heure que je batte ma femme.
Il tire de sa poche une paire de gants blancs, faite d’une peau extra-fine, l’enfile posément, froidement, avec le déterminisme glacial d’un monsieur s’apprêtant à larguer un appréciable tonnage de bombes sur une population sous-développée.
— Ai-je bien compris ? lui dis-je. Vous parlez de battre votre femme ?
— Exact. Elle m’a trompée et je la châtie tous les soirs avant le dîner. Ça me met en appétit.
Il a un sourire qui découvre de l’or dans sa denture.
— Lorsque j’ai eu la révélation de mon impuissance, vous pensez bien que je n’ai rien dit à la donzelle. Je ne me souciais guère d’encourir son mépris. J’ai seulement engagé un bellâtre de cinéma pour la séduire. Le genre ténébreux à gros sourcils. Du cheveu et peu de front, l’œil de velours mais vide. Des dents de carnassier, mais fausses. Une technique standard, applicable aussi bien à la servante de brasserie qu’à la femme de diplomate. Bref, ce qui convient en pareil cas. Un séducteur professionnel séduit, comprenne qui peut. Son charme, pour frelaté qu’il vous paraisse, est garanti. Les femelles n’y résistent pas. C’est un mystère… Sans importance d’ailleurs.
« Je lui ai discrètement mis ce freluquet à portée de main et deux jours après elle l’avait entre les jambes. Il ne me restait plus qu’à savourer le flagrant délit. C’est bon. C’est exquis. Brusquement, votre épouse passe de l’état de suzeraine à celui de vassale. La loi, la morale, la religion, les mœurs, se mettent à votre disposition. Vous voilà devenu le maître absolu. Ab-so-lu ! entendez-vous ? Si les hommes mariés savaient combien cette position est voluptueuse, ils agiraient tous comme moi. C’est si simple ! Si parfait ! Si incontestable ! »
— Et vous la frappez ? béé-je.
— Je lui ai donné le choix entre ça et le divorce. Elle a préféré le fouet. Elle tient à mon nom, à son rang. À moi aussi, peut-être ?
Allez donc savoir avec les femmes ! Ou bien, plus simplement, ne déteste-t-elle pas les coups. Vous l’avouerais-je, Herr Kommissaire ? Depuis cet « accommodement », je suis heureux. Heu-reux ! Fouetter est meilleur que faire l’amour. Plus stimulant, moins fatigant. Moins niais ! Dorénavant, les seuls rapports physiques que j’entretiens avec mon épouse, sont des rapports de flagellation. Il y a un manche et une lanière de cuir entre nous. J’ai pris mes distances ! Et je tiens le manche ! Von Dârtischau n’est plus en état d’érection ? La belle foutaise : il est en état de grâce ! Je bénis le ciel de m’avoir guéri des stupides tourments de la chair, si déplaisants, si assujettissants. La gueuse m’arrachait des fortunes sur l’oreiller. Savez-vous le comble de son audace ? Vous ne devineriez jamais ! Un jour de transes, elle a exigé que je lui achète une Ferrari ! Moi, le constructeur des fameuses Dolorès-Gode, les meilleures voitures du monde, j’ai dû offrir une Ferrari à cette truie — ô faiblesse ! À présent fini tout cela. Je me suis repris. Je règne ! Je suis libre. La Ferrari ? Nous l’avons brûlée dans une clairière la semaine dernière. Au clair de lune ! Féerique ! Le vieil Enzo aurait vu ça, il en crevait ! J’ai exigé que tout mon personnel défèque dessus avant l’autodafé. J’ai contrôlé : tout le monde a apporté sa contribution. J’ai même versé une prime à une diarrhée. Ah ! Je vis ! Enfin ! À temps ! Plaise à Dieu que jamais je ne rebande, c’est trop vilain ! Mon Führer qui pratiquait l’abstinence serait fier de moi !
Deux hommes amènent une femme jeune encore, rousse, mais pas désagréable, aux formes un peu lourdes et à la mine altière. La personne porte une sorte de kimono serré à la taille par une longue ceinture d’étoffe.
Elle reste immobile au centre de la cage pendant que les deux péones se retirent. Sainte-Blandine dans l’arène ! Jehanne au bûcher ! Une noble martyre affrontant sans faiblir son destin.
Von Dârtischau pousse une porte pratiquée dans l’enceinte grillagée et rejoint sa femme. Une fois, deux fois, trois fois, il fouette le sol pour s’assouplir le poignet et faire claquer la mèche acérée. Et puis le voilà qui invective sa bonne femme. Ce qu’il lui bonnit, impossible de vous le traduire ! C’est trop rapide ! Trop fort ! Je pige pas. Déjà, faut admettre, l’allemand est une langue qui s’aboie. La colère la rend plus inaudible qu’une autre. Un Italien en pétard, ça donne un air d’accordéon. Un Arabe, t’as l’impression de renverser une brouettée de gravier sur un toit de tôle. Un Parisien, tu te marres parce que c’est riche en superbes métaphores. Même un Anglais, tu supportes. L’Allemand, tout de suite, ça devient la bande sonore d’un film de guerre. Il éructe, le monoculé. Il tonne ! Il teutonne ! Ça lui vient tout de la gargante. T’as l’impression qu’il va s’extraire les amygdales et les glavioter sur le plancher dans un écheveau de cordes vocales. Un bigntz inouï. Des fêlures de tympan, il provoque ! Des lézardes de trompes. On racorne des portugaises. On se presse les paumes dessus. Il chahute avec les décibels, l’imprudent.
— Il va tout de même pas la dérouiller, sans blague ! glafouille le Gros.
Comme pour dissiper son incrédulité, Von Dârtischau porte un premier coup à sa garce. La lanière s’enroule durement, en miaulant, autour des reins de l’infidèle. Ce vilain bruit, nous l’avons ressenti dans notre chair.
— La brute ! grince la marquise, il fouette à la cow-boy ! Chez moi, certes, il y a des séances. J’ai même une spécialiste engagée spécialement, une Brésilienne, mais la technique est absolument différente. Notre fouet stimule, il ne blesse pas. Chez ces gens-là, voyez, ça prend tout de suite un abominable côté tortionnaire.
— N’empêche, bavoche Berthe…
— N’empêche quoi ? Ronchonne son baleinier.
— Il cogne bien. Il frappe fort ! Il va p’t’être plus au radada, mais ça reste du Jules ! Regarde-moi c’t’énergie, si elle est énergique ! Ce coup de poignet ! L’épaule qui s’y met. La rotation du buste ! Ce jeu de jambes ! Et le visage du monsieur ! Un dog ! Allemand ! Écoutez, y a pas, mais c’sont des hommes, ces hommes-là ! En v’là un que j’aurais bien de la satisfaction à lui redonner ses aises de mâle ! On sent qu’il en a l’usage ! Au lit, y doit se montrer impitoyable ! Cruel dans ses plaisirs ! J’aime ! C’est la nature d’un prince. Le type qu’a pas de considération adverse. Y s’enfourrage tout le bonheur ! Un maître ! Je le devine dans ses furies ardentes, votre constructeur d’autos. Comment qu’on doit le sentir guerrier à bloc ! Râpeux comme s’il porterait une armure ! Violent à t’en crever la panse ! Les reins d’acier ! Le genou en colère. Rrran ! Et qui te fout des gnons dans le plus fort de ses péripéties ! Qui t’insulte, de même ! Te mord ! Pas par amour : par vice ! Ho, la brute ! Et puis je vais vous faire un n’aveu : j’aime les chauves ! Les vrais entièrement déboisés. On sait qu’avec eux y va se passer quéque chose ! Vous en avez qui se font tondre. Ça dénote déjà des instincts, mais ça ne vaut pas la calvitie textuelle.
— Et Alfred ? objecte Bérurier, il est dégarni de la capsule, p’t’être ? On dirait un O’Cédar !
— Je t’en prie, morigène la mahousse, confondons pas sentiment et technique !
Là-bas, dans la cage, la cruelle séance se poursuit. Mais en l’occurrence, c’est le dompteur qui est le fauve. Mme Von Dârtischau émet des plaintes acides. Depuis longtemps son kimono s’est dégrafé, découvrant ses volumes appétissants. La malheureuse tente de se protéger les points délicats avec les bras et les jambes. Elle se met en arc de cercle, fait des sauts de côté, sans parvenir à éviter les coups appliqués que lui place son mari.
Insoutenable.
— Moyenâgeux ! glapit Mme de la Lune. L’Inquisition !
Elle n’a pas le temps d’en dire davantage. Un incident dont je redoute les conséquences vient de se produire. Il est signé Béru. Le Gros, en effet, a enjambé la piste et s’est engouffré dans la cage. Il est en train d’arracher le fouet à Von Dârtischau. Je le vois porter un coup de boule dans la mâchoire de l’Allemand, lequel culbute dans le sable de l’arène. Non content de cet exploit, Alexandre-Benoît se met à fouetter l’empereur de l’automobile. Des péones se précipitent ! L’orchestre qui s’était tu, joue : « Protège-moi, mon Dieu ». Mme Von Dârtischau remet son kimono en jetant des regards éblouis de reconnaissance à son sauveur ! Je hurle un : « Béru ! Ici, tout de suite », qui se perd dans le brouhaha. Berthe fulmine. Elle conspue le butor. Le spectacle était si beau ! Lui plaisait tant ! L’émoustillait si fort… Au contraire, ma marquise applaudit.
Enfin, tout rendre dans l’ordre, ou presque. Les employés du Von Dârtischau Circus maîtrisent l’énergumène. L’industriel se relève en étanchant de son mouchoir les balafres sanguinolentes que lui a infligées Sa Grassouillette Majesté.
Il est pâle et étonné et regarde Bérurier après avoir assuré son monocle dans son arcade devenue préhensile.
— Stupide ! lui dit-il. Toute l’inconséquence française On se croit chevaleresque, on veut l’être et on n’est que grotesque. L’impétuosité s’accompagne immanquablement de gaucherie. Monsieur, je vous situe entre le clown et le lutteur de foire. Vous êtes un compromis. N’importe, je vais faire quelque chose pour vous : passer outre ! Nous nous battrons. Je suis l’offensé, j’ai le choix des armes. Nous lutterons au sabre de cavalerie, et nous combattrons à cheval, ici même, demain matin. Je vous servirai de témoin ! Cela dit vous êtes mon hôte, aussi nous oublierons ce fâcheux incident jusqu’à demain. Voulez-vous huit heures ? J’aimerais vous tuer avant de dicter mon courrier.
Bien qu’il soit plus essoufflé qu’une machine à vapeur crevée, le Gros est nullement débordé par ce langage. Il a agi dans la foulée, en étant un tantisoit beurré. À présent, la réaction se fait. Bien ! Il renifle, opine.
— Y a volte maille n’air ! Demain huit plombes on se pourfend la frite. Si vous croyez me paniquer av’c vot’ coupe-cigare, vous vous carrez le doigt dans le monoc’. J’ai servi dans les tirailleurs où que des arbis plus fortiches que vous m’ont enseigné l’art et la façon de manipuler une rapière, si tant et bien que vous risquez de vous retrouver avec la raie au milieu, malgré c’te pelade qu’impressionne tellement ma bobonne.
L’autre hausse les épaules dédaigneusement et vient nous rejoindre.
— J’espère que vous me ferez l’amitié de venir prendre une coupe de champagne dans mes appartements ? nous propose-t-il comme si absolument rien ne s’était passé, il m’en reste de l’excellent, millésimé : 1939 ! Je l’ai pris moi-même à Épernay en passant.
Les appartements auxquels fait allusion Von Dârtischau sont princiers. Sa roulotte salon, pour vous donner une idée, est en marbre blanc. Aux murs plusieurs Bruegel. La cheminée est gothique, ce qui ne mange pas de pain et l’on n’y brûle que du bois de santal. La roulotte salle à manger, elle, est entièrement meublée en Louis XIII d’époque Richelieu. Une précision : chaque caravane constitue une pièce et toutes sont reliées entre elles par un couloir amovible, tendu de velours. On obtient ainsi la reconstitution d’une maison de trente-deux pièces, plus piscine, tennis couvert, salle de gymnastique et bureau de poste. Vous parlez d’un luxe, non ? Vous avez déjà vu des extravagances pareilles, vous autres ? On croit rêver ! C’est simple : si je ne l’écrivais pas, je n’y croirais pas ! Beaucoup de gens s’imaginent qu’il ne reste plus beaucoup de grosses fortunes de par le monde occidental. Que c’est fini les débauches luxueuses, les caprices de nabab ! Ils ne supposent plus la folie dépensière que chez quéque émirs noyés dans le fuel, des sultans avec Cadillac en or massif et baignoires taillées dans des émeraudes ! « Les Mille et une Noyes » qui ont des petites giclées ultimes. Là, ils admettent un peu, parce qu’au siècle de Mâme Soleil, ce serait dommage qu’on se prive pour autant de Chère rasade !
Mais ils refusent de croire qu’il existe des bourrés vertigineux, si craquants de pèze que ça leur dégouline par les fentes. Nient l’existence des super-extra-riches qui sont obligés de se grouper dans des coins exprès, à l’abri des cupidités, pour, en toute quiétude, se torcher le conduit avec des billets de mille (suisses) ou des traveller’s qu’ils ont la flemme de toucher. Eh ben, j’ai le regret de vous déformer que ça existe, mes lapins ! J’en vois, en côtoie, en admire — car ils sont admirables, n’étant point semblables à nous. Des mecs qui se font construire d’immenses fenêtres pour jeter leur argent au travers. Des fenêtres toutes seules, plantées dans la montagne. Avec des cadres en or, des vitraux-cathédrales en pierres précieuses. Ils les ouvrent. Près d’eux y a de grands coffres-forts posés à la renverse dans l’herbe. Des coffres pleins d’or, de billets, d’actions, d’obligations, de coupons, de bons multiples. Ces infortunés fortunés y puisent à pleines mains et ils jettent voluptueusement l’argent par les fenêtres. Ils y vont d’un grand courage, si vous saviez ! Des vrais dockers ! Et encore, le docker se ménage ; parfois il rechigne ou se fout en grève. Se plaint de tours de reins ou fait des tours de cons. Le potentat, lui, il est stoïque ! Inépuisable ! Sublime dans l’effort ! Il jette, jette, jette ! Tiens, encore, encore ! Quelle merveilleuse régularité ! J’en ai le cœur gonflé de compassion ! Le regard mouillé de tendresse humaine. Le geste auguste du semeur que causait Totor ? C’est lui qui l’accomplit. Vous le verriez lancer son blé. Si abondamment, si profusément, si vite, si loin… On a envie d’applaudir. Et puis de crier « Stop ». De dire : « Non ! Arrêtez ! » Ou alors dirigez ça sur l’Insulinde, l’Afrique, la Sud-Amérique… Voire même sur Issy-les-Moulineaux où qu’on trouverait à la rigueur des clients pas trop bloqués des vertèbres pour ramasser ce qui tombe de la manne sanglante !
Seulement l’argent jeté par les fenêtres a une particularité : il ne concerne pas les autres. N’est point récupérable. C’est du pognon qui se désintègre avant de toucher le sol. Rien que son passage dans l’atmosphère : et flotttt ! Disparu ! Un phénomène parmi tant d’autres. Von Dârtischau, dans son genre, il pratique le sport en question. Fenêtre sur cour ! Il culbute son blé à tout-va. Il aime craquer l’artiche. Le réduire en poudre menue, en décoction. Ça se voit clairement dans ses débauches capricieuses. Lui, quand il t’offre le caviar, te faut une pelle de soutier pour arriver à retrouver la sortie.
Je viens de me contagier une deuxième louche d’œufs d’esturgeons, de quoi faire une omelette pour huit personnes, l’ambiance, sans être chaleureuse est du moins assez détendue, la vodka aidant. Le plus euphorique de nous tous est sans conteste Béru. Le Gros, j’ai eu maintes occasions de le constater, la vodka lui met l’âme en liesse. Faut reconnaître qu’il l’écluse comme du vin de table, à grands verres sans faux-col. Ne la pompe pas cul sec. Il a francisé la consommation du ruscoff breuvage, lui. Il boit d’un gosier tranquille et sûr. Sa glotte ponctue doucement avec un bruit de clapet docile.
Ses rapports avec Von Dârtischau, pour qui ignore l’incident de tout à l’heure, semblent au beau fixe.
— Alors, v’s avez aucune idée de l’endroit qu’on aurait pu coller c’te pile pour vous engorger les aumônières ? insiste-t-il.
— Nein, répond l’industriel. On a tout fouillé, éventré les coussins, les sièges, les matelas… Rien trouvé ! J’ai moi-même « questionné » mon personnel, personne ne savait rien. Et croyez-moi : quand j’interroge, j’interroge ! Trois domestiques sont encore en traitement à l’hôpital pour des lésions rénales ou des trépanations. J’ai suivi des cours d’interrogatoire pendant la guerre. Passionnant ! On comprend vite que les hommes ont réponse à tout. Ils croient parfois ne rien savoir, mais tous savent des choses et les taisent par manque d’à-propos. Avec un « interrogatoire en règle » on donne de l’à-propos aux discrets.
— Votre manucure ? coupé-je…
Il sourcille par-dessus son monocle.
— Quelle manucure ? Me prenez-vous pour une petite folle, Herr Kommissaire ? Je me fais moi-même les ongles.
— Suivez-vous un traitement quelconque d’ordre médical ou paramédical ?
Il hennit.
— Regardez-moi ! Du bronze ! Ma vraie fortune, c’est ma santé. J’aimerais que vous touchiez mes muscles !
Il tend son bras bandé à la marquise :
— Madame, je vous prie ?
Mme de la Lune hésite, puis pince le biceps qui lui est proposé, ou du moins tente de le pincer. Elle fait une moue chagrine.
— J’ai l’habitude de m’assurer de la vigueur de certains membres, mon cher monsieur, dit-elle, mais je m’intéresse peu au bras. Le bras ne signifie rien, il est l’orgueil des portefaix, quelque chose comme la force centrifuge (donc plutôt négative) de l’homme, alors que son sexe représente sa force centripète.
— Moi ! Moi ! Moi, j’veux toucher ! clame Berthe qui s’en ressent comme une follingue pour l’Allemand.
Von Dârtischau lui donne satisfaction, tout heureux de trouver acquéreur pour ses biscotos d’airain. La Gravosse roucoule des « Rrrrhâaaa » d’orgasme en le palpant qui le font s’épanouir d’aise.
— Ce qu’il est fort ! Ce qu’il est dur ! On dirait de l’acier ! Je vous jure : de l’acier, textuel !
Son bonhomme grogne en se servant un verre de Moscowskaïa :
— Si c’est pour se coltiner un lézard crevé dans le kangourou, tu sais, ma poule, vaudrait mieux qu’y soye moins métallique des brandillons et plus ferme sur les prix dans la région des Basses-Alpes. À quoi ça te sert d’avoir des muscs de briseur de chaîne si, au plume, t’as le grognard indolent ? Rappelle-toi Evariste, not’ voisin d’espalier ? C’t’armoire ! Ces pectoraux ! C’te ceinture à bedonminale ! Il tordait une pièce de cinq francs av’c ses doigts, seulement question bourre-bourre il jouait relâche pour transformations et sa bergère était obligée de se rapatrier sur les livreurs pour pas s’entartrer le glandulaire.
Il désigne Von Dârtischau d’un geste impudent terminé par son couteau à poisson (dont il n’a pas encore découvert l’emploi).
— M’sieur, ici présent, je te concerne qu’il est bel homme, avec de l’allure et tout. Seulement oublie pas son avarie de machine, ma poule. Il flanche des réacteurs, Von ! Pas vrai, Von ? Il a les contrepoids en ballottage ! Tout ce qu’y peut t’interpréter c’t’une tyrolienne de broussaille. Et alors, ça t’avance à quoi un gus qui te chante le « Pâtre des Montagnes » sur gazon et qu’est pas foutu de te passer à l’estincteur ensuite ? Mmmm ?
— Nous allons remédier à cela ! roucoule la Baleine en rougissant.
Ah, la jolie pâquerette ! La douce infirmière ! Sœur Loloche ! Mam’zelle de Régalard au service de l’humanité en péril !
— Ma chère ! exclame la marquise en lui faisant les gros yeux ! Un peu de retenue, je vous en prie !
Notre solide virago donne immédiatement de la voix, de la hanche et du téton. Chez Berthe, la colère part toujours de la mamelle. Elle est illico en rogne du nichemard, Berthy. On lui aperçoit dare-dare des tempêtes vlaminckiennes sur les mamelons. Elle durcit de l’embout ! Se dilate la gorgette.
— Mande pardon ? Siouplait ? Vous sous-entendez quoi t’est-ce, marquise ? Je devrais pas prêter le concours de mon assistance à ce monsieur sous prétexque qu’il serait Allemand ! Vous causez sérieusement ou si c’est seulement un peu de boutade qui vous monte au nez ? J’ai le miraculage de pouvoir guérir ce malheureux et je refuserais de le sauver ! Mais vous me prenez pour une criminelle meurtrière ! Une femme dénaturalisée ! Un monstre, quoi ! Alexandre-Benoît, quoi, merde, dis quéque chose au lieu de t’empiffrer comme douze gorets !
Pris à partie, le mari se veut magnanime.
— Elle a raison, mâme la marquise, déclare-t-il. Elle peut pas se permet’ de faire des différences. Tout le principe est en jeu. C’est comme si sur un champ de bataille, le major n’opérerait que les mecs que leur tête lui revient ! Tu t’occuperas de Von, Berthe ! Que si demain, à notre duel, j’y décapsule le couvercle, il ait retrouvé sa faculté de mâle avant de clamser.
Jusqu’alors, l’Allemand a suivi le débat en silence. Comprenant mal son objet, il sollicite des explications.
Je les lui donne en termes concis. Alors c’est à son tour d’exploser. Il se fâche, et sa colère prend un chemin imprévisible.
— Me soigner ! hurle-t-il. Me guérir ! Mais il n’en est pas question ! Jamais ! Je vous l’ai dit : je suis bien trop heureux à présent. Et vous voudriez saccager cette félicité ? Vous voudriez me replonger dans la sinistre cohorte des martyrs du sexe ! Ah, non ! Surtout pas ! Au moment où je réalise pleinement ma vie ! Où je la contrôle ! Ce serait du vandalisme ! De la mutilation ! De l’agression contre la personne humaine ! Pendant des décades et des décades j’ai vécu sous la coupe des femmes : de la mienne et d’un tas d’autres ! Un sexe durci est une anse par laquelle ces chiennes nous saisissent et nous emportent ! Une manette, qui actionne non pas nos bourses, mais NOTRE bourse ! Vous avez déjà vu leurs regards goguenards lorsqu’elles nous ont convertis en obélisque ? Cet air triomphant qui les éclaire du dedans ! Cette sûreté dans la voix ! Cette préciosité du geste ? Ah, les félines ! Comme elles nous asservissent sûrement ! À présent elles n’ont plus de prise sur moi, je leur ai échappé. Je ne suis plus maniable ! On m’a rendu insaisissable ? Vu ? In-sai-sis-sable ! J’ignore qui et dans quel but, mais le résultat est là : miraculeux ! Von Dârtischau est devenu le führer de son destin ! Alors qu’on le laisse jouir de sa dévirilisation ! Je vous salue !
Et il quitte la table dans une colère blanche.
— Cet homme est un névropathe, assure la marquise de la Lune. J’ai connu un cas à peu près semblable dans les années 50. Un quadragénaire antipathique qui venait chez moi pour n’y rien faire. Il réclamait seulement un poste de guet. Des voyeurs, nous en recevons beaucoup. En général leur contemplation n’est qu’un prélude. Une mise en train (si je puis dire) au même titre que la lecture d’un ouvrage érotique. Mais l’homme dont je vous parle ne faisait rien d’autre que de regarder et de rire. L’idiot s’esclaffait comme à un film de Buster Keaton. Je déteste cela. L’amour n’est pas une chose drôle. Rire de l’acte sexuel, c’est se moquer de Dieu, voilà pourquoi je réprouve certains spectacles par trop dépouillés où le sexe est ravalé au rang d’accessoire de cotillon. On use du pénis comme d’un mirliton, d’un faux nez ou de confettis. C’est dégradant ! Donc, mon voyeur voyait, riait et partait. J’ai fini par le presser de questions malgré ma règle de discrétion. Il m’a déclaré qu’il était impuissant, fier de l’être, et qu’il venait regarder s’ébattre les autres pour se mieux convaincre de sa supériorité. Je l’ai chassé car si je comprends les vicieux et admets les pervers, je déteste en revanche les amoraux. Si m’en croyez, bon commissaire et ami, abandonnons ce cas allemand pour passer à un autre. On ne gagne rien à la fréquentation d’un fou. Notre visite ici sera négative. Il n’importe la manière dont on a traité cette brute délirante, elle est satisfaite de son inertie, laissons-la donc à sa mollesse pour voir des gens plus soucieux de leur devenir sexuel.
Elle finit de toaster son caviar, grignote la tartine craquante avec des minauderies d’incisives et s’enferme dans un mutisme qui ne lui sied pas.
— Moi, déclare Béru après un soupir que je soupçonne être un rot travesti, moi je vais vous dire : on peut se payer une expérience valabe avec Cézarin.
Il crachote quelques grains de caviar qui ponctuent la nappe immaculée de sous-préfectures inattendues.
— Quelle expérience, Gros ? encouragé-je gentiment.
— Suppose que ma Berthe lui redonnasse sa virilité, il fera un foin du diable. Les ceuss qu’ont décidé de lui débrancher le bigounot en auront des vents et remettront ça. Pour lors, si on resterait à l’affût de la mode, on risque de leur mettre la main dessus en plein fringant du lit !
Il y a toujours un germe de raison dans les démonstrations de Pépère. Pensez-y, mes adorables, vous admettrez que ce qu’il suppose n’est pas sot.
— Seulement voilà, soupiré-je, Von Dârtischau est résolument réfractaire à ce genre d’expérience. Tu l’as entendu ? Il est heureux comme ça et se fâche jusqu’à la moelle quand on lui propose de le guérir.
— Te caille pas la laitance, Mec. J’ai mon idée, affirme la Massue. T’as toujours sur toi les petites pilules qui font dormir les pas dormeurs ?
— Oui, mais…
— Donne-moi-z’en une !
Faut savoir laisser filer le câble, parfois. Un Bérurier déterminé est plus efficace qu’une séance à l’Académie.
Je cueille une sorte de petite graine incolore — ou presque, car exceptée votre personnalité, rien n’est vraiment incolore — dans le tiroir secret de mon revers de veston et la remets au Gravos. Il vide une boîte d’allumettes pour en faire un écrin à la menue capsule.
— Dès aussitôt après que j’aurai casse-grainé le rosbif, je m’occuperai de c’te question av’c ma Berthe. On est bien d’accord là-dessus, ma p’tite colombe ? demande l’Enflure en caressant les bajoues de son brancard.
— Ben alors, Alexandre-Benoît ! roucoule la « colombe ». Tu commandes et job-ton-père ; j’sus ta femme, non ?
La nuit allemande, tout illuminée par ses hauts-fourneaux, là-bas dans les confins, est sédative comme un bain de pieds de moutarde. Le Von Dârtischau-Circus dort. Je regarde l’immense caravane blottie en coquille d’escargot sous la lune, et j’attends.
Les Bérurier œuvrent.
Ils se sont fait indiquer la roulotte-chambre de ce grand pionnier de l’automobile et y ont pénétré après avoir quelque peu parlementé avec le valet de Von Dârtischau-Klamar[22].
Le temps s’écoule dans l’humidité solennelle de la clairière. On entend parfois le cri d’un oiseau de nuit ou le froissement d’une branche. Je pense à Félicie, toute seule dans notre petit pavillon de Saint-Cloud, à l’ombre des grands immeubles nouvellement bâtis. Elle souffrait d’une grippe lorsque je suis parti, la dernière fois. « Ce n’est rien, mon grand », m’a-t-elle assuré en m’embrassant. N’empêche qu’elle avait les yeux brillants, le nez rouge et les tempes chaudes. Elle toussait. Contre sa volonté, en douce, j’ai tubé à notre toubib de famille pour lui demander de passer la voir. M’man, on la laisserait faire, elle ne se soignerait jamais. Elle appartient à cette catégorie de gens qui ont honte d’être malades. Pour Félicie, garder le lit est une espèce d’indignité. Ah, ma chère vieille, si tu savais comme je te dépêche des ondes tendres, depuis ce cirque de maboul ! Tu me manques. Tu m’auras manqué toute la vie, par appréhension… Car le bonheur de t’avoir est toujours corrompu par la perspective de te perdre.
Des clameurs retentissent !
Des lumières se mettent à foisonner. Le « camp », si l’on peut appeler ainsi le caravaning de Von Dârtischau, est tout à coup empli d’une sorte de tonnerre fou qui roule et tourne en tous sens, s’enflant démesurément, chassant le sommeil et l’obscurité. Des gens en tenue nocturne s’agitent, se bousculent, s’interrogent, se répondent par des questions. Je quitte ma roulotte pour me pointer aux nouvelles. Elles ne sont pas brillantes.
Le couple Bérurier est au bas du perron de la caravane-chambre-à-coucher du magnat. On dirait Adam and Eve chassés du paradis terrestre. Dressé dans l’encadrement de la porte, en pyjaveste, Von Dârtischau est là qui trépigne, et hurle, et gronde et menace ! Comment sa gorge peut-elle résister ? Ceci ferait l’objet d’une étude pour des oto-rhinos.
— Crapules ! Misérables ! Assassins ! crie l’industriel (en allemand issu de germain). Je vous ferai fusiller ! Qu’on les arrête ! Schnell ! La gestapo ! Interrogatoire ! Jugement d’exception ! À mort ! Pan ! Pan ! Pan ! N’oubliez pas le coup de grâce ! Faites-les parler ! Arrachez-leur les yeux, les dents, la langue ! Mettez de la poix en fusion dans leurs anus ! La baignoire ! Je vous l’ordonne, pour tous les deux ! La baignoire de paraffine ! Les électrodes ! Schnell ! Et des bûches de bambou sous les ongles ! J’y mettrai le feu moi-même ! Placez-les dans de la chaux vive ! Pendez-les par les pouces ! Non, attendez, on va leur ouvrir le ventre et le remplir de poivre en grains après l’avoir vidé ! Pas en grains. : moulu ! Je porte plainte ! La police ! Voies de fait sur ma personne ! Sales Français ! Cochons de Français ! Boucs de Français !
C’en est trop. Bérurier remonte le perron et tire une praline au menton de Von Dârtischau.
— Ménage tes espressions, bougre de vieille guenille ! dit-il sévèrement.
Comme par enchantement, le personnel qui se pointait s’esbigne. M’est avis que ces gens ne sont pas mécontents de voir corriger leur tyran pour la seconde fois consécutive.
— Sans blague, s’emporte Béru, on redonne à c’t’endoffé la vigueur du ciment armé (là, il remonte le pyjaveste du gars foudroyé pour prouver ses dires, et de fait les prouve de façon impressionnante) et au lieu de nous offrir une de ses chignoles à la con en manière de remerciement, il nous engueule comme si on serait un ménage de merlans avariés ! Non, mais ! Non, mais ! Non, mais ! faut être un vieil enviandé de nazi hitlérien pour se permettre ! Ses guindes, il ira les construire à Charenton, ce macaque ! Il a autant de cheveux qu’une tête de manche à gigot et y s’permettrait d’insulter la France dont j’ai l’honneur de représenter ici, moi et mes amis ! La France, elle t’emmerde, hé, Dugland ! La France, elle trique, elle ! L’a pas besoin qu’on lui fisse du beau-gosse-mollesse pour avoir un retinton de vigueur ! La France, elle baise, mon pote ! Ses cinquante millions de Français se foutent en rang pour te tirer un bras d’honneur. Et si tu serais pas content, ils t’en poussent long commak en guise de thermomètre !
Il redescend les degrés de marbre et présente un bras galamment arrondi à son épouse.
— Viens, ma Blanchette, viens, ma goutte de rosée, lui dit-il. Ce pas beau est indigne de ce dont tu viens de faire pour lui. Elle a raison, la marquise : moins l’Allemagne godera, mieux ça vaudra.
— Que s’est-il passé ? m’enquiers-je en abordant les deux amoureux.
— Ah ! t’es là ! enregistre Alexandre-Benoît avec satisfaction. Figure-toi qu’on a eu un pépin sur le parcours. Pour commencer, tout fonctionnait comme dans un bain d’huile ; je me fais recevoir de ce vieux peigne, je lui cause du duel de demain comme quoi je préférerais qu’on ne se bâtisse pas à cheval, vu que depuis la ferme à mon vieux, j’ai jamais remonté sur un canasson. Il me dit qu’il va réfléchir, bon, très bien, tout ça… Moi j’écrase ta pilule avant de gerber et au bout des trente secondes réglementaires, ma Berthe me remplace dans son gourbi et le trouve endormi. Elle profite du fait pour entreprendre ses petits travaux de plomberie. Pour la troisième fois : the miracle ! V’là mon Von qui se paie un mât de Gascogne module Hercule. J’entendais Berthy qui exclamait de satisfaction, la brave petite. Mais le Teuton bigornait si fort du brise-jet que ça le réveille. Le con se tâte Il constate ! Cette sirène ! L’évacuation générale du barlu, il sonne ! Des gueulanches à n’en plus finir ! Se met à rebuffer ma Gazelle, puis moi qu’attendais dans le dressingerome. Nous vire à coups de savates ! La crise…
— J’ai entendu, coupé-je.
— Tu vois, murmure Béru. Quand il nous déballait ses théories dans la soirée, comme quoi il préférait rouler sur la chambre à air plutôt que de brandir de la bannière, je me disais in petré : cause-toujours, mon lapin. Lorsque tu te retrouveras avec un périscope façon Nautilus-retour-de-la-banquise, t’allumeras les lampions. Comme quoi je me gourais, hein ? Que veux-tu, y sont ainsi… C’est des gens, tu leur donnerais l’Alsace-Lorraine, y te demanderaient si on a bien vidé les chiottes avant de partir !
— Vous n’allez pas laisser perpétrer un tel assassinat ! s’écrie la marquise. Partons !
La chère femme est révoltée à la perspective de ce duel.
Faut admettre qu’il y a de quoi. Il roupillait comme la Loire, Béru, lorsque les valets de Von Dârtischau sont venus nous réveiller. Duel à 8 heures ! Le P.-D.G. de Dolorès-Gode y tient. Plus que jamais !
— Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel affront !
— Voyons, m’exhorte Mme de la Lune, votre ami, de son aveu même, ne sait pas se tenir à cheval. Il sera massacré, fendu comme bûche ! Et vous supportez cela ! Vous trouvez que ces gens ne nous ont pas fait assez de mal, commissaire ? On doit allonger la liste de leurs victimes ? Pourquoi ? Pour le bon plaisir d’un fou sanguinaire ? D’un maniaque ? Car votre Von Dârtischau n’est qu’un malade, vous le savez bien !
Je hausse les épaules.
— Béru est libre de décider, fais-je.
L’intéressé, pour l’instant, trempe des tartines beurrées dans un café au lait. Il rêvasse. Nulle appréhension chez cet être de bien. Il est paisible et sans peur.
— Vous cassez pas, marquise, murmure-t-il en enfourrant vingt-cinq centimètres de pain dans son clapoir (car Béru aime à parler la bouche pleine, à croire que ça facilite les pirouettes de sa pensée). Vous cassez surtout pas. Bourrin ou pas, j’y filerai son avoinée au Chleuh ! Qu’on se rattrape un peu de 40 quand on en a l’occase, quoi, merde ! Mon pauv’ père, en juin 40, il a rien pigé à ce dont il lui survenait. Versé dans la territoriale, il se tenait loin à l’arrière des lignes françaises. Sans avoir remué d’un mètre, il s’est trouvé tour à tour en première ligne, et puis à l’arrière des lignes allemandes !
— Il y a là évidemment de quoi vous tarauder l’hypophyse, convient la marquise. Mais vous ne devez pas pour autant affronter ce monstre, cher bon Bérurier.
— Y m’a provoqué, j’me défroquerai pas devant cézigue ! tranche le Gros. Si je me dégonflais, je crois que j’irais me cacher dans une île déserte, comme Robinson Crusoé.
La vieille dame sourit avec indulgence.
— Il n’existe plus d’île déserte, mon pauvre ami. Et si Crusoé revenait dans la sienne, il trouverait un Hilton à la place de sa cabane et ces messieurs et dames du Club Méditerranée sur sa plage. Ah ! chère âme, vous possédez encore la fougue de la jeunesse et vous avez confiance en vous ! C’est le bien le plus précieux dont un homme puisse disposer en ce monde, la confiance en soi. La confiance est une tolérance. L’individu qui se tolère est puissant. Vous verrez comme l’âge détruit tout. Lorsqu’on est vieux, il ne vous reste plus que la classe, aussi faut-il s’efforcer d’en acquérir. À partir de quel âge commence-t-on d’avoir un passé ? J’ai beau regarder en arrière, je ne parviens pas à me prononcer. Sans doute est-ce à dater de l’instant où meurent autour de vous des gens familiers ? Et encore… On se passe si bien des gens qui ne vous sont pas indispensables. Je dois vous sembler pessimiste ce matin, c’est que je crains pour votre vie, mon cher. Vous êtes un brave homme et il en est si peu d’authentiques.
Elle parlerait longtemps encore, notre bonne marquise, si les sbires de Von Dârtischau ne venaient quérir Béru pour le duel.
Le Gros vide son bol et se lève.
— Attendez ! s’écrie Mme de la Lune.
Elle dégrafe rapidement son corsage et remonte des profondeurs de sa gorge fanée un scapulaire noir.
— Faites-moi plaisir, Bérurier : portez cela sur vous pendant votre combat. Il contient une relique qui, je le sais, vous protégera.
Béru a un sourire humide et son œil frise.
— Pas besoin, ma marquise, dit-il… Pas besoin…
Il fait saillir son biceps droit et déclare en le tapotant de sa main libre :
– Ça, oui, c’est de la relique ! Garantie pur sucre !
— Que nenni, mon brave ! Ne jouez pas à l’esprit fort. L’incrédulité est un luxe que l’homme n’a pas les moyens de s’offrir.
Dompté par l’autorité de notre amie, le Gros passe la chaînette à son cou de taureau.
Anxieux, nous le suivons.
Cela ressemble à un film historique.
Henri II et Montgomery. Des péones en tenue bleu et or tiennent par la bride deux superbes palefrois (comme quoi le bonhomme évolue. Autrefois je n’aurais pas manqué d’ajouter « qui n’ont palefroi aux yeux ». Eh ben maintenant je me retiens sans trop d’efforts. C’est un signe, non ?).
Bêtes superbes que ces chevaux ! Noirs ! Le poil luisant ! Une sellerie de cuir rouge cloutée de cuivre. Des pompons aux œillères, la queue coiffée en chevelure d’écuyère.
Nous prenons place dans les gradins (là aussi, j’aurais ajouté un truc dans le style « gradins dauphinois » ; ce qu’on peut changer tout de même ! J’ai honte. Quand je vois comme la littérature vieillit mal, je me dis : « Faut-il que les classiques aient été intelligents pour ne pas avoir l’air con de nos jours ! »)
À peine sommes-nous assis que les deux antagonistes font leur apparition. Béru en tenue de tous les jours, sauf qu’il a roulé le bas de ses pantalons dans ses chaussettes dépareillées ; Von Dârtischau en tenue de piqueur. Si vous le verriez avec ses culottes blanches, sa veste rouge, sa bombe, vous en prendriez des vapeurs, mes belles ! Pour le coup, oui, le monocle lui va bien, le complète. C’est rien, un monocle : un verre de montre, et pourtant ça te change la physionomie d’un individu. J’en sais, en France, tenez, ils se carreraient un carreau dans le lampion, ça leur améliorerait la frite. Vous prenez n’importe qui, au hasard, sans chercher… Tenez : M’sieur Maurice Schumann for exemple. Eh ben j’suis certain qu’avec un monocle, il aurait moins l’air comme ça. Et d’autres, beaucoup d’autres que leur liste ferait longueur si je la publierais ici ! Moi j’en ai connu plusieurs monoculés, franchement, ils avaient pas la mentalité de tout le monde. C’étaient des mecs en marge : la gentry de la rondelle. Un surtout, je me rappelle. Je dirai pas son nom bien qu’il soye mort. Je l’avais surnommé « La rondelle du Faubourg (du faubourg St-Germain, sous-entendu). Un soir qu’on déambulait, beurrés comme trente-six tartines le long des quais, à se réciter du Baudelaire, le vent soufflait si fort et tant à rebrousse-poil qu’il lui arrachait son vasistas de la lucarne. Bon, une première fois on entend « cling » v’là le monocle en poudre sur le trottoir ! Mon ami (c’était un vieil ami à l’époque, alors qu’à présent c’est juste un souvenir) sans se départir de son calme ni s’arrêter la déclamance, il puise un autre monocle dans son gilet et se l’assujettit.
On continue sa route.
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Nouvelle bourrasque.
Re-cling.
Et de deux !
Mon compagnon, sans sourciller (c’est le cas de le dire) prend un troisième monocle dans une autre poche de son ventral.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Nouveau cling !
Il se palpe, déniche encore un monocle et me prenant par le bras me déclare :
— Allons nous mettre à l’abri dans ce café, là-bas ; c’est mon dernier !
C’était un type pas banal, j’atteste. L’un des ultimes représentants d’une espèce totalement disparue et qu’aurait plus sa place dans les jours d’aujourd’hui.
Vous verriez la manière dont l’industriel à califourchonne son bourrin ! Presque de la haute-voltige. Ça n’en est pas à cause qu’il se retient, par élégance. Mais cette prestesse, madoué ! Vzzouttt ! Le voilà en selle. Berthe en a un râle de la gorge.
— Quel homme ! elle soupire ! Cette classe, bordel de Dieu, ! C’t’élégance naturelle ! On dirait le chevalier de Robespierre, ou bien le Prince Charles ! Eric Vend-ce-troën !
— Van-Van la Tulipe ! lui soufflé-je sardoniquement.
— Oui, accepte-t-elle avec reconnaissance. Qu’est-ce v’v’lez : Allemand ou pas, faut s’incliner. Et c’t’homme majuscule aurait voulu rester impuissant !
Von Dârtischau attend son antagoniste en flattant l’encolure de son cheval pour le faire tenir tranquille, car l’admirable animal a le sang chaud (ici je m’en serais voulu de ne pas ajouter « Pança »). Les aides s’activent pour aider le Gros à se jucher mais ils ont eu beau lui descendre un étrier, Sa Majesté ne parvient pas à enfourcher sa monture.
— Merde, il est trop haut, vot’ gaille ! fulmine mon copain. Faut la grande échelle de la caserne Champerret pour grimper dessus ! Un escalier roulant ! Un monte-charge ! J’eusse préféré un p’tit poney, même un bourricot. Quéque chose que je puisse atteindre les pédales, quoi. Tenez : un vélo. Si votre crâne rasé voudrait, je le prends à bicyclette ! Alors, là oui, la bécane, ça me connaît. J’ai démarré dans les agents cyclistes.
Il se tait car les deux hommes lui font la courte échelle. Ils le propulsent si violemment que Béru bascule de l’autre côté de sa monture et s’affale dans la terre molle de la piste. Il se relève furieux et bondit sur les deux gus.
— Non, mais en v’là des manières ! On joue pas au rugueby, sans blague ! Ni au basket-bol. Qu’est-ce y vous prend de marquer un panier avec moi pour ballon ! En v’là assez suffisamment commak ! Filez me chercher un escabeau tout de suite, sinon je fais un malheur.
Von Dârtischau, méprisant, traduit. L’un des aides se précipite en coulisse et revient avec l’ustensile souhaité. Béru le dresse alors près du cheval.
— Tenez bien vot’ bestiau, surtout, recommande-t-il. J’sus pas Zorro. Moi, quand je me mets à calif-fourchu c’est sur un tabouret de bar ! Bon, allez, zou : je grimpe dans ma carlinge.
Il se juche et exprime sa satisfaction.
— Ouf ! Bon. Je pense que ça va coller, vous pouvez larguer les amarres, mes drôles ! Attendez… Aidez-moi à passer mes nougats dans les cale-pieds. Le coup de l’étrier, là aussi, c’est dans les bars que je le réussis habituellement. Bon, v’là… On se sent mieux. Bon Dieu que c’est haut ! Si je serais dehors, j’apercevrais sûrement le Sacré-Cœur. Passez-moi sa laisse, au bourrin. Merci… Bien, parfait… Bougez pas, que je me souviensse… Le guidon, c’est à gauche pour à gauche, à droite pour à droite ; et quand je veux freiner je tire à moi le gouvernail de profondeur, hein ? Tandis que pour avancer, j’y talonne la brioche. Si vous permettriez, m’sieur Von, j’aimerais me payer un p’tit tour de manège, façon de me faire un cul, de même qu’on se gargarise au muscadet le matin pour se faire un palais.
Joignant le geste à la requête, Bérurier sollicite son coursier. Trop brutalement sans doute. Le cheval fougueux s’élance. Le Gros n’a que le temps de se coucher sur l’encolure et de se cramponner aux branches. Il accomplit un tour, puis deux ! Von Dârtischau jette un ordre et le cheval stoppe. Alexandre-Benoît retrouve tant bien que mal son équilibre.
— C’est fend-la-bise, déclare-t-il. Tu parles des démarrages ! Une vraie Ferrari ! Vous avez vu comment j’ai piqué de mes deux ? Je peux me permettre l’espression, maintenant que vous avez retrouvé l’usage de vos sœurs siamoises. Bon, on attaque ?
L’Allemand fait signe à ses sbires. Les aides apportent un sabre à chacun des cavaliers. Les lames luisent crûment dans la lumière des projecteurs. La marquise de la Lune se signe.
— C’est beau, souffle Berthe, on se croirait au temps de Louis XV, quand Roland de Roncevaux, le neveu à Charlemagne, se battait contre Saint-Barthélemy et qu’il lui a crevé l’œil.
Elle met ses mains en porte-voix et lance à son mari :
— Sandre ! Oh, Sandre ! Mets tes lunettes de soleil !
Comme quoi, malgré ses écarts, ses frasques et son bouillant tempérament, Mme Bérurier demeure une épouse attentionnée !
— Paré ? demande Von Dârtischau.
— Paraît ! rétorque Bérurier.
— Alors… EN AVANT ! ouragante le P.-D.G. de chez Dolorès-Gode.
Il charge !
Béru talonne son cheval. Il est admirable sur son alezan sauvage, mon cher Mastar. Chaud-froid de Bouillon s’en allant à la Croisade ! Sus aux hérétiques ! Il a mis sabre au clair ! D’une main il s’efforce de tenir les brides. On se croirait à Marengo ! Les deux lames dardées foncent à la rencontre l’une de l’autre. Le choc risque d’être impitoyable. La sûreté de Von Dârtischau déséquilibre le combat. Ce salopard va trancher la gorge du Gros, c’est couru. Trop préoccupé à maintenir son équilibre et à brandir sa rapière, le Dodu ne voit pas la pointe du sabre arriver vers sa glotte. Seulement n’oubliez pas une chose, les gars : il porte sur soi le scapulaire de la marquise. Non, rigolez pas, l’heure est trop grave. Figurez-vous que le scapulaire ballotte sur sa poitrine, au bout de sa chaînette. Tout va si vite qu’il faut le repasser au ralenti pour en prendre vraiment connaissance. Les instants ne sont jamais aussi rapides qu’on le suppose. Accomplir un action vite ou lentement revient au même. Du moment qu’elle EST ! qu’elle s’inscrit dans la vérité du temps. Pépère fait un faux mouvement (il en exécute du reste une flopée). La boucle ouvragée du pommeau de son sabre accroche la chaîne du scapulaire. Comme il brandit l’arme, ça lui tire la tête en avant. Le voici déséquilibré. Il tombe à la seconde précise ou Von Dârtischau allait lui planter sa ferraille dans les amygdales. Attendez, ce n’est pas fini. La chute du Mahousse s’opère de bizarre façon. Il a toujours le sabre dardé. Sa lame, par un hasard propice, glisse contre le flanc du cheval adverse et s’engage sous la sangle maintenant la selle. Vous mordez le développement de la chose ? Le poids (considérable) d’A.-B.B. pèse durement sur la lame, laquelle tranche la sangle d’un coup sec. Pour le coup, la selle pivote et tombe, entraînant son cavalier. Von Dârtischau part en avant. Sa physionomie percute le rebord de ciment de la piste. On entend un « blooonggg » inquiétant ; l’empereur de l’automobile reste aussi immobile qu’une escalope dans un réfrigérateur. Quant à l’ami Bérurier, il se redresse. Indemne ! Ô miracle !
— S’cusez-moi, mâme la marquise, halète-t-il, mais je crois bien avoir cassé la chaîne de votre crépusculaire.
— Dieu en soit loué ! s’écrie la chère dame, infiniment pâle ! car c’est grâce à elle que vous fûtes sauvé !
Je vais rejoindre les combattants sur la piste. Il s’est fait éclater le pif, Von Dârtischau. Et son monocle s’est broyé dans son orbite, ce qui lui occasionne un œil gros comme mon poing. Le raisin lui pisse de la vitrine à gros bouillonnements. Il bavouille ses dents : des vraies, des fausses, pêle-mêle. Cela dit : pas la moindre plainte.
— Celui-là n’est pas tombé loin, mein Führer ! glapote le bonhomme. Heureusement que nous étions dans le bunker !
— Qu’est-ce qu’y cause ? s’inquiète Béru.
— Il délire, le choc l’a rajeuni d’une trentaine d’années.
— Pas physiquement, en tout cas, note le Terrific. C’te fois, je crois plus que Berthy aura des vapeurs : y ressemble à un croisement de Frankenstein et d’un steak tartare.
La voix abhorrée de son adversaire achève de redonner sa lucidité au Teuton.
— Vous avez gagné cette manche, dit-il, mais nous nous battrons encore, la prochaine fois ce sera à la dague !
Béru hausse les épaules.
— Hé, dis donc, Von. Tu crois pas que j’ai que ça à branler de te donner des leçons de duel ! Ou alors tu m’engages au mois, Mec. Mais qu’est-ce tu fiches, San-A ? m’écrie le Vainqueur.
Ce qu’il fait, votre commissaire bien aimé, mes Toutes ?
Ce qu’il fait ?
Son métier.
Ni plus, ni moins.
Toujours le regard prompt, le San-Antonio. Œil de lynx, détective !
Il s’est agenouillé dans la terre noirâtre de la piste, au mépris de son beau complet et il examine la selle de Von Dârtischau. Celle-ci gît à la renverse, découvrant son garnissage interne. À l’endroit où elle s’incurve, la toile grise a crevé sous le choc, because un petit objet dur qui se trouvait logé dans le rembourrage. Cet objet, je l’extrais prompto de la selle. Vous avez déjà deviné sa nature ? Je le vois à votre regard frémissant. Eh bien oui, Françaises, Français il s’agit bel et bien d’une nouvelle pile au couillognum.
Inouï, hein ?
Vous êtes contents ?
Un qui l’est, en revanche, c’est Von Dârtischau lorsque je lui explique la manière dont il a été traité.
— Vous faites beaucoup de cheval, n’est-ce pas ? je questionne.
— Au moins deux heures par jour.
— Alors ne cherchons plus : on vous a farci votre selle. Qui s’occupe ici de votre sellerie ? (surtout ne pas ajouter « rémoulade », sinon on ne me prendra plus au sérieux).
— J’ai un chef de manège, mais cette selle m’a été offerte il y a quelques mois.
— Par qui ?
— Une ravissante fille brune pour qui j’ai eu quelques faiblesses et quelques bontés. Elle m’a fait jurer de ne plus utiliser désormais une autre selle, en souvenir d’elle.
« Une fille brune. »
— Ne s’appelait-elle pas Frida Kramer ?
Alors là, le tuméfié en reste comme deux tranches d’ananas au sirop dans une soucoupe de drugstore.
Son œil violacé proémine de plus en plus et son nez sanguinole d’abondance.
— Vous connaissez son nom ?
« Parbleu, me dis-je : pourquoi en aurait-elle changé, la petite panthère noire, qu’avait-elle à redouter ? Elle faisait sa tournée des piles sous un pseudonyme, pensant, son service accompli, récupérer sa véritable identité. »
— Vous le voyez. Elle était allemande, n’est-ce pas ?
— Exact.
Il fait mine de rajuster un monocle imaginaire par-dessus son aubergine.
— D’ailleurs, à l’époque de ma virilité, je ne faisais l’amour qu’avec des Allemandes. L’homme doit se montrer nationaliste avec sa semence plus qu’avec le reste.
— Où l’aviez-vous connue ?
— Dans un restaurant, près de mes usines, où je vais grignoter une choucroute de temps en temps.
— Auriez-vous une photo d’elle ?
— Bien sûr : et une superbe encore ! Je l’ai photographiée sur cette piste, entièrement nue sur un cheval nu. De toute beauté, j’ai fait agrandir !
— On peut admirer ?
— Certes !
Il donne l’ordre à un assistant qui se retient de rigoler (because la hure du boss) d’aller chercher le cliché.
— L’adresse du restaurant où vous la connûtes ?
— Le Gay Berlin, Destruktionstrasse.
— Où habitait cette ravissante amazone ?
– À l’Hôtel des Quatre Saisons, face au lac, à Hambourg.
— L’avez-vous vue en compagnie d’amis ou d’amies ? Vous a-t-elle présenté un garçon balafré qu’elle assurait être son frère ?
— Non. Je ne l’ai jamais vue que seule ! Au lit, c’était une affaire kolossale !
Il réfléchit. Le raisin lui dégouline sur le jabot, puis sur sa culotte de peau blanche. Il n’en a cure. Tout doucettement ses méninges achèvent de se remettre en place, du moins à la place qu’elles occupaient avant l’accident, ce qui implique nullement que c’eût été la bonne.
— Donc, cette petite gueuse est venue me pêcher à mon restaurant dans un but déterminé, fait-il.
— Bien sûr, mon vieux Von, soupire Béru. Si tu t’imaginais que ce fut pour ton beau monoc’ du dimanche, tu t’gourais. Elle voulait seulement mettre ton usine à trique en chômage. V’là pourquoi qu’é t’a offert c’te selle d’agneau façon Bluff-Allô-Bill. Quand elle s’est aperçue que tu chevalais tous les jours, la mâtine s’est dit : « V’là la manière rêvée de lui plomber les farceuses ». Bien gambergé, une fois de plus. Ensuite de toi, elle est été faire le coup de la manucure à une brave fiote de Bruxelles. En v’là t’une qui jugeotait de la coiffe, espère !
Le garçon de piste me rapporte la photographie demandée. Pour la première fois, enfin, je vois la fameuse Frida. Vous m’objecterez que je l’ai vue en saponification et en os, pas plus tard qu’il y a quéques jours, chez Mamie Van Triloock, oui, certes, seulement ce qui mijotait dans la cantine du grenier ne me donnait pas une idée très précise du personnage. Tudieu, l’admirable personne ! Superbe ! Altière ! Le regard ardent, la bouche sensuelle, les traits énergiques, l’ovale parfait, la chevelure courte.
— Vous permettez ? fais-je à Von Dârtischau, en tirant mon couteau suisse de ma poche.
L’Allemand ne répond pas. Agenouillé sur la terre poudreuse, il fait rouler d’une main l’autre la petite pile au couillognum. Elle semble le fasciner.
Profitant de son inattention, je dégage la partie ciseau de mon atelier portable et m’empresse de prélever le visage de la défunte Frida.
— En somme, murmure Von Dârtischau, voilà l’origine de mon impuissance ?
— Textuel, assure le Mastar. C’est pas gros, hein ? On dirait une capsule de gaz pour siphon. Tripote-la pas trop, Von, qu’autrement tu vas encore mollusquer du chibroque et que ma Berthe sera pas toujours à tome pour te remettre sur les rails.
Loin de tenir compte de cet avertissement, l’industriel porte la pile à ses lèvres et la baise.
— Enfin, la voilà, balbutie-t-il. Ô cher objet de mon affranchissement ! Ô pile libératrice qui m’a dégagé des tristes servitudes humaines ! Ô cher petit miracle toujours à disposition ! Qui me l’a retrouvée ? Lui ! s’écrie-t-il en me désignant !
Il accourt, les mains tendues et me shake les hands vigoureusement.
— Merci, vous ! Je dépose à vos pieds des monceaux de gratitude ! Vous êtes mon sauveur ! L’archange venu de la douce France, si chaude et si dorée. Holà, mes gens ! Qu’on appelle mon secrétaire, d’urgence ! Vite ! Il devrait déjà être là. Et ma femme de chambre ! Schnell ! Schnell, nom de Dieu ! Ah ! mon ami ! que de reconnaissance je vous dois ! Dites, pendant la guerre, aucun membre de votre famille n’habitait Grenoble ? Non ? Juré ? Ah ! bon ! j’ai fait fusiller une partie de la population et ça me chagrinerait tellement de penser qu’un des vôtres aurait pu figurer sur la liste. Un être comme vous, quel bonheur ! Ah ! voilà ma femme de chambre ! Gretta, continue-t-il en allemand moderne, prenez de quoi ravauder et cousez d’urgence cette merveilleuse petite chose dans mon slip !
Il brandit la pile.
— Ce sera votre travail, tous les soirs, tous les matins… Le soir vous la coudrez dans mon pantalon de pyjama, le matin dans mon slip. Vous ne ferez plus que ça. Voilà vos fonctions désormais : couseuse de pile. Je vais vous augmenter. Doubler votre mois. Non ! Le tripler ! Je ferai installer la télévision dans votre caravane. Votre vieille mère aura une pension. Tenez, prenez-la délicatement. Ne la perdez pas surtout ! Ne la laissez pas tomber. Que je constate la moindre avarie sur ce merveilleux objet et je vous fais fusiller ! Après tortures ! Hmmm, y a bon, tortures ! Électrodes ! On a des groupes électrogènes puissants, ici ! 220 V ! Fssst ! Elektrokutée ! Kaputt ! Ah ! voici mon secrétaire ! Herr Kommissaire, je vous présente Otto Didakte, Otto, vous ferez livrer une douzaine de Dolorès-Gode à monsieur, prenez son nom et son adresse ! Mettez-lui un exemplaire de chacun de nos modèles. Et vous paierez les droits de douane à ces sacrés salauds de chers et braves amis français. Toutes leurs dégueulasseries de taxes, y compris leur infection de T.V.A. ! Acht ! La vignette aussi ! Renseignez-vous, j’en oublie sûrement, en France ils consacrent tous leurs revenus à leur voiture. Je ne veux pas que ça lui coûte un seul franc, même français, à ce cher excellent Kommissaire. Allez, schnell ! Exécution, comme on disait pendant la guerre ! Ha ! Ha ! Exécution ! Prévenez l’orchestre qu’il devra jouer La Marseillaise à l’apéritif. Si mes musiciens ne la savent pas, qu’ils l’apprennent. Une seule fausse note, vous m’entendez, Otto ? Une seule fausse note et le chef sera fusillé ! Non ! pas fusillé : je lui ferai écraser la tête entre les deux cymbales ! Comme ça : boum ! boum !
Quand vous sortez de Brême pour aller à Ankara, vous longez pendant plusieurs kilomètres les murs des usines Dolorès-Gode. Ensuite, c’est la campagne morose, avec des alignées de peupliers coiffés en brosse. Puis vient si vous vous en souvenez le carrefour des routes Brême-Ankara et Lyon-Vladivostok. Il y a une station Shell à droite, un four crématoire (désaffecté) en face, et, à main gauche, quand on arrive par-derrière, une délicieuse hostellerie baptisée le Gay Berlin. Cette dernière occupe les locaux d’une ancienne caserne de S.S. (désinfectée). L’on a mis des rideaux gut-frau[23] aux fenêtres et accroché au-dessus de la porte une immense enseigne de fer forgé, admirablement ouvragée, qui représente le chancellement de la Chancellerie sous les bombes anglo-américaines en 1945.
Tenu par les époux Krippe (rien de commun avec celle de Hongkong), l’établissement attire un grand concours de peuple car l’on y mange magnifiquement.
Deux mots avant d’aller plus loin voir si j’y suis sur ces fameux époux Krippe. Des gens pittoresques. On vient pour eux. Pour eux deux. Ils le savent et ne se séparent pratiquement jamais. On pourrait les prendre pour des Siamois fraîchement séparés, mais qui n’ont pas encore pris l’habitude d’aller chacun de son côté. Lorsqu’on les aperçoit, on s’exclame, ou l’on se dit dans son for intérieur, suivant son degré d’éducation ou la puissance de son self-contrôle : « C’est pas possible ! » On regarde mieux. On constate que C’EST possible ! On accepte la réalité. On l’admire. Et puis le moment vient, infailliblement, quelque part entre l’apéritif et l’addition, où on pose aux Krippe la question fatidique.
— Comment avez-vous fait ?
Ils ont l’habitude. Leurs réponses sont prêtes. Ils les débitent à tour de rôle. On dirait un oratorio. C’est quasiment du Claudel. Avec du Bach par-dessus (et par-dessous).
— Grâce à un régime très strict, disent-ils en chœur.
Puis le mari se lance dans le détail, le premier, héroïquement.
— Nous commençons très tôt le matin. Nous avons une marmite dans notre chambre tenue chaude en permanence dans une cheminée, à l’ancienne mode. Dès le réveil nous mangeons, ma femme et moi, deux kilos de lard gras chacun.
— Oui, renchérit l’épouse, et à dix heures on fait un premier repas : omelette aux pommes de terre, viande en sauce avec nouilles, choucroute, pâtisserie.
– Ça nous mène à midi, heure à laquelle nous prenons un vrai tout grand déjeuner, enchaîne le mari.
Quatre cents kilos à eux deux !
Au moins !
Des monstres marins. Luisants, informes, tertiaires ! Quéque chose d’à peine vivant qui se meut par un curieux mouvement d’ensemble. Tétrapodes ! Voilà, j’affirme : tétrapodes.
En leur présence, Béru devient mauviette. Filiforme. Inconsistant, et Berthe n’est que souris menue.
Je montre à ces déchets océaniques la photographie de Frida Kramer.
— Vous connaissez ?
Les Krippe aimeraient hocher la tête. Ne le peuvent plus depuis vingt ans et davantage.
— Ja, mein Herr ! Mais on ne l’a pas vue depuis longtemps, plusieurs mois.
— Elle était devenue l’amie de Von Dârtischau, n’est-ce pas ?
On dirait que l’effroi va les amener à dégueuler leurs yeux. Ils bloubloutent des lèvres.
— Mein Gott ! Ne nous faites pas dire une chose pareille !
Visiblement, le potentat de chez Dolorès-Gode est un puissant suzerain dans le secteur. On le craint.
— Je ne vous le fais pas dire, il me l’a dit lui-même, mais peu importe. Cette fille, nous le savons maintenant est venue chez vous dans l’intention d’y rencontrer Von Dârtischau.
— Pas possible ! émet l’une des deux baleines (comme elles ont la même absence de voix, il est assez difficile de savoir laquelle des deux s’exclame).
— Si, dis-je. Or, nous avons besoin de connaître le plus de détails possible concernant le temps qu’elle a passé dans votre établissement. D’abord est-elle venue seule, la première fois ?
— Nein[24]. Elle était avec un grand blond, dit la femme.
— Il portait une cicatrice à la joue ?
— C’est très exact !
Le veau marin qui tient le rôle du mari dans ce simulacre de couple émet un bruit « grottesque[25] ».
— Cette cicatrice, j’étais là quand il l’a faite, dit-il.
Je tique.
— Que voulez-vous dire, Herr Krippe ?
— Nous étions au service militaire ensemble, Peter Blut et moi. C’était mon ober-lieutenant.
Une question m’échappe, trop spontanée pour que je puisse la contrôler.
— Mais quel âge avez-vous donc, Herr Krippe ?
— Trente-deux ans ! répondit-il sans s’émouvoir.
Je le redéfrime interminablement. Trente-deux ans, ça ! Ce truc informe ! Cet amas graisseux ! Cette avalanche sanieuse ! Cette boule imique ! Et il fit son service militaire ! Il eut un uniforme (allemand, je veux bien, mais tout de même !) On est sot, dans le fond, et pour tout dire un peu con. On n’imagine pas que les monstres aient pu être autre chose que monstres. On ne songe pas à leur âge. Ils sont horriblement attractifs et seul compte le choc qu’on éprouve à leur vue.
— Donc vous étiez au régiment…
— Oui. Un jour il s’est battu en duel avec un autre lieutenant. Il a reçu un coup de sabre à la joue. Quand il est entré dans mon restaurant je l’ai tout de suite reconnu. Je me suis présenté, il ne doit pas être physionomiste car il ne me remettait pas.
Tu parles, Karl ! Si Césarin s’est respiré cent trente kilos de surplus depuis son service militaire, pour le reconnaître, faut le passer à la radio !
— Et alors ?
— Il a paru gêné. Il était avec cette belle fille. À partir du lendemain elle est revenue seule. Lui, je ne l’ai plus revu.
Enfin du positif ! Grâce à ce rebut des abysses je viens d’obtenir le vrai nom du faux frère mais vrai meurtrier de Frida Kramer. Un velours, mes enfants ! Ce qui perturbe les criminels c’est toujours le hasard. Ah, le hasard ! Quelle chienlit, comme aurait dit, je me rappelle déjà plus seulement qui. Tenez, essayez seulement d’aller passer huit jours aux Philippines, en douce, avec votre maîtresse et je vous jure que la première personne que vous rencontrerez en sortant de l’aéroport de Manille ce sera votre belle-mère ou votre voisin de palier. Le Peter Blut[26] s’est radiné au Gay Berlin pour bien organiser son coup de la mise en contact Von Dârtischau-Frida. L’avait le bec enfariné sous sa belle cicatrice (en forme de chère Belgique amie). Et puis, dégodanche expresse : v’là que l’abominable taulier n’est autre qu’un de ses anciens soldats ! La cerise, quoi ! Il a dû modifier ses batteries, l’ex-artilleur. S’esbigner du circuit.
— Dites-moi, brave Herr Krippe (espagnol), vous devriez me parler de Peter Blut.
— Je veux bien, pète le monstre, car, terriblement essoufflé, il parle comme une portion de flageolets. Il faut dire quoi ?
— Savez-vous d’où il est originaire ?
— Ja : Hambourg.
— Ce qu’il faisait dans le civil ?
— Il travaillait dans les vins.
V’là qu’est inattendu. On s’attend pas, un trucideur, qu’il représente du picrate. C’est trop débonnaire, comme job. Et même un jeune homme, ça fait pas sérieux d’être démonstrateur en pichtegorne. Faut avoir de la bouteille pour faire un bon marchand de vin, si vous me passez cette modeste boutade qui restera entre nous.
Un jeunot, il a encore le palais-buvard. Pour présenter dignement ce nectar des dieux qu’est le vin, faut des références physiques : un durillon de comptoir, un début de cirrhose, les yeux injectés de sang, la paluche qui sucre un peu, la voix embourbée, plus un chouia de couperose. Vous imaginez, vous, un évêque de vingt-deux ans ? On n’y croirait pas !
— Dans les vins allemands ? insisté-je.
— Non : italiens. Il était concessionnaire pour toute la Sicile.
— Ah bon, fais-je.
Représenter les vins de Sicile, c’t’autre chose. Être là-dedans ou dans les hydrocarbures, hein ?
— Encore maintenant, il fait dans le vin sicilien ?
— Je lui ai demandé, la dernière fois, il m’a répondu que oui.
— Vous savez où se trouve le siège de sa maison de commerce, Herr Krippe (sous) ?
– À Hambourg.
— Il est marié ?
— Je ne crois pas.
— Que pourriez-vous me préciser d’autre à son propos ?
— Rien.
À ce moment de l’inaction, il se produit quelque chose d’impressionnant : le couple bâille.
D’un accord commun, avec un synchronisme de danseurs de claquettes. L’appel d’air me décoiffe. Faut se cramponner à ce qui se présente. J’empoigne la barre de cuivre du comptoir et je regarde. Un vertige. On voit loin, profond. On voit affreux ! C’est rosâtre et blanchâtre. Infect ! Y a des stalactites inidentifiables. Des cratères ! Des crocs ébréchés ! Des trouées fuligineuses ! Des vapeurs soufreuses ! De la lave en hésitation ! Des bas et de hauts reliefs (les hauts entre les dents supérieures) ! Vous trouvez que je me complais dans le répugnant, mes drôles ? C’est vrai, v’là ce qu’arrive à force de vous côtoyer. On se fréquente depuis trop longtemps, que voulez-vous ! Obligatoirement, la corruption s’opère. Une poire gâtée pourrit la pomme saine qui la frôle dans le compotier. À force que j’hérite vos microbes, vos virus, vos saloperies de toutes natures, j’ai mon taf. Au début, vous m’auriez connu : une vraie savonnette, Santonio ! Lisse, sain et parfumé ! Bourré de douces illuses ! Animé d’instincts merveilleux ! Du paradis plein le cœur. Quéque chose de salvateur (si c’est pas exactement français, je vous compisse) dans tout son être ! Assoiffé d’absolu, le petit mec ! Certain que la vie n’était qu’amour, soleil et orgues ! Et puis y a eu vous tous, les plus vieux que moi, bien faisandés, superbes de dégueulasseries, frôleurs, contamineurs de vocation. Ordures ambulantes ! Vieilles vermines ! Vous, les zaînés de mes fesses qui m’attendiez en brandissant vos vices et vos purulences. Vous les zhonorables lopes, tintinnabulantes de médailles et de fourberies. Furoncles immondes qui puaient la mort. Ce que vous m’avez bien eu, à l’usure, à la sournoise, par osmose ! Bande de misérables ! Truqueurs ! Faux-culs ! Buveurs d’eau de bidets ! Loques breloquantes ! Enfoireurs de n’importe quoi ! Baiseurs de culs brandis ! Serviles paillassons avides de la crotte des autres. Ah, ce que vous faisiez bien la chaîne pour éteindre mes bons sentiments ! Me ruiner la santé de fond en comble, corps et âme ! Partouzeurs ! M’en avez-vous balancé à la face, des seaux de médiocrité ! Que j’ai même plus la force de vous haïr convenablement tant j’en suffoque encore. Barbouilleurs infâmes ! Torchons ! Torches-trous ! Nageurs dans flots d’étrons ! Combinards ! Machins ! Vous avez pas honte à l’idée de ce que j’étais et de ce que vous m’avez devenu ?
Heureusement que me subsiste encore la colère. Ma colère c’est ma pureté. Mon hygiène. Tant que je sécréterai de la salive, je vous cracherai dessus, mes fumiers d’aînés, obstinés à bivouaquer dans la carrière où l’on n’a droit d’entrer qu’après vous, non sans avoir été conditionnés par vous, accomplis de votre merde.
Aînés a notre tour, engendreurs décadents de tous les esclavages. Je nous vois devenir mirontons, jour après jour. Résignés. Malsains. Malades enfin de votre maladie très puissante. La chaîne infernale ; un con tire l’autre. À force de ne plus être tout à fait jeune, on devient vraiment vieux. Terrifiant ! Nos dents tomberont de trop avoir claqué. Ah, vite qu’on se délaye enfin dans la grande gadoue fertilisante. Qu’on s’allonge dans la bonne sauce de la terre et que le temps nous touille de sa cuiller patiente afin qu’on s’y incorpore mieux et plus rapidement. Les pâquerettes ont de ces souvenirs, les gars… De drôles de souvenirs !
— Excusez-nous, mein Herr, halète le gargott-mit-uns de taulier, il est l’heure de notre troisième repas. Les crampes nous prennent. Si on tarde ça devient insupportable.
Je les excuse.
Que tous les cachalots échoués me soient d’une aide aussi précieuse que ces deux-là, je n’en demande pas davantage.
Le premier annuaire d’Hambourg (battant) venu me fournit le renseignement espéré. Ne jamais se fissurer la nénette en complications, mes chérubins : les moyens les plus élémentaires sont toujours les meilleurs. J’en sais, à ma place, qui auraient contacté la police allemande pour réclamer le tuyau. « Une maison importatrice de vins siliciens, vous connaissez ? » Le chef de la deutsch volaille aurait convoqué dard-dard son état-major, qui aurait alerté les brigades, qui se seraient mises en rapport avec les « gommissariats », lesquels auraient entrepris un porte-à-lourde minutieux de la ville. Fichaise !
C’est écrit en toutes lettres à la page 632, deuxième colonne de droite de l’Annuaire des Téléfons « Aux Caves de Sicile » :
Je m’y rends, flanqué de mon vigoureux camarade d’épopée, tandis que ces dames nous attendent dans la voiture mise à notre disposition par Von Dârtischau.
Un soleil anémié illumine le port d’Hambourg (major), l’un des plus impressionnants in the world. À l’infini, sont des grues, comme vous pourriez lire dans un ouvrage mal traduit de l’anglais. Des grues ! Des grues ! Le spectacle est si impressionnant que Bérurier, toujours en veine de démontrer son esprit affûté me dit :
— Faut laisser les grues se tasser !
Ce qui me paraît d’une belle venue et dénote des progrès sensibles dans l’art qu’a Alexandre-Benoît de jongler avec sa langue.
Grossbitmithaarstrasse (l’allemand est une langue économique : une seule phrase parfois permet à six personnes moyememant disertes de passer un week-end pluvieux (que votre grand-mère[27]) est une rue calme, large et interdite au stationnement. Nous stoppons devant le 116, bel immeuble de briques et de brocs (y a un quincaillier au rez-de-chaussée). Les bureaux des « Caves de Sicile » occupent tout le premier étage. Une double porte vitrée s’offre derrière laquelle brille de la lumière. Un avis très ancien, sur une plaque émaillée faisant songer à un vieux bidet d’honnête femme, porte ces mots : « Entrez sans frapper, mais essuyez vos pieds ». Une seconde ligne a été raturée, mais reste visible. Elle disait : « Sinon vous serez fusillé ! ». On a dû la juger discourtoise depuis la chute de l’ancien régime.
J’essuie mes pieds et je pousse le loquet de cuivre représentant une bouteille de chianti. Bérurier qui urinait dans la cage d’escalier entre à ma suite et en se ragrafant[28], de son pas pesant d’inspecteur au travail. Car, je vous le signale, mais le policier en promenade et le policier en exercice se meuvent de façon très différente. Le premier avance d’une démarche glissée, façon parade anglaise ; alors que le second a une dégaine de scaphandrier arpentant les fonds marins.
Un grand comptoir de bois clair barre la pièce qui s’offre à nous. Une plaque de verre dépoli le surmonte, agrémentée de guichets à travers lesquels on aperçoit des jeunes filles occupées à dactylographier. J’encadre mon doux visage dans l’une des ouvertures et je décoche à la ronde un sourire ensorceleur.
— Bonjour, mes jolies demoiselles, dis-je avec un accent français qui doit leur meurtrir les trompes (d’Eustache) car, lorsqu’un gars de chez nous cause allemand, il le parle comme s’il n’avait pas de pomme de terre brûlante dans la bouche et c’est très désagréable aux z’ouïes d’outre-Rhin.
Les souris cessent de pianoter avec un ensemble terrible. Elles me fixent comme on met en joue.
— Navré de vous déranger, gazouillé-je en continuant ma distribution de sourires Gibbs[29] je voudrais rencontrer Herr Peter Blut, pensez-vous que ce soit envisageable ?
La plus âgée, qu’est donc, de ce fait, la plus tarte et la plus autoritaire, consent à m’opiner du chef.
— Il est là, justement, assure-t-elle.
À sa voix, on comprend que le fait est rarissime. D’où il appert que j’ai un fion terrible aujourd’hui. C’est un jour « V ».
— Qui dois-je annoncer ?
— Monsieur Antoine, des caves du quai des Orfèvres à Paris, j’ai une affaire extrêmement importante à lui proposer.
Elle débigne du tubophone et se met à jactouser.
— Tu parles d’un vase de Soissons : il est ici ! soufflé-je à Pépère.
Pour toute réponse, mon éminent camarade exhale un soupir qui fait voleter les pages des revues viticoles rangées sur une table basse. Ses mains s’ouvrent et se ferment alternativement, comme les paluches d’un qu’essaie des gants neufs. Je sais qu’il est heureux, épanoui, prêt !
Un petit bout de moment s’écoule. Et puis une porte s’ouvre dans notre dos. Et le voici !
Un beau gaillard au visage décidé. Menton carré, profil d’aryen, blondeur de chanvre, regard d’acier bleui. Effectivement il a une cicatrice à la joue, mais la mère Van Trilook s’est gourée : elle ne représente pas la vaillante Belgique au cœur fier, mais plutôt… la Sicile éruptive, précisément.
Il sourcille légèrement en nous apercevant, comme s’il nous reconnaissait. Ce n’est qu’une impression fugace.
— Messieurs ? demande-t-il dans un français qui promet, mais allez donc vous faire une idée sur un seul mot.
— Monsieur Peter Blut ? fais-je, radieux.
Il avance, se casse en deux à l’allemande en nous tendant la main. On la lui presse avec une joie sincère. Enfin, on tient quelque chose de réel, de solide.
— Entrez, je vous prie, dit-il en s’effaçant d’un coup de gomme.
Il jouit d’un beau bureau moderne. Du commercial nickelé. Un peu de cuir, des meubles aux lignes très « aéroport ».
— Asseyez-vous !
Décidément, son français est bon.
On s’abat dans des sièges pivotants. Blut prend place à son bureau surchargé de paperasses, croise ses mains longues sur son buvard et attend.
Précisément, c’est là que le bas me blesse, comme disait une danseuse de french-cancan qui avait des ennuis avec sa jarretelle. Il attend, bon, ça boume. Seulement, il attend quoi ?
Je découvre, mets un pétard, qu’il est trop impétueux, votre San-A. frivole, mes biches humides. Car enfin, il s’amène délibérément dans les honnêtes burlingues d’un importateur de vin pour lui demander, de but en blanc (de blanc) : « Dites donc, cher ami, c’est bien vous qui trafiquez dans le réseau couillognum et qu’avez allongé la petite Frida avant de l’installer dans une malle ? »
Pas sérieux !
D’autant moins que je suis étranger. J’ai quelques pouvoirs plus ou moins officieux, c’est vrai, néanmoins je ne chasse pas dans mes terres et si le mec blond monte en graines d’ortie, je ne vois pas très clairement la manière de poursuivre l’entretien. J’aurais dû procéder en optant pour la voie légale. Contacter mes homologues allemands d’abord, ensuite faire « convoquer » le messire chez les archers de la Bochie Fédé, pour l’entreprendre à la régule. Dans cette ambiance ça ne va pas être commode de s’expliquer.
Voyant que j’ai fermé pour cause de motus, le cicatrisé murmure :
— Ma secrétaire m’annonce que vous êtes français et que vous avez une affaire à me proposer ? S’il s’agit de vins, je dois vous prévenir que nous avons un contrat d’exclusivité avec la Sicile et qu’il ne nous est pas possible d’acheter. Vendre, oui. Mais je doute que la France s’intéresse aux produits siciliens ?
Bon, faut plonger dans la cuve avant que ça se mette à fermenter, mes frères !
– À vrai dire, cher monsieur, attaqué-je, la maison que je représente n’a rien de vinicole. Si vous voulez me permettre, voici ma carte !
Et de déposer devant lui ma chouette bouille agrémentée de tricolore. Il la prend, la regarde et me jette par-dessus le bristol, d’un ton surpris, mais nullement inquiet :
— Vous êtes de la police ?
— Depuis des chiées et des chiées ! répond sobrement Béru, bourru, et moi idem au cresson !
L’est en train de faire un brin de toilette, le Gros. Entendez par là qu’il se récure le pif. Il en extrait des matériaux malléables qu’il tortille savamment et dont il compose une boule de la dimension d’une balle de ping-pong. D’une pichenette (ou d’un piche-nez) il l’expédie sur le bureau de Peter Blut où ce projectile rebondit avant d’aller ricocher sur le plancher.
Le grand blond me rend ma carte d’un geste ferme.
— J’avoue ne plus comprendre l’objet de votre visite, fait-il. La police française, ici…
Il a une mimique de mec posant pour une réclame de potion laxative.
— Non, franchement, vous me déroutez !
Béru me file ostensiblement un coup de tatane dans les montants.
— V’là qu’on le déroute, ricane-t-il.
Dieu, qu’il est grincheux, mon Gros ! Il a ses humeurs, aujourd’hui. Parfois, ça lui prend, la rogne. Rarement, car il est d’un tempérament plutôt optimiste. Lorsqu’il s’étale dans les grogneries, il ressemble à un orage d’été qui se prépare. Vous savez ? Quand le vent souffle et que le ciel s’obscurcit, et que la terre se met à sentir le feu… Des confins, parviennent de sombres roulements, comme si, très loin, au fond des nues, un barrage venait de se craquer la digue. Et puis en un rien de temps tout se ramasse, se conjugue et l’éclatement s’opère…
J’essaie de le calmer d’une moue impérieuse.
Superflu.
— L’enquête que nous menons a un caractère international monsieur Blut et nous sommes en contact étroit avec nos collègues d’ici. Si vous le désirez, nous pouvons aller poursuivre cette conversation dans les bureaux de la police hambourgeoise ?
Il secoue la tête en souriant.
— Je n’en vois pas la nécessité, d’autant plus que j’ai des rendez-vous importants ; d’ailleurs je ne doute pas de votre bonne foi, monsieur le commissaire. De quoi s’agit-il ?
Mince, ce que ça branle au manche. Je m’y prends comme une taupe décidément. Alexandre-Benoît le sent, et c’est ça qui lui entortille la maussaderie. Il n’aime pas me voir vasouiller, le Mastar. Il a trop besoin de respecter son chef pour admettre ses carences. Faut que je me montre plus marle que lui pour préserver sa confiance en moi, sinon il m’en veut de le décevoir. Mais quoi, y a des jours où la carburation n’est pas bonne, non ? Des jours où l’on accomplit sa trajectoire sans y croire. Ou, bon gré mal gré, on se relâche.
— Vous connaissez une certaine Frida Kramer ?
Plutôt merdouillard, vous ne trouvez pas ? Il doit se dire que les matuches françouzes sont encore plus glandus que dans les histoires berlinoises, Blut !
— Non, dit-il sèchement.
C’est net. Cette fois le fer est engagé. Le duel commence. Il n’essaie pas de coup esbroufant, se contente de la parade sèche, cruelle, catégorique. Son parti est pris : il niera. Dans le fond je préfère. Lorsqu’on a les moyens de confondre un type qui nie, on est gagnant.
— Pourtant plusieurs personnes témoignent qu’elles vous ont vu en sa compagnie, dans des endroits très différents.
— Ces personnes se trompent. Et d’abord, qui est cette fille ?
— Une morte !
Il me regarde, se masse le menton d’une main caressante.
À quoi pense-t-il ? Pourquoi adopte-t-il ce style rêveur au lieu de nier un peu plus fort, comme il serait de bon ton qu’il le fît vu la position adoptée par lui.
— On a retrouvé son cadavre dans la cantine, chez Maman Van Triloock, lâché-je négligemment.
Cette fois, il va pour poser une question, mais son bigophone intérieur tyrolise. D’un geste agacé il décroche.
— Ja ? grommelle Peter Blut.
Je perçois la voix de la secrétaire. Il paraît importuné.
— Faites-le attendre ! répond-il en allemand. Et puis non attendez, je vais le voir une seconde dans l’antichambre.
Il raccroche et se lève.
— Vous permettez ? Un de mes gros clients, avec lequel j’ai rendez-vous. Je vais lui dire un mot pour lui demander de patienter.
Il sort sans refermer complètement la porte.
Béru en profite pour me virguler ses vannes.
— Je voudrais pas faire des nœuds à ton moral, Mec, mais t’as l’air aussi à ton aise avec Césarin qu’un poisson dans de la sciure de bois. Y t’impressionne ou quoi t’est-ce ? Si tu voudras m’écouter on l’entreprend façon shérif, carrément. Y m’dit rien, ton grand blondasse. Un vrai serpent ! Si tu le prends pas au gnon il t’arnaque, je vois ça gros comme la maison de la radio. Laisse-moi agir quand il revient j’y cloque une manchette-surprise. Pendant qu’il respire du sirop de rêve on l’attache à son fauteuil, et alors à nous la belle converse. S’il gueule de trop on mettra la télé, mords, y a un poste, justement…
À peine Béru a-t-il déclamé sa tirade que je bondis, mu par l’instinct. L’antichambre est vide. Derrière leur comptoir les secrétaires font de la dagdylogravie de façon fort zélée.
— Où est-il ? je beugle.
La chef-tapoteuse relève la tête.
— Sorti !
— Seul ?
— Oui.
— Mais, il n’avait pas une visite ?
— Non !
— Pourtant, à l’instant, vous lui avez téléphoné pour le prévenir que quelqu’un le demandait, j’ai parfaitement entendu !
Une tornade sombre me bouscule. Béru qui se rue dans l’escalier en fulminant :
— Dedieu de dedieu de Dieu ce qu’t’es con aujourd’hui !
J’ai des espèces de vapes affreuses ! Je combustionne du cigare. Ma pensée crame comme de la pellicule. Mon cœur me monte dans la gorge. Je me filerais deux doigts dans le clapoir, ma parole, il se retrouverait sur le parquet.
— Police ! j’égosille de la membrane vibreuse !
Je brandis ma carte ! Je saute par-dessus le comptoir et son verre dépoli. J’atterris vers les gerces, leur montre ma carte ! Un appareil téléphonique ! Je mate le cadran. L’indicatif de la Rousse s’y trouve, je compose les deux chiffres à la volée. Une voix gutture des interrogations. J’en perds mon germain. Les mots dérapent. Le vocabulaire me manque. Tout ce que je trouve à rassembler c’est à peu près un machin dans ce genre : « Ici police française, commission spéciale. Prévenir le führer de la police. Opération Z.O.B. Urgent 116, Grossbitmithaarstrasse. Schnell ! Fissa ! Quick. »
La sueur me dégouline sur le frontal. Je repose le combiné sur son socle d’ébonite verte. Les trois dadames sont pétrifiées. Je me penche sur la vioque qui conserve, malgré son âge, des roberts de vache normande.
L’allemand, croyez-moi, si on veut le faire comprendre, plus on le parle mal, plus faut le gueuler fort. Aussi me fais-je péter les ficelles à lui glapir dans le pif.
— Pourquoi avez-vous appelé votre patron puisque personne le demandait ? Hein ! Réponse ! Vite ! Sinon, kaputt !
— Je… Il a voulu… bredouille la colonelle des secrétaires.
— Comment ça, il a voulu ?
Cette dernière phrase m’arrache le voile du palais, tellement je l’ai mugie en férocité totale. J’en ai une quinte d’atout. J’en crache le sang. Mon paroxysme commence à sérieusement paniquer ces vierges.
La rombière à mamelles débordantes se met à trembloter sur son clavier, ce qui déclenche, la machine étant électrique, une rafale de lettres intempestives sur sa belle facture de cérémonie.
— Quand il a des visiteurs, quelquefois il veut sortir de son bureau. Alors il appuie sur un bouton logé sous son meuble. Ça actionne le signal rouge que vous voyez là…
Elle me montre un voyant gros comme une tête d’haineux derrière le box.
– À ce moment-là je comprends et je le sonne pour lui dire que quelqu’un le réclame.
Ma colère tombe avec un bruit mat. Très probablement, ces filles sont hors du coup. La ruse de Peter Blut n’est après tout qu’une astuce courante de P.-D.G. organisé, soucieux de ménager ses arrières.
— Qu’a-t-il fait en quittant le bureau ?
— Il est sorti.
— Par la porte d’entrée ?
— Non, par les toilettes.
Elle me désigne l’endroit. Je m’y précipite, sans espoir. Et je fais bien de n’en pas nourrir. Ça revient trop chérot d’entretien, l’espoir. On s’y ruine, bien souvent. Et pas que le larfouillet… Mais le moral et la santé, souvent. Un lavabo. Une porte de tartisses béante sur une cuvette immaculée. Une autre porte donnant sur un escalier de secours.
— Il aboutit où ? demandé-je à la mère Gros-Nichemards.
— Au garage du sous-sol.
Bon, pas la peine d’insister. Il a déjà tourné le coin de la strasse, l’ami Blut ! Good bye, mon Fritz ! Vous ne trouvez pas qu’il est un peu en forme de poire, le San-Tantonio, aujourd’hui ? En tout cas, galure ! C’est un homme de décision, le blondinet. Il a illico entravé que la passerelle se disloquait sous ses pinceaux, alors il a plongé sans perdre une moitié de seconde. À l’énergie. Vitesse, grâce et souplesse. De première. Et moi, gentil couillonnet-pas-dans-ses-grands-jours, j’ai réagi trop tard.
Une kyrielle de jurons, intraduisibles, non seulement en allemand, mais de surcroît en français, éclate dans l’antichambre. C’est le Mastodonte qui revient, plus essoufflé qu’un steamer en train de faire naufrage. À travers le fracas de sa respiration surmenée et le flot tumultueux de ses invectives, j’apprends qu’il a déboulé dehors juste à temps pour voir une Mercedes noire tourner le coin de la rue sur les enjoliveurs.
En soupirant je retourne dans le bureau du fuyard.
— T’espères qu’il t’aura laissé l’adresse de sa maison de campagne ? ricane Gradubide.
Je n’en vide pas moins les tiroirs avec la frénésie d’un apprenti casseur sorti major de sa promotion. Les paperasses, je m’en tamponne, ne comprenant pas le teuton au point de pouvoir étudier des documents. Je cherche d’instinct, au pif, n’importe quoi. P’t’être des piles au couillognum ? Allez donc visiter mon subconscient avec une lampe électrique pour me dire si j’y suis. Je mets le burlingue à sac histoire de me passer les nerfs en attendant l’arrivée de mes « homolègues[30] » germanoches.
Un vrai désastre ! La celle qui refera le ménage derrière moi, pourra aller s’engager chez Attila si elle y parvient ; je vous jure.
Béru me considère depuis l’encadrement de la lourde, d’un regard opaque comme deux marrons glacés. Dans le bureau voisin, les trois secrétaires restent au garde-à-elles. On dirait les demoiselles de la Wermarcht de l’Occupe. Les mignonnes souris grises, carrossées mastoc, qu’avaient le fion avantageux, la poitrine comme des clochers moscovites et l’œil insolent.
J’arrache l’ultime tiroir du burlingue. La violence de mon geste le vide comme s’il s’agissait d’un seau d’eau. Une pluie de photographies se répand à mes pieds. Ah, princesse, quel vertige ! Non, pincez-moi, je rêve ! Ces images… Si vous saviez… Attendez, je dois rancarder Béru d’abord, c’est normal. Si je vous écoutais, faudrait vous bonnir l’historiette avant de l’avoir inventée. Un de ces quatre j’y arriverai, promis. Par télépathie. Je vais m’éduquer en conséquence, de manière à ce qu’un jour vous n’ayez plus qu’à m’adresser un virement pour que je vous transfère mes zœuvres de cerveau à cerveau. Les cellules grises communicantes ! Ça oui, ce sera la grosse révolution dans l’édition. Notez qu’on pourra pas feinter pour autant les éditeurs : fissa ces messieurs nous placeront un compteur Chproutz sur la coiffe pour contrôler nos émissions. Mieux, je vous l’annonce, ils organiseront le trafic eux-mêmes. On aura un standard exprès qui annoncera : « M. le Curé de Romorantin voudrait que San-Antonio lui télépathe « Un éléphant ça trompe » à 14 h 30 précises. Mettez vos trente francs dans le biduleur à basse fréquence, monsieur le curé ! Merci. Et maintenant réglez votre montre à l’heure Fleuve Noir. Au troisième pope il sera exactement neuf heures quarante-cinq. Terminé ! » Ou bien : « Le colonel Neux de la Teste de Mont sera en réceptivité ce soir à dix heures pour capter le futur dernier Coplan. Les frères Kenny sont priés de ne pas penser tous les deux en même temps car, depuis le précédent télépathing de ces auteurs le colonel est devenu bègue. »
Moi, l’avenir, je le discerne, par bribes, éclairs. J’ai des fulgurances, mes braves. Le rideau de brume s’écarte de temps à autre pour me dévoiler les grandes vérités de demain. Je prévois le salut par la dictature de l’ordinateur. Pas moyen de s’en tirer autrement. On est allé trop loin dans l’inconséquence. On s’est déjà poussé hors de nos limites. On vit trop en plein dans un univers où les constructeurs d’autos s’opposent à ce qu’on interdise la circulation dans Paris pollué et ankylosé. Tous les magiciens de la salope à quatre roues nous auront pilotés aux abîmes, le pied au plancher, les yeux béants sur le graphique de leur production. Sans voir plus loin que le petit quadrillé qui attend au bout du trait sur leur courbe ascendante. Et pas qu’eux… Tellement d’autres encore qui fabriquent n’importe quoi pour n’importe qui en déféquant sur les conséquences. Vous impatientez pas à propos des fameuses photos citées en référence quéques paragraphes plus haut. Ça va venir. Au paravent faut que je me dégorge des giclées de rancœur qui m’encombrent.
Je les trouve tellement gueux, les voraces qui nous suicident. Sublimes presque de témérité. Les Saint-Cyriens de 14 qui chargeaient en gants blancs et plumet au vent ? Des pleutres à côté d’eux ! Ces bons salingues organisent délibérément l’anéantissement de notre civilisation. Ont-ils l’impression de ne pas en faire partie, ni leurs enfants ?
Ont-ils des planques, hors planète, qui les attendent ? Et où le fric aurait encore cours ?
Ah, merde, qu’ils continuent ! Plus vite on aura fait faillite, plus tôt on recommencera. Dans la vie, le bon se situe toujours à la période des recommencements. Ensuite ça tourne caca et vinaigre. L’homme, ses bonnes intentions c’est comme ses slips : il ne peut pas les garder propres très longtemps.
— Ben, t’en pousses une bouille, Mec, ricane le Gravos, c’est ces photos qui te font de l’effet ?
— Viens un peu les mater, mon père, lui réponds-je, et je te parie une tarte aux fraises qu’elles t’en feront aussi.
Je devrais dire « qu’elle t’en fera » car ces photos en réalité ne sont que la reproduction d’un même cliché.
Un cliché qui représente Berthe Bérurier.
De face !
Souriante.
Avant que vos amis vous parlent par ma voix, souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix, commissaire. Et laissez-moi les remercier de leur confiance. Ils ont senti en moi la consolatrice-type et je leur en sais gré. Il est vrai que chez une femme ayant consacré sa vie à l’amour, les paroles apaisantes naissent plus spontanément que chez d’autres fatalement frivoles puisque plus éloignées de LA préoccupation majeure du genre humain.
Ne considérez point comme un échec cette fuite du bandit blond, car vous me permettrez d’appeler bandit, n’est-ce pas, un homme qui a le triste courage de déviriliser ses contemporains. Oh ! comme je voudrais lui voir appliquer la rude loi du talion ! Comme elle serait méritée dans son cas ! Bon, Peter Blut a réussi à s’enfuir. Selon la police allemande, il aurait quitté son pays à bord d’un avion particulier dont la destination était le Danemark. Il n’importe. Cet homme, mon doux commissaire, vous l’avez démasqué ! Vous, et nul autre ! Et il sera retrouvé, tôt ou tard ! En ce moment, vos collègues[31] germaniques explorent son domicile, interrogent ses relations, mettent son passé en charpie pour découvrir les rameaux de ce méchant arbre.
Ils y parviendront. Croyez-moi, un coup vient d’être porté à cette infernale organisation. Mortel, je présume ! Le membre d’une bande identifié, c’est la maille qui file à un bas. D’ici peu de temps, se produira « l’échelle » à travers laquelle vous apercevrez la peau nue.
Reste un mystère qui nous est personnel à élucider : les photographies de notre très chère Berthe. Je reconnais ma perplexité. Pourtant, une lueur me vient, bel ami. Une suggestion. Fragile ! Insensée. Je vous la livre sans barguigner car la familiarité vraie c’est de pouvoir tout se dire. Supposez que le réseau Couillognum ait eu vent du don de Berthe. Hmmm ? Qu’on ait appris en haut lieu la facilité avec laquelle notre chère chérie répare ce que la médecine jusque-là estimait irréparable.
Vous me suivez bien tous ? Pour le coup, Mme Bérurier devient pour eux un personnage d’une singulière importance puisqu’elle peut neutraliser leurs basses — ô combien ! — et impitoyables manœuvres. Elle est l’ENNEMIE, en majuscules d’imprimerie. Si mon raisonnement se tient, mes bons enfants, nous nous trouvons dans une situation inversée. À savoir qu’au lieu de poursuivre, c’est nous qui risquons d’être poursuivis. Ou du moins Berthe. Les gens de la Couillognum Society ne supporteront pas qu’elle piétine ce que je n’ose appeler leurs plates-bandes. Ces vilains ont compris notre tactique : enquêter auprès des impuissants particuliers. Ils s’apprêtaient, sans doute sur l’initiative de Peter Blut, à diffuser le portrait de la chère infirmière dans l’entourage de ceux qui nous restent à voir. Par conséquent, visitons-les. Et surveillons Berthe ! De très près ! Désormais, elle est l’appât.
Alors, bon appétit, messieurs !
Où m’avez-vous dit que se trouvait notre prochain « client », commissaire ?
Ah, oui, en Suisse ! Un chef d’orchestre réputé, n’est-ce pas ? Son nom ? Oskar Hamboler ? Connais pas. Et pourtant, je suis mélomane. Il est vrai que la gloire est à deux dimensions. Il existe la gloire locale et la gloire universelle. Elle n’ont rien de commun. Les gloires universelles sont souvent les moins connues. Elles ricochent d’élite en élite sans atteindre la masse. Il vaut mieux être un grand chez soi qu’un petit chez les autres, car les autres, somme toute, c’est le superflu de l’existence, la figuration confuse… Cet Oskar Hamboler doit probablement rameuter les foules suisses lorsqu’il se produit. Mais existe-t-il une « foule suisse » ? Voilà deux mots qui ne paraissent guère mariables. La Suisse, c’est une unité composée d’une foultitude d’unités. Elle est divisée mais une. Je la connais bien, allez ! Candide et rusée à la fois. Charitable et grippe-sou. Paysanne somme toute. Voulez-vous que je me permette une image baroque ? Eh bien, moralement, ses montagnes sont à plat. Cela paraît farfelu comme définition, mais je me comprends. Le Suisse vit à l’horizontale sur ses pentes. Il n’a pas le pied montagnard : il a le pied marin, et c’est ce qui fait sa force ; car la véritable force d’une nation ne réside ni dans son armement ni même dans sa culture : elle se trouve dans les pieds de ses habitants. Il y a une manière de fouler son pays qui fait qu’on en est le propriétaire ou seulement l’occupant. Le Suisse a un pas de propriétaire. Il n’est pas de passage : il est là !
Si je vous avouais… Ça me fait tout guilleret d’aborder un musicien. J’imagine que l’impuissance dont « le nôtre » est frappé ne doit pas tellement perturber sa vie, la vie d’un musicien étant la musique… Chevillée au corps, mes très chers ! Che-vil-lée ! Un exemple ? Mais alors un pur, un vrai ?
Soit ! Vous l’aurez voulu.
Imaginez que j’ai compté un temps, parmi mes pratiques, un violoniste fameux.
Peu porté sur la chose, je vous le dis tout net. Veuf, il venait chez moi avant chacun de ses concerts, comme un jockey se purge pour faire le poids. Il avait besoin de solder tous les arriérés avec son corps afin d’être pleinement disponible et de pouvoir intégrer son âme à celle de son Stradivarius. À la même époque deux messieurs fréquentaient mon appartement. Très assidus. Un gros bonnetier, riche à périr, et son secrétaire, jeune homme aux mœurs indécises. Ces deux messieurs n’étaient pas à proprement parler homosexuels, bien qu’ils se livrassent parfois à des ébats qui eussent pu le donner à penser. Le patron était plutôt un blasé et son collaborateur un insatisfait. Les femmes ne l’émouvaient pas, et les hommes le laissaient incomblé. Dure clientèle que celle-là, mais exaltante, commissaire. Il faut faire montre d’invention, d’originalité, d’audace. Trouver du nouveau, encore et toujours. Réformer, rénover, oser ! J’aime !
Bref, un après-midi que mes bonnetiers débarquent, le regard en point d’interrogation, je leur annonce que nous allons procéder à une petite expérience relevant du domaine de la physique. Le matériel en est des plus simples : une grosse olive de plastique à laquelle est fixée une corde à violon. Le « sujet » loge l’olive dans une partie de sa personne que le corps médical réserve habituellement aux thermomètres et autres suppositoires. Ensuite de quoi il se contracte. Un partenaire complaisant doit alors tendre la corde au maximum et promener un archet dessus. Il en résulte des vibrations d’une délicatesse infinie qui, généralement, comblent d’aise le patient.
Mon idée charme mes visiteurs.
On se met en place pour le récital. L’opération commence. L’aimable secrétaire nous déclare aussitôt sa joie, ce qui provoque la mienne, ma conscience professionnelle étant ce que vous savez. Soudain la porte s’ouvre à la volée. Qui voyons-nous surgir, le cheveu en bataille comme au plus fort d’un concerto, dans ses caleçons longs de violoniste ? Monsieur… Pardon, étourdie, j’allais lâcher son nom ! et ne me le serais pas pardonné. Oui : notre virtuose. Je l’ai encore devant les yeux, d’une précision totale. Son regard survolté ! Sa pâleur… Le tremblement de ses lèvres. Sa poitrine haletante. « Et moi qui pensais à un yukulele ! finit-il par s’exclamer. Ou peut-être à une cithare, voire à un banjo désaccordé. Quelle surprenante sonorité ! Comme c’est souple ! Ce que c’est velouté ! Vous permettez ? »
Il m’a pris la corde et l’archet. Il a essayé. Il soupirait d’extase.
— En avez-vous d’autres, ma chère dame ? m’a-t-il demandé.
Moi, jamais prise au dépourvu, je lui présente une demi-douzaine d’olives à cordes. Rien n’est plus fâcheux qu’un incident mécanique au moment crucial. Imaginez-vous Eddy Merckx crevant lors d’une échappée sans que son directeur technique soit en mesure de lui passer une autre roue ? Du coup, mon violoniste entre en transes !
— Vous permettez, cher monsieur, s’excuse-t-il en logeant d’autres olives près de la première, avec l’avare frénésie d’un écureuil constituant des stocks de glands pour l’hiver, vous permettez ?
L’autre permettait, de grand cœur ! C’était un garçon d’un abord facile. Lorsqu’il a eu mis six olives en place, le violoniste nous a tous mobilisés pour tendre les cordes. On aurait dit un graphique d’Air France montrant le rayonnement de ses lignes à travers le monde, depuis Paris.
Alors, « il » a joué, mes amis. Le Menuet de Boccherini pour débuter, crois-je me souvenir. C’était divin. D’une qualité encore jamais atteinte. Tout le monde pleurait, y compris « l’instrument ». On en avait le souffle coupé. On l’a supplié de continuer. Il nous a interprété du Bach ! Du Vivaldi… Les compositeurs les plus divers se trouvaient comme sublimés par cette exécution absolument inédite. Nous regrettions qu’il ne puisse se produire en public. Quel triomphe il aurait fait !
Mais allez donc jouer de ÇA à Pleyel !
Vous savez combien les gens, les mélomanes surtout, sont conservateurs !
Ainsi parla la marquise.