Chapitre 8
Angélique attendit Desgrez dans sa maison du pont Notre-Dame. Le policier aimait habiter sur les ponts, tandis que ceux qu'il pourchassait habitaient dessous. Mais le décor avait changé depuis la première visite qu'Angélique lui avait faite, des années auparavant, dans une des maisons croulantes du Petit-Pont. Il avait maintenant pignon sur ce très riche pont Notre-Dame, presque neuf et d'un mauvais goût de bourgeois cossu, avec ses façades ornées de dieux termes supportant fruits et fleurs, ses médaillons de rois, ses statues, tout cela peint « au naturel » de couleurs éclatantes.
La chambre où Angélique avait été introduite par le concierge reflétait le même confort roturier. Mais c'est à peine si la jeune femme jeta un coup d'œil au vaste lit dont le baldaquin était soutenu par des colonnes torses, et à la table de travail garnie d'objets de bronze doré.
Elle ne se posait pas de questions sur les circonstances qui avaient pu procurer à l'avocat cette modeste aisance. Desgrez était à la fois une présence et un souvenir. Elle avait l'impression qu'il savait tout d'elle, et cela la reposait. Il était dur et indifférent, mais sûr comme un pilier. En lui remettant son suprême message, elle pourrait s'éloigner l'esprit en repos : ses enfants ne seraient pas abandonnés.
La fenêtre ouverte donnait sur la Seine. On entendait un bruit d'avirons. Ils ruisselèrent comme une cascade lorsqu'ils se replièrent tous au passage du pont. Il faisait beau dehors. Le temps était doux. Un délicat soleil d'automne miroitait sur le carrelage noir et blanc, soigneusement frotté d'huile.
Enfin, Angélique entendit dans le couloir les claquements d'éperon d'un pas décidé. Elle reconnut le pas de Desgrez.
Il entra, ne marqua aucune surprise.
– Madame, je vous salue. Sorbonne, mon chien, reste dehors, avec tes pattes crottées.
Cette fois encore, il était vêtu, sinon avec recherche, du moins avec confort. Un galon de velours noir soulignait le collet de son ample manteau, qu'il jeta sur une chaise. Mais elle retrouva l'ancien Desgrez au geste sans façon dont il se débarrassa de son chapeau et de sa perruque. Puis il détacha son épée. Il paraissait de fort bonne humeur.
– Je reviens de chez M. d'Aubrays. Tout marche pour le mieux. Ma chère, vous allez rencontrer les plus grands personnages du commerce et de la finance. Il est même question que M. Colbert lui-même assiste à la séance.
Angélique eut un sourire poli. Ces paroles lui semblaient vaines, et ne parvenaient pas à secouer son hébétude. Elle n'aurait pas l'honneur de connaître M. Colbert. À l'heure où ces omnipotents personnages se réuniraient en quelque quartier éloigné, le corps d'Angélique de Sancé, comtesse de Peyrac, marquise des Anges, s'en irait au fil de l'eau entre les berges dorées de la Seine. Elle serait libre alors : plus personne ne l'atteindrait. Et peut-être que Joffrey la rejoindrait...
Elle tressaillit parce que Desgrez parlait toujours et qu'elle ne comprenait plus ses paroles.
– Que dites-vous ?
– Je dis que vous êtes en avance, madame, pour le rendez-vous.
– Aussi n'est-ce pas lui qui m'amène. En fait, je passe chez vous en courant, car un charmant « muguet » m'attend pour me conduire à la galerie du Palais où je veux admirer les dernières nouveautés. Peut-être, ensuite, pousserai-je jusqu'aux Tuileries. Ces distractions me permettront d'attendre sans nervosité l'heure fatidique du rendez-vous. Mais j'ai là une enveloppe qui m'encombre. Pourriez-vous la garder ? Je la reprendrai en passant.
– À vos ordres, madame.
Il prit le pli cacheté et, se dirigeant vers le petit coffre posé sur une console, l'ouvrit et y déposa l'enveloppe.
Angélique se détourna pour rassembler son éventail et ses gants. Tout était très simple, tout se déroulait sans heurts. Avec la même simplicité, elle allait marcher, sans se presser. Il suffirait seulement, à un moment donné, d'obliquer vers la Seine... Le soleil ferait miroiter l'eau du fleuve comme un carrelage noir et blanc...
Le bruit grinçant lui fit relever la tête. Elle vit Desgrez qui tournait la clef dans la serrure de la porte. Puis, d'un air fort naturel il glissa la clef dans sa poche et revint vers la jeune femme en souriant.
– Asseyez-vous encore quelques minutes, dit-il. Il y a longtemps que je désire vous poser deux ou trois questions, et l'occasion de votre visite me semble propice.
– Mais... on m'attend !
– « On » vous attendra, fit Desgrez toujours souriant. D'ailleurs ce sera très vite fait. Asseyez-vous, je vous prie.
Il lui indiquait une chaise devant la table, et lui-même prit place de l'autre côté. Angélique était trop lasse pour élever d'autres objections. Depuis plusieurs jours, ses gestes n'avaient pas plus de réalité que ceux d'une somnambule. Il y avait pourtant quelque chose qui n'allait pas. Quoi donc ?... Ah ! oui ! Pourquoi Desgrez avait-il fermé la porte à clef ?
– Les renseignements que j'ai à vous demander concernent une affaire assez grave, dont je m'occupe actuellement. La vie de plusieurs personnes en dépend. Il serait trop long, et inutile d'ailleurs, que je vous explique la genèse de cette affaire. Il suffit que vous répondiez à mes questions. Voici...
Il parlait sans la regarder et avec beaucoup de lenteur. La main posée en auvent sur ses yeux mi-clos, il paraissait absorbé par une vision lointaine.
– Il y a près de quatre ans de cela, une nuit, au cours d'un cambriolage chez un apothicaire du faubourg Saint-Germain, le sieur Glazer. deux malfaiteurs de bas étage furent arrêtés. Pour autant que je m'en souvienne, ils portaient, dans le milieu argotier, les surnoms de Tord-Serrure et de Prudent. On les pendit. Cependant, avant de mourir, au cours de la question, le nommé Prudent prononça certaines paroles que j'ai retrouvées dernièrement, consignées dans un procès-verbal du Châtelet, et qui éclairent singulièrement mon enquête actuelle. Elles concernent ce que le sieur Prudent a vu chez le sieur Glazer au cours de la visite impromptue qu'il lui rendit cette nuit-là. Malheureusement, les termes de ce témoignage sont imprécis. C'est un bafouillage qui laisse soupçonner beaucoup de choses et ne prouve rien. Aussi je voudrais vous demander de m'éclairer. Qu'y avait-il chez le vieux Glazer ?
Le monde devenait de plus en plus irréel. Le décor de la chambre s'effaçait. Une seule lumière demeurait, celle des prunelles brunes de Desgrez ouvertes subitement, et qui avaient une sorte de rayonnement rouge et étrange, une clarté d'écaillé translucide.
– C'est à moi que vous posez cette question ? demanda Angélique.
– Oui. Qu'avez-vous vu cette nuit-là, chez le vieux Glazer ?
– Comment voulez-vous que je le sache ? Je crois que vous perdez l'esprit.
Desgrez poussa un soupir et la lumière de ses yeux s'éteignit derrière ses paupières baissées. Il prit sur la table une plume d'oie et commença à la retourner machinalement dans ses doigts.
– Il y avait une femme chez le vieux Glazer cette nuit-là, et qui accompagnait les cambrioleurs. Pas n'importe qui ! Une femme qui portait un nom dans la classe dangereuse, j'ai pu m'en rendre compte : la marquise des Anges. Vous n'en avez jamais entendu parler ? Non ? Cette femme était la compagne d'un illustre bandit de la capitale : Calembredaine. Ce Calembredaine s'est fait prendre en 1661, à la foire Saint-Germain, et on l'a pendu...
– Pendu !... s'exclama-t-elle.
– Non, non, fit doucement Desgrez, ne vous troublez pas, madame... On ne l'a pas pendu. À la vérité, il s'est échappé en sautant à la Seine et... il s'est noyé. On a retrouvé son corps avec deux livres de sable dans la bouche, et gonflé comme une outre. Dommage, un si bel homme ! Je comprends que vous pâlissiez ! Je reviens donc à la marquise des Anges, digne compagne de ce triste sire, qui était, comme vous ne l'ignorez pas, un cambrioleur renommé et un assassin. Condamné aux galères, il s'était évadé, etc. Elle, son règne a été bref mais édifiant : elle a participé à de nombreux cambriolages, attaques à main armée de carrosses tels que celui de la propre fille du lieutenant civil. Elle a plusieurs assassinats à son actif, entre autres celui d'un archer du Châtelet, dont elle a ouvert le ventre fort proprement, je vous prie de le croire...
L'esprit d'Angélique sortait de son engourdissement. La jeune femme sentit le piège se refermer sur elle.
Son regard se tourna vers la fenêtre ouverte, par où montait le bruit de l'eau. La Seine était là !... La suprême évasion ! « Je coulerai jusqu'au fond ! J'en aurai fini avec le monde des hommes, ce monde odieux ! »
– La marquise des Anges était avec Prudent dans la maison de Glazer, reprit Desgrez. Elle a vu ce qu'a vu cet homme. Elle a...
D'un élan, elle avait bondi vers la fenêtre. Elle y trouva Desgrez, plus prompt qu'elle. Il lui saisit les poignets et la fit reculer jusqu'à la chaise, où il la rejeta brutalement. Son expression s'était transformée.
– Ah ! non, pas de ça ! gronda-t-il. Pas de ce petit jeu avec moi !
Il penchait sur elle un cruel visage.
– Allez parle, et grouille-toi un peu, si tu ne veux pas que je te bouscule. Qu'as-tu vu chez le vieux Glazer ?
Angélique le regardait fixement. Dans son cœur, s'affrontaient des sentiments contradictoires, auxquels se mêlaient la crainte et la colère.
– Je vous interdis de me tutoyer.
– Je tutoie toujours les filles que j'interroge.
– Vous êtes devenu complètement fou, je crois ?
– Réponds ! Qu'as-tu vu chez Glazer ?
– Je vais appeler au secours.
– Tu peux hurler tant qu'il te plaira. La maison est habitée par des archers. Interdiction d'entrer chez moi, même si l'on entend crier à l'assassin.
La sueur se mit à perler aux tempes d'Angélique.
« Il ne faut pas, se dit-elle, il ne faut pas transpirer. Nicolas racontait que c'est très mauvais signe. Cela veut dire qu'on est prêt à « manger le morceau »... Un soufflet magistral s'abattit sur sa joue.
– Vas-tu parler ? Qu'as-tu vu chez Glazer ?
– Je n'ai rien à vous dire. Brute ! Laissez-moi partir.
Desgrez se rapprocha d'elle et, la prenant sous les coudes, la contraignit à se lever, mais avec précaution, comme si elle avait été gravement malade.
– Tu ne veux pas parler, mon petit bijou ? dit-il avec une douceur inattendue. C'est pas gentil, tu sais. Tu veux absolument que je me fâche ?...
Il la tenait tout contre lui. Très lentement, ses mains glissaient le long des bras de la jeune femme et ramenaient ses coudes en arrière. Soudain, elle fut traversée d'une douleur épouvantable et elle poussa un cri aigu. On aurait dit qu'une tenaille de fer venait de lui arracher les deux bras. La prise du policier était telle qu'elle ne pouvait faire un mouvement sans avoir l'impression de recevoir un coup de poignard entre les côtes. Mais c'étaient surtout ses doigts qui la faisaient horriblement souffrir, ses doigts écartelés, distendus, et dont la moindre pression rendait la torture encore plus intolérable.
– Allons, parle ! Qu'y avait-il chez Glazer ?
Angélique était en nage. Un élancement insupportable lui martelait la nuque, les omoplates, gagnait les reins.
– C'est pourtant pas terrible ce que je te demande là. Un simple petit renseignement pour une affaire qui ne te concerne même pas, ni toi, ni tes gueux de compagnons... Parle, ma belle, je t'écoute. Tu ne veux toujours pas ?
Il fit un imperceptible mouvement et les doigts fragiles d'Angélique craquèrent. Elle hurla. Sans s'émouvoir, il reprenait :
– Voyons, l'ami Prudent, au Châtelet, parlait d'une farine, blanche... Tu as vu cela, toi aussi ?
– Oui.
– Qu'est-ce que c'était ?
– Du poison... de l'arsenic.
– Ah ! tu savais même que c'était de l'arsenic ? fit-il en riant.
Et il la lâcha. Il était devenu songeur et paraissait penser à autre chose. Brisée de souffrance, elle reprenait souffle.
Au bout d'un moment, il sortit de ses réflexions, la poussa de nouveau sur la chaise et, attirant un tabouret, s'assit devant elle.
– Là, maintenant que tu es raisonnable, on ne va plus te faire de mal.
Il était tout près d'elle et serrait entre ses genoux les genoux tremblants d'Angélique. Elle regardait les paumes de ses propres mains, livides et comme mortes.
– Maintenant, raconte-moi ta petite histoire.
Il penchait un peu la tête et ne la regardait plus. Il redevenait le dur confesseur des secrets sinistres. Elle se mit à parler d'une voix monocorde.
– Chez Glazer, il y avait une chambre avec des cornues... un laboratoire.
– Normal... Chacun sait qu'il est apothicaire.
– Cette poudre blanche était sur un étal dans un plat de bronze. Je lai reconnue à son odeur d'ail. Prudent a voulu y goûter. Je l'en ai empêché en lui disant que c'était du poison.
– Qu'as-tu remarqué encore ?
– Près du plat d'arsenic, il y avait un paquet en papier grossier, scellé de cachets rouges.
– Et sur ce papier, y avait-il quelque chose d'écrit ?
– Oui : pour M. de Sainte-Croix.
– Parfait. Ensuite ?
– Prudent avait renversé une cornue, qui s'est brisée. Le bruit a dû réveiller le propriétaire de la maison. Nous nous sommes sauvés, mais, en traversant le vestibule, nous l'avons entendu descendre l'escalier. Il a crié : « Nanette ! (ou un prénom de ce genre). Vous avez oublié d'enfermer les chats ». Il a dit encore : « Est-ce vous, Sainte-Croix ? Vous venez chercher le remède ? »
– Parfait ! Parfait !
– Après...
Le policier eut un geste dédaigneux.
– Après, ça m'est égal ! J'ai ce qu'il me faut...
Après... Angélique revoyait la rue obscure où avait surgi, bondissante, la silhouette du chien Sorbonne. Elle se revoyait courant comme une folle. Le passé ne voulait pas mourir. Il renaissait, noir, sordide, effaçant d'un coup ces quatre années de patient et honnête labeur. Elle essaya d'avaler sa salive, mais sa gorge était dure comme du bois. Elle réussit enfin à articuler :
– Desgrez... depuis quand savez-vous ?...
Il lui lança un regard moqueur.
– Que tu es la marquise des Anges ? Ma foi, depuis cette nuit-là. Crois-tu qu'il est dans mes habitudes de relâcher une fille quand je l'ai poissée, et surtout de lui rendre son couteau ?...
Ainsi, il l'avait reconnue ! Il savait toutes les étapes de sa déchéance. Elle dit précipitamment :
– Il faut que je vous explique. Calembredaine était un petit paysan de mon pays... un compagnon d'enfance. Nous parlions le même patois.
– J'te demande pas de me raconter ta vie, grogna-t-il durement.
Mais elle se cramponna à lui, criant d'une voix plaintive :
– Si... il faut que je vous dise... il faut que vous me compreniez. C'était mon compagnon d'enfance. Il était valet au château. Puis il a disparu. Il m'a retrouvée quand je suis venue à Paris... Vous comprenez, il me voulait toujours... Et tous m'avaient abandonnée... Vous aussi, vous m'aviez abandonné... dans la neige. Alors il m'a prise, il m'a soumise... C'est vrai que je l'ai suivi, mais je n'ai pas commis tous les crimes que vous m'imputez. Desgrez ce n'est pas moi qui ai tué l'archer Martin, je vous le jure... Je n'ai tué qu'une fois. Oui, c'est vrai, j'ai tué le Grand Coësre. Mais c'était pour sauver ma vie, pour arracher mon enfant à un sort horrible.
Desgrez eut un haussement de sourcils amusé et surpris.
– C'est toi qui as tué le Grand Coësre, ce Rolin-le-Trapu dont tout le monde avait peur ?
– Oui.
Il se mit à rire doucement.
– Oh, la, la ! Quel numéro, cette marquise des Anges ! Toi, toute seule ? Avec ton grand couteau ? Couic !
Elle devint blême. Le monstre était là, à deux pas, affaissé sur lui-même, avec sa gorge ouverte d'où le sang jaillissait à grands hoquets. Elle crut qu'elle allait vomir. Desgrez lui tapota la joue en riant.
– Allons, ne fais pas cette tête-là ! Tu as l'air toute gelée. Viens un peu que je te réchauffe.
Il l'attira sur ses genoux, la serra très fort contre lui, puis lui mordit les lèvres avec violence.
Elle poussa un cri de douleur et s'arracha à ses bras.
Tout à coup, elle avait repris son sang-froid.
– Monsieur Desgrez, dit-elle, en rassemblant ce qui lui restait de dignité, je vous serais obligée de prendre une décision à mon égard. M'arrêtez-vous ou me laissez-vous partir ?
– Ni l'un ni l'autre pour le moment, fit-il avec nonchalance. Après une petite conversation comme la nôtre, on ne peut pas se quitter comme ça. Tu penserais que le policier est une grande brute. Alors que je peux être si doux à l'occasion.
Il se dressa près d'elle. Il souriait, mais ses yeux avaient retrouvé leur lumière d'écaillé rouge. Sans qu'elle pût ébaucher un geste de défense, il l'enleva dans ses bras. Il murmura, son visage penché vers le sien :
– Viens, ma jolie petite bête.
– Je ne veux pas que vous me parliez de cette façon-là, cria-t-elle. Et elle éclata en sanglots.
C'était venu brusquement. Un ouragan de larmes, un déchaînement de sanglots, qui lui arrachaient le cœur, qui la suffoquaient.
Desgrez la porta jusqu'au lit où il l'assit, et il resta un long moment à la regarder tranquillement, avec beaucoup d'attention. Puis, quand la violence de ce désespoir s'apaisa un peu, il se mit à la dévêtir. Elle sentit sur sa nuque le contact de ses doigts, qui retiraient les épingles de son corsage avec l'habileté d'une chambrière. Inondée de larmes, elle n'avait plus la force de résister.
– Desgrez, vous êtes méchant ! sanglota-t-elle.
– Mais non, ma mignonne, je ne suis pas méchant.
– Je croyais que vous étiez mon ami... Je croyais que... Oh ! mon Dieu ! que je suis malheureuse.
– Tutt ! Tutt ! en voilà des idées, fit-il d'un ton d'indulgence grondeuse.
D'une main leste, il relevait les grandes jupes, dégrafait les jarretières, roulait les bas de soie, la déchaussait.
Quand elle n'eut plus que sa chemise, il s'écarta et elle l'entendit se dévêtir à son tour, en sifflotant, jetant ses bottes, son justaucorps, son ceinturon, aux quatre coins de la pièce. Puis, d'un bond, il la rejoignit sur le lit et tira les courtines.
Dans la pénombre chaude de l'alcôve, le grand corps poilu de Desgrez semblait rouge et velouté de noir. L'homme n'avait rien perdu de son entrain.
– Hop là, ma fille ! Qu'est-ce que ces façons pantelantes ? Fini de pleurer ! On va rire. Viens donc un peu ici !
Il lui arracha sa chemise et en même temps lui assena sur les reins une claque si retentissante qu'elle bondit, enragée d'humiliation, et lui planta dans l'épaule ses petites dents aiguës.
– Ah ! la chienne ! cria-t-il. Voilà qui mérite correction !
Mais elle se débattait. Ils luttèrent. Elle lui criait les injures les plus basses qu'elle pouvait trouver. Tout le vocabulaire de la Polak y passait, et Desgrez riait comme un fou. L'éclat de ce rire, de ces dents blanches, l'acre odeur de tabac qui se mêlait à cette sueur virile bouleversaient Angélique jusqu'aux moelles. Elle était sûre de haïr Desgrez, de souhaiter sa mort. Elle lui criait qu'elle le tuerait avec son couteau. Il riait de plus belle. Enfin il réussit à l'abattre sous lui et chercha ses lèvres.
– Embrasse-moi, disait-il. Embrasse le policier... Obéis, ou je te flanque une tripotée dont il te cuira pendant trois jours... Embrasse-moi... Mieux que ça. Je suis certain que tu sais très bien embrasser...
Elle ne pouvait plus résister aux injonctions impérieuses de cette bouche qui la mordait sans pitié à chacun de ses refus. Elle céda.
Elle céda si bien que, quelques instants plus tard, le désir la rejeta, aveugle, contre ce corps qui l'avait vaincue. Leur lutte prit un autre sens, celui de la lutte éternelle des dieux et des nymphes dans les bois de l'Olympe. La gaieté de Desgrez en amour était prodigieuse, inaltérable. Elle gagnait Angélique comme une fièvre. La jeune femme se disait que Desgrez la traitait sans aucun respect, que jamais personne ne l'avait traitée ainsi, même Nicolas, même le capitaine. Mais, la tête renversée contre le rebord du lit, elle s'entendait rire d'un rire de fille lutinée. Elle avait très chaud maintenant. Son corps, secoué de frissons, s'épanouissait.
Enfin l'homme la ramena vers lui d'un bras impérieux. Une seconde, elle entrevit un masque différent : paupières closes, gravité passionnée, un visage où tout cynisme se mourait, toute ironie s'évanouissait sous la poussée d'un sentiment unique. L'instant d'après, elle sentit qu'elle lui appartenait. Et il riait de nouveau, d'une façon gourmande et sauvage. Il lui déplut ainsi. À ce moment, elle avait besoin de tendresse. Un nouvel amant éveillait toujours en elle, à la première étreinte, un réflexe d'étonnement et d'effroi, peut-être de dégoût. Son excitation tomba. Une lassitude pesante comme du plomb l'envahit. Elle se laissait prendre, inerte, mais il ne paraissait pas s'en formaliser. Elle eut l'impression qu'il usait d'elle comme de n'importe quelle fille.
Alors elle se plaignit, roulant sa tête de droite à gauche.
– Laisse-moi... Laisse-moi !
Mais il s'acharnait comme s'il eût voulu l'épuiser complètement. Tout devenait noir. La tension nerveuse qui l'avait soutenue depuis plusieurs jours cédait devant une fatigue écrasante. Elle n'en pouvait plus. Elle était à bout de forces, de larmes, de volupté...
*****
En s'éveillant, elle se vit étendue sur le lit dévasté, bras et jambes rejetés autour d'elle comme une étoile de mer, dans la position où le sommeil l'avait saisie. Les courtines du lit étaient relevées. Un rond de soleil rose dansait sur le carrelage. Elle entendait chanter l'eau de la Seine entre les arches du pont Notre-Dame. Un autre bruit s'y mêlait, plus proche : une sorte de grattement actif et discret.
Elle tourna la tête et aperçut Desgrez qui écrivait à sa table. Il portait sa perruque et un rabat blanc empesé. Il paraissait fort calme et absorbé par son travail. Elle le contempla sans comprendre. Ses souvenirs restaient flous. Son corps lui paraissait de plomb et sa tête légère. Elle prit conscience de sa posture impudique et rapprocha ses jambes.
À ce moment, Desgrez releva la tête. Voyant qu'elle était éveillée, il posa sa plume sur l'écritoire et s'approcha du lit.
– Comment allez-vous ? Vous avez bien dormi ? demanda-t-il d'une voix tout à fait courtoise et naturelle.
Elle le regarda d'un air quelque peu stupide. Elle n'était pas très certaine de lui. Où donc l'avait-elle vu terrifiant, brutal, paillard ? En rêve, sans doute.
– Dormi ? balbutia-t-elle. Vous croyez que j'ai dormi ? Depuis combien de temps ?
– Ma foi, cela fait bien trois heures que j'ai sous les yeux ce charmant spectacle.
– Trois heures ! répéta Angélique en sursautant et en attirant le drap pour se couvrir. Mais c'est affreux ! Et le rendez-vous de M. Colbert ?
– Il vous reste une heure pour vous y préparer.
Il alla vers la pièce voisine.
– J'ai là une salle de bains confortable et tout ce qu'il faut pour la toilette des dames : fards, mouches, parfums, etc.
Il revenait, tenant sur le bras une robe de chambre soyeuse qu'il lui lança.
– Mettez cela et dépêchez-vous, ma belle.
Un peu étourdie et avec l'impression d'évoluer dans une atmosphère cotonneuse, Angélique entreprit de se baigner et de se rhabiller. Ses effets étaient soigneusement plies sur un coffre. Devant un miroir, il y avait aussi un grand nombre d'accessoires, pour le moins étonnants dans cette garde-robe de célibataire : pots de blanc de céruse et de vermillon, noir pour les paupières, toute une gamme de flacons de parfum. La mémoire revenait peu à peu à Angélique. Ce n'était pas sans peine, car sa pensée lui semblait incapable de se remettre en marche. Elle se souvint de la gifle retentissante dont le policier l'avait à demi assommée. Oh ! c'était épouvantable ! Il l'avait traitée comme une fille, sans aucun respect. Et il savait qu'elle était la marquise des Anges. Qu'allait-il faire d'elle maintenant ?...
Elle entendit grincer la plume d'oie. Soudain, Desgrez se leva et demanda :
– Vous vous en tirez ? Puis-je vous servir de chambrière ?
Sans attendre de réponse, il entra et commença à nouer avec dextérité les cordons de sa jupe.
Angélique ne savait plus que penser.
Au souvenir des caresses qu'il lui avait imposées, la gêne la paralysait. Mais vraiment Desgrez semblait penser à tout autre chose. Elle aurait cru rêver, si le miroir ne lui avait montré son propre visage de femme sensuelle et assouvie, aux paupières noircies par la fatigue du plaisir, aux lèvres gonflées par la morsure des baisers. Quelle honte ! Aux yeux les moins avertis, ses traits portaient les marques des violents ébats où Desgrez l'avait entraînée.
Machinalement, elle posa deux doigts sur ses lèvres enflées qui continuaient de la brûler presque douloureusement.
Elle croisa dans la glace le regard de Desgrez. Celui-ci ébaucha un demi-sourire.
– Oh ! oui, ça se voit, dit-il. Mais cela n'a aucune importance. Ces graves personnages que vous allez rencontrer n'en seront que plus subjugués... et peut-être vaguement envieux.
Sans répondre, elle acheva de lisser ses boucles, colla une mouche au coin d'une de ses pommettes.
Le policier avait noué son baudrier et prenait son feutre... Il était vraiment élégant, bien que sa tenue gardât quelque chose de sombre et d'austère.
– Vous gravissez les échelons, monsieur Desgrez, dit Angélique en s'efforçant d'imiter sa désinvolture. Voici que vous portez l'épée, et votre appartement est, ma foi, très bourgeois.
– Je reçois beaucoup. Voyez-vous, la société évolue étrangement. Est-ce ma faute si les pistes que je flaire me mènent toujours un peu plus haut ? Sorbonne se fait vieux. Quand il mourra, je ne le remplacerai pas, car ce n'est plus dans les bouges qu'il faut aller chercher les pires assassins de notre temps. C'est en d'autres lieux.
Il parut réfléchir et ajouta en hochant la tête :
– Dans les salons, par exemple... Êtes-vous prête, madame ?
Angélique prit son éventail et fit signe que oui.
– Dois-je vous rendre votre enveloppe ?
– Quelle enveloppe ?
– Celle que vous m'avez confiée en arrivant ici.
La jeune femme fronça les sourcils. Puis, brusquement, elle se souvint et sentit une légère rougeur lui monter au front. S'agissait-il de l'enveloppe contenant son testament et qu'elle avait remise à Desgrez avec l'intention d'aller ensuite se tuer ? Se tuer ? Quelle drôle d'idée ! Mais pourquoi donc voulait-elle se tuer ? Ce n'était vraiment pas le moment. Alors que, pour la première fois depuis des années, elle était sur le point de voir aboutir toutes ses démarches, qu'elle tenait presque le roi de France à sa merci !...
– Oui, oui, fit-elle précipitamment. Rendez-la-moi.
Il ouvrit le coffre et lui tendit l'enveloppe cachetée. Mais il la retint au moment où Angélique allait la saisir, et elle leva sur lui des yeux interrogateurs. Desgrez avait de nouveau ce regard au reflet rouge qui semblait pénétrer comme un rayon jusqu'au tréfonds de l'âme.
– Vous vouliez mourir, n'est-ce pas ?
Angélique le dévisagea, comme une enfant prise en faute. Puis elle baissa la tête avec un hochement affirmatif.
– Et maintenant ?
– Maintenant ?... Je ne sais plus. En tout cas, il n'est pas question que je ne profite pas de la veulerie de ces gens pour en tirer un bon parti. L'occasion est unique et je suis persuadée que, si j'arrive à lancer le chocolat, je pourrai refaire sûrement ma fortune.
– Voilà qui est parfait.
Il lui reprit l'enveloppe et, se dirigeant vers l'âtre, la jeta dans le feu. Lorsque la dernière feuille se fut consumée, il revint vers elle, toujours calme et souriant.
– Desgrez, murmura-t-elle, comment avez-vous deviné ?...
– Oh ! ma chère, s'exclama-t-il en riant, croyez-vous que je sois assez niais pour ne pas trouver suspecte une femme qui arrive chez moi, l'air hagard, sans poudre ni rouge, et qui me raconte qu'elle a rendez-vous pour aller parader à la galerie du Palais ?... D'ailleurs...
Il parut hésiter.
– Je vous connais trop bien, reprit-il. J'ai tout de suite vu que quelque chose n'allait pas, que c'était grave, et qu'il fallait agir vite et vigoureusement. En considération de mes intentions amicales, vous me pardonnerez de vous avoir brutalisée, n'est-ce pas, madame ?
– Je ne sais pas encore, dit-elle avec une certaine rancune. Je réfléchirai.
Mais Desgrez se mit à rire en la couvant d'un chaud regard. Elle en fut humiliée. Mais en même temps, elle se disait qu'elle n'avait pas de meilleur ami au monde. Il ajouta :
– Quant au renseignement que vous m'avez confié... de si bonne grâce, ne vous préoccupez pas de ses suites. Il m'est précieux, mais ce n'était qu'un prétexte. Je le conserve. Cependant, j'ai déjà oublié qui me l'a fourni. Un conseil encore, madame, si vous le permettez à un modeste policier : regardez toujours devant vous. Ne vous retournez jamais vers votre passé. Évitez d'en remuer les cendres... Ces cendres qu'on a dispersées au vent. Car, chaque fois que vous y songerez, vous aurez envie de mourir. Et moi, je ne serai pas toujours là pour vous réveiller à temps...
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Masquée et, par surcroît de précaution, les yeux bandés, Angélique fut conduite, dans un carrosse aux rideaux baissés, jusqu'à une petite maison de banlieue de Vaugirard. On ne lui ôta son bandeau que dans un salon éclairé de quelques flambeaux, où se trouvaient quatre ou cinq personnages en perruque, fort compassés et qui semblaient plutôt contrariés de la voir.
Sans la présence de Desgrez, Angélique eût craint de s'être laissé entraîner dans un guetapens dont elle ne serait pas sortie vivante. Mais les intentions de M. Colbert, un bourgeois à la physionomie froide et sévère, étaient loyales. Nul plus que ce roturier, qui désapprouvait les débauches et les dépenses des gens de la cour, ne pouvait mieux admettre le bien-fondé de la requête qu'Angélique adressait au roi. Le souverain lui-même l'avait compris – un peu contraint et forcé, il fallait le reconnaître, par le scandale des pamphlets du Poète-Crotté. Angélique devina vite que, si l'on discutait, ce serait pour la forme. Sa position personnelle était excellente.
Lorsqu'elle quitta, deux heures plus tard, la docte assemblée, elle emportait la promesse qu'un don de 50 000 livres allait lui être remis sur la cassette même du roi, pour la reconstruction de la taverne du Masque-Rouge. La patente de chocolaterie accordée au père du jeune Chaillou serait confirmée. Angélique figurerait nommément cette fois, et il fut spécifié qu'elle ne relèverait d'aucune corporation.
Toutes sortes de facilités pour l'obtention des matières premières lui étaient accordées. Enfin, à titre de réparation, elle demandait, pour elle-même, de devenir propriétaire d'une action de la Compagnie des Indes Orientales, nouvellement fondée. Cette dernière clause surprit ses interlocuteurs. Mais ces messieurs de la finance virent que la jeune femme connaissait parfaitement les affaires. Elle leur fit remarquer que, son commerce intéressant particulièrement des denrées exotiques, la Compagnie des Indes Orientales ne pourrait que se louer d'une cliente qui avait tout avantage à ce que ladite compagnie prospérât et fût soutenue par les plus grandes fortunes du royaume. M. Colbert reconnut en grommelant que les revendications de cette jeune personne étaient évidemment importantes, mais pertinentes et fondées. Dans l'ensemble, tout fut accordé. En échange, les sbires de M. d'Aubrays, lieutenant de police, devaient se rendre dans une masure en rase campagne pour y trouver un coffre déposé là anonymement, et rempli de libelles où s'étalaient en encre grasse les noms du marquis de La Vallière, du chevalier de Lorraine, et de Monsieur, frère du roi.
Dans le même carrosse aux volets fermés qui la ramenait vers Paris, Angélique essayait de contenir sa joie. Cela ne lui semblait pas décent d'être heureuse, surtout lorsqu'on songeait de quelles horreurs était sorti ce triomphe. Mais enfin, si tout se déroulait comme prévu, ce serait bien le diable si elle n'arrivait pas un jour à être l'une des femmes les plus riches de Paris. Et, avec de l'argent, jusqu'où ne pouvait-elle pas monter ? Elle irait à Versailles, elle serait présentée au roi, elle retrouverait son rang, et ses fils seraient élevés comme de jeunes seigneurs.
Pour le retour, on ne lui avait pas bandé les yeux, car il faisait nuit noire. Elle était seule dans le carrosse, mais, toute à ses calculs et à ses rêves, le trajet lui parut court. Elle entendait autour d'elle les claquements de sabots des chevaux d'une petite escorte. Tout à coup, la voiture fit halte et l'un des rideaux fut relevé de l'extérieur. À la lueur d'une lanterne, elle vit le visage de Desgrez se pencher à la portière. Il était à cheval.
– Je vous laisse ici, madame. Le carrosse va vous reconduire chez vous. Dans deux jours, je pense que je vous reverrai pour vous remettre ce qui vous est dû. Tout va bien ?
– Je le pense. Oh ! Desgrez, c'est merveilleux. Si je peux arriver à lancer cette chocolaterie, je suis sûre que ma fortune est faite.
– Vous y arriverez. Vive le chocolat ! dit Desgrez.
Il ôta son feutre et, s'inclinant, il lui baisa la main, peut-être un peu plus longuement que la courtoisie ne l'y autorisait.
– Adieu, marquise des Anges !
Elle eut un petit sourire.
– Adieu, grimaut !