Chapitre 18
Cette nuit-là, Angélique ne put fermer l'œil. Au matin, elle assista à la messe. Elle en sortit très calme. Pourtant, elle n'avait pris aucune décision et lorsque, dans l'après-midi, l'heure du Cours arriva et qu'elle monta dans son carrosse, elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire.
Mais elle avait apporté un soin particulier à sa toilette. Tapotant ses failles et ses soies, elle se gourmanda tout à coup dans la solitude de la voiture. Pourquoi avait-elle étrenné aujourd'hui cette robe nouvelle à trois jupes alternées, couleur de marron dinde, de feuille morte et de tendre verdure ? Une broderie arachnéenne d'or, soulignée de perles, recouvrait comme d'un réseau de ramures étincelantes la première jupe, le manteau de robe et le corsage. Les dentelles du col et des manches nouées de vert reproduisaient le dessin des broderies. Angélique les avait tout spécialement fait exécuter par les ateliers d'Alençon, sur un projet de M. de Moyne, ornemaniste des maisons royales. Angélique avait tout d'abord réservé cette toilette, austère et somptueuse à la fois, pour les réunions de grandes dames telles que celles qu'offrait Mme d'Albret, où les propos mondains ne se voulaient pas trop frivoles. Angélique savait que sa robe lui allait admirablement au teint et aux yeux, bien qu'elle la vieillît un peu. Mais pourquoi l'avait-elle mise pour se rendre au Cours ? Espérait-elle éblouir l'implacable Philippe ou, par la sévérité de sa mise, lui inspirer confiance ?... Elle s'éventa nerveusement pour atténuer la bouffée de chaleur qui lui montait aux joues.
*****
Chrysanthème fronça sa petite truffe humide et jeta un regard perplexe à sa maîtresse.
– Je crois que je vais faire une sottise, Chrysanthème, lui dit la jeune femme avec mélancolie. Mais je ne peux pas renoncer. Non, vraiment, je ne peux pas renoncer. Puis, à la grande surprise du petit chien, elle ferma les yeux et se laissa aller dans le fond de la voiture comme si elle avait perdu toutes ses forces. Cependant, en arrivant aux abords des Tuileries, Angélique se ranima subitement. Les yeux étincelants, elle prit le petit miroir ouvragé qui pendait à sa ceinture et vérifia son maquillage. Paupières noires, lèvres rouges. Elle ne se permettait rien d'autre. Elle n'essayait pas de se blanchir le teint, ayant fini par remarquer que la chaleur de sa carnation lui attirait plus d'hommages que les délicats essais de replâtrage à la mode. Ses dents, soigneusement frottées à la poudre de fleurs de genêts et rincées au vin brûlé, avaient un éclat humide.
Elle se sourit.
Elle prit Chrysanthème sous un bras et, retenant d'une main son manteau de robe, franchit la grille des Tuileries. Un court instant, elle se dit que, si Philippe n'était pas là, elle renoncerait à la lutte. Mais il était là. Elle l'aperçut près du Grand Parterre, aux côtés du prince de Condé, qui pérorait en ce lieu favori où il aimait venir se montrer aux badauds. Angélique avança hardiment vers le groupe. Elle savait tout à coup que, puisque le destin avait amené Philippe aux Tuileries, elle accomplirait ce qu'elle avait décidé. La fin d'après-midi était douce et fraîche. Une ondée légère, qui venait de tomber, avait assombri le sable et verni les premières feuilles aux arbres.
*****
Angélique passait, saluant, souriante. Elle se disait avec contrariété que sa robe jurait horriblement avec le costume que portait Philippe. Lui, toujours vêtu de pâle, il arborait, ce soir-là, un extraordinaire habit bleu paon avec d'épaisses boutonnières de broderies d'or sans intervalles. Toujours à l'avant-garde de la mode, il avait déjà donné à sa tenue la forme nouvelle d'un ample juponnement que l'épée relevait par-derrière. Ses manchettes étaient belles, mais les « canons » étaient à peu près inexistants et le haut-de-chausses serrait étroitement les genoux. Ceux qui portaient encore une rhingrave rougissaient en le rencontrant. De beaux bas écarlates, à coins d'or, accompagnaient les talons rouges de ses souliers de cuir à boucles de diamants. Sous son bras, Philippe portait un petit chapeau de castor, si fin qu'on l'aurait dit de vieil argent poli. Le tour de plume était bleu de ciel, et, comme le jeune homme venait d'arriver, il n'avait pas eu l'ennui de voir ce chef-d'œuvre d'azur défrisé par la pluie printanière. Avec sa perruque blonde cascadant sur ses épaules, Philippe du Plessis-Bellière était semblable à un bel oiseau dressé sur ses ergots.
Angélique chercha des yeux la silhouette de la petite Lamoignon, mais sa triste rivale n'était pas présente. Avec un soupir de soulagement, elle s'empressa vers le prince de Condé, qui affectait, chaque fois qu'il la rencontrait, de la combler d'une affection déçue et résignée.
– Alors, ma galante ! soupira-t-il en frottant son long nez contre le front d'Angélique. Ma cruelle, nous ferez-vous l'honneur de venir au Cours partager notre carrosse ?
Angélique eut un petit cri. Puis elle feignit de jeter un regard embarrassé vers Philippe et murmura :
– Que Votre Altesse me pardonne, mais M. du Plessis m'avait déjà conviée à la promenade.
– La peste soit de ces jeunes coqs emplumés ! grommela le prince. Holà ! marquis, auriez-vous la prétention de retenir longtemps, pour votre usage personnel et exclusif, l'une des plus belles dames de la capitale ?
– Dieu m'en garde, monseigneur, répondit le jeune homme qui, manifestement, n'avait pas entendu le dialogue et ignorait de quelle dame il s'agissait.
– C'est bon ! Vous pouvez l'emmener. Je vous l'accorde. Mais, à l'avenir, daignez descendre de votre nuage à temps pour considérer que vous n'êtes pas seul au monde et que d'autres que vous ont droit au plus éclatant sourire de Paris.
– Je prends bonne note, monseigneur, affirma le courtisan tout en balayant le sable de sa plume d'azur.
Déjà, après une profonde révérence à la compagnie, Angélique avait posé sa petite main dans celle de Philippe et entraînait celui-ci. Pauvre Philippe ! Pourquoi semblait-on le redouter ? Il était au contraire désarmant avec sa distraction hautaine, dont on pouvait si facilement abuser.
Comme le couple passait devant un banc, M. de La Fontaine, qui s'y trouvait en compagnie de MM. Racine et Boileau, dit à la cantonade :
– Le faisan et sa faisane !
Angélique comprit l'allusion au contraste que formaient leurs costumes : elle brune et discrète dans sa splendeur, lui éclatant de coloris heurtés et de bijoux. Derrière son éventail » elle adressa une petite grimace au poète, qui lui répondit par un clin d'œil gaillard. Mais elle songeait : « Le faisan et sa faisane ?... Dieu le veuille ! »
Elle baissait les yeux et regardait, le cœur battant, le pas sûr et magnifique de Philippe écraser de ses talons rouges le sable humide de l'allée. Aucun seigneur ne savait poser le pied comme lui, aucun n'avait d'aussi belles jambes pleines et cambrées. « Même le roi... »
pensa la jeune femme. Mais, pour en juger, il lui faudrait revoir le roi d'un peu plus près, et pour cela, aller à Versailles. ELLE IRAIT À VERSAILLES ! Ainsi, sa main sur celle de Philippe, elle remonterait la galerie royale. Le feu des regards de la cour détaillerait sa toilette merveilleuse. Elle s'arrêterait à quelques pas du roi... « Mme la marquise du Plessis-Bellière... »
Ses doigts se crispèrent un peu. Philippe dit alors avec un étonnement maussade :
– Je n'ai pas encore compris pourquoi M. le prince m'a imposé votre présence...
– Parce qu'il a pensé vous faire plaisir. Vous savez qu'il vous aime plus encore que M. le duc. Vous êtes le fils de son esprit guerrier.
Elle ajouta, en lui glissant un regard câlin :
– Ma présence vous ennuie à ce point ? Vous attendiez quelqu'un d'autre ?
– Non ! Mais je ne comptais pas aller au Cours ce soir.
Elle n'osa pas lui demander pourquoi. Peut-être n'avait-il aucune raison. Avec Philippe, il en était souvent ainsi. Ses décisions ne signifiaient rien de sérieux, mais personne n'osait l'interroger.
*****
Le long du Cours, les promeneurs étaient encore rares. Une odeur de bois frais et de champignons imprégnait l'air sous la voûte ombrageuse des grands arbres. En montant dans le carrosse de Philippe, Angélique avait remarqué la housse à crépines d'argent dont les franges pendaient jusqu'à terre. Où avait-il pu trouver les fonds nécessaires pour cette nouvelle élégance ? Elle le croyait pourtant très endetté après ses folies du carnaval. Était-ce déjà l'effet des générosités du président de Lamoignon à l'égard de son futur gendre ?
Jamais Angélique n'avait supporté aussi difficilement le silence de Philippe.
Impatiente, elle feignait de s'intéresser aux facéties de Chrysanthème ou aux carrosses qu'ils croisaient. À plusieurs reprises, elle ouvrit la bouche, mais le profil imperturbable du jeune homme la décourageait. Les yeux lointains, il remuait lentement les joues, suçant quelque pastille de musc ou de fenouil. Angélique se dit que, lorsqu'ils seraient mariés, elle lui ferait perdre cette habitude. Lorsqu'on possède une beauté si déliée, on doit s'interdire tout ce qui peut vous faire ressembler à un ruminant.
Maintenant, il faisait plus sombre, car les arbres devenaient plus touffus. Le cocher fit demander par un laquais s'il fallait tourner ou continuer à travers le bois de Boulogne.
– Continuez, ordonna Angélique sans attendre l'assentiment de Philippe.
Et le silence ayant été enfin rompu, elle enchaîna vivement :
– Savez-vous la sottise que l'on raconte, Philippe ? Il paraît que vous allez épouser la fille Lamoignon.
Il inclina sa belle tête blonde.
– Cette sottise est exacte, ma chère.
– Mais...
Angélique prit sa respiration et se lança :
– Mais ce n'est pas possible ! Vous, l'arbitre des élégances, vous n'allez pas me faire croire que vous trouvez du charme à cette pauvre sauterelle ?
– Je n'ai aucune opinion sur son charme.
– Enfin, qu'est-ce qui vous inspire, chez elle ?
– Sa dot.
Mlle de Parajonc n'avait donc pas menti. Angélique retint un soupir de soulagement. Si c'était une question d'argent, tout pourrait s'arranger. Mais elle s'efforça de donner à son visage une expression peinée.
– Oh ! Philippe, je ne vous croyais pas si matérialiste.
– Matérialiste ? répéta-t-il en levant les sourcils d'un air ignorant.
– Je veux dire : tellement attaché aux choses terrestres.
– À quoi voulez-vous que je sois attaché ? Mon père ne m'a pas destiné aux ordres.
– Sans être d'Église, on peut considérer le mariage autrement que comme une affaire d'argent !
– Qu'est-ce d'autre ?
– Eh bien !... une affaire d'amour.
– Oh ! si c'est cela qui vous inquiète, ma très chère, je peux vous affirmer que j'ai parfaitement l'intention de faire toute une kyrielle d'enfants à cette petite sauterelle.
– Non ! cria Angélique avec rage.
– Elle en aura pour son argent.
– Non ! répéta Angélique en tapant du pied.
Philippe tourna vers elle un visage profondément surpris.
– Vous ne voulez pas que je fasse des enfants à ma femme ?
– Il ne s'agit pas de cela, Philippe. Je ne veux pas qu'elle soit votre femme, c'est tout.
– Et pourquoi donc ne le serait-elle pas ?
Angélique poussa un soupir excédé.
– Oh ! Philippe, vous qui avez fréquenté le salon de Ninon, je ne peux comprendre comment vous n'y avez pas acquis un peu le sens de la conversation. Avec vos « pourquoi » et vos airs éberlués vous finissez par donner à vos interlocuteurs l'impression qu'ils sont complètement stupides.
– Peut-être le sont-ils, fit-il avec un demi-sourire.
À cause de ce sourire, Angélique, qui avait envie de le battre, fut envahie par un attendrissement absurde. Il souriait... Pourquoi souriait-il si rarement ? Elle avait l'impression qu'elle seule pourrait jamais parvenir à le comprendre et à le faire sourire ainsi.
« Un sot », disaient les uns. « Une brute », disaient les autres. Et Ninon de Lenclos : – Quand on le connaît bien, on s'aperçoit qu'il est beaucoup moins bien qu'il n'en a l'air – quand on le connaît mieux, on s'aperçoit qu'il est beaucoup mieux qu'il n'en a l'air... C'est un noble... Il n'appartient qu'au roi et à lui-même...
« À moi aussi, il m'appartient », pensa Angélique farouchement. Elle enrageait. Que fallait-il donc pour faire sortir ce garçon de sa nonchalance ? L'odeur de la poudre ? Eh bien ! il aurait la guerre, puisqu'il la voulait. Elle bouscula nerveusement Chrysanthème qui mordillait les glands de son manteau, puis fit un effort pour dominer son irritation et dit d'un ton enjoué :
– S'il ne s'agit que de redorer votre blason, Philippe, pourquoi ne m'épouseriez-vous pas ? J'ai beaucoup d'argent et qui ne risque pas d'être hypothéqué à la suite de mauvaises récoltes. Ce sont des affaires saines et solides et qui ne feront qu'augmenter.
– Vous épouser ? répéta-t-il.
Sa stupeur était sincère. Il éclata d'un rire désagréable.
– Moi ? Épouser une chocolatière ! fit-il avec un suprême dédain.
Angélique rougit violemment. Ce Philippe aurait toujours l'art de la bouleverser de honte et de colère. Elle dit, les yeux étincelants :
– Ne dirait-on pas que je propose d'unir ma roture à un sang royal ? N'oubliez pas que je me nomme Angélique de Ridoué de Sancé de Monteloup. Mon sang est aussi pur que le vôtre, mon cousin, et plus ancien, car ma famille descend des premiers Capétiens, tandis que, par les hommes, vous ne pouvez vous honorer que d'un quelconque bâtard d'Henri II.
Sans sourciller, il la considéra assez longuement, et un subtil intérêt parut s'éveiller dans son regard pâle.
– Oh ! vous m'avez déjà dit quelque chose de ce genre-là, jadis. Je m'en souviens. C'était à Monteloup, dans votre forteresse croulante. Une petite horreur mal peignée et en guenilles m'attendait au pied de l'escalier pour me faire remarquer que son sang était plus ancien que le mien. Oh ! c'était vraiment très drôle et ridicule.
Angélique se revit dans le couloir glacé de Monteloup, les yeux levés vers Philippe. Elle se souvint combien ses mains étaient froides, sa tête brûlante, son ventre douloureux tandis qu'elle le regardait descendre le grand escalier de pierre. Tout son jeune corps, travaillé par le mystère de la puberté, avait tremblé devant l'apparition du bel adolescent blond. Elle s'était évanouie.
Lorsqu'elle était revenue à elle, dans le grand lit de sa chambre, sa mère lui avait expliqué qu'elle n'était plus une petite fille et qu'un phénomène nouveau s'était accompli en elle. Que Philippe eût été mêlé ainsi aux premières manifestations de sa vie de femme, la troublait encore après tant d'années. Oui, comme il le disait, c'était ridicule, mais cela ne manquait pas de douceur.
Elle le regarda d'un air incertain et s'efforça de sourire. Comme ce soir-là, elle se sentait prête à trembler devant lui. Elle murmura d'un ton bas et suppliant :
– Philippe, épousez-moi. Vous aurez tout l'argent que vous voudrez. Je suis de sang noble. On oubliera vite mon commerce. D'ailleurs beaucoup de gentilshommes, à l'heure actuelle, ne pensent pas déchoir en s'occupant d'affaires. M. Colbert m'a dit...
Elle s'interrompit. Il ne l'écoutait pas. Peut-être pensait-il à autre chose... ou à rien. S'il lui avait demandé : « Pourquoi voulez-vous m'épouser ? » elle lui aurait crié : « Parce que je vous aime ! » Car, à ce moment-là, elle découvrait qu'elle l'aimait du même amour nostalgique et naïf dont elle avait paré son enfance. Mais il ne posait aucune question. Alors, elle reprit, maladroite, envahie de désespoir :
– Comprenez-moi... je veux retrouver mon milieu, avoir un nom, un grand nom... Être présentée à la cour... à Versailles...
Ce n'était pas ainsi qu'il aurait fallu parler. Elle regretta aussitôt cet aveu, espéra qu'il n'avait pas entendu. Mais il murmura avec un mince sourire :
– On pourrait tout de même considérer le mariage autrement que comme une affaire d'argent !
Puis, du même ton qu'il eût repoussé une main tendant une bonbonnière :
– Non, ma chère, non vraiment...
Elle comprit que sa décision était irrévocable. Elle avait perdu.
Au bout de quelques instants, Philippe lui signala qu'elle n'avait pas répondu au salut de Mlle de Montpensier.
Angélique s'aperçut que le carrosse était revenu vers les allées du Cours-la-Reine, maintenant très animées.
Elle commença à répondre machinalement aux saluts qu'on lui adressait. Il lui semblait que le soleil s'était éteint et que la vie avait pris un goût de cendre. Que Philippe fût assis près d'elle et qu'elle se trouvât ainsi désarmée l'accablait. Il n'y avait donc plus rien à faire ?... Ses arguments, sa passion glissaient sur lui comme sur une carapace lisse et glacée. On ne peut pas forcer un homme à vous épouser quand il ne vous aime ni ne vous désire et que son intérêt s'arrange aussi bien d'une autre solution. Seule, la peur pourrait peut-être le contraindre. Mais quelle peur réussirait à courber le front de ce dieu Mars ?
– Voici Mme de Montespan, reprit Philippe. Elle est avec sa sœur l'abbesse et Mme de Thianges. Ce sont vraiment de radieuses créatures.
– Je croyais Mme de Montespan en Roussillon. Elle avait supplié son mari de l'emmener afin d'échapper à ses créanciers.
– Si j'en crois la housse de son carrosse, les créanciers se sont laissé attendrir. Avez-vous remarqué combien le velours est beau ? Mais pourquoi ce noir ? C'est une couleur sinistre.
– Les Montespan portent encore le petit deuil de leur mère.
– Très petit deuil. Hier, Mme de Montespan a dansé à Versailles. C'était la première fois que l'on se divertissait un peu depuis la mort de la reine mère. Le roi a invité Mme de Montespan.
Angélique fit effort pour demander si cela signifiait que la disgrâce de Mlle de La Vallière était proche. Elle ne soutenait qu'avec peine cette conversation mondaine. Cela lui était bien égal que M. de Montespan fût cocu et que son audacieuse amie devînt la maîtresse du roi.
– M. le prince vous fait signe, dit encore Philippe.
De quelques coups d'éventail, Angélique répondit aux moulinets de canne que le prince de Condé lui adressait par la portière de son carrosse.
– Vous êtes bien la seule femme à laquelle monseigneur adresse encore quelque galanterie, constata le marquis avec un petit ricanement dont on ne savait s'il était moqueur ou admiratif. Depuis la mort de sa douce amie, Mlle Le Vigean, au carmel du faubourg SaintJacques, il a juré qu'il ne demanderait plus aux femmes qu'un plaisir charnel. C'est lui qui m'en a fait confidence. Mais, quant à moi, je me demande ce qu'il pouvait leur demander auparavant.
Et, après un bâillement poli :
– Il ne souhaite plus qu'une chose : retrouver un commandement. Depuis qu'il sait qu'il y a des idées de campagne dans l'air, il ne manque pas un jour la partie du roi et il acquitte ses pertes en pistoles d'or.
– Quel héroïsme ! ricana brusquement Angélique, que le ton lassé et précieux de Philippe commençait à exaspérer. Jusqu'où ce parfait courtisan ne se traînera-t-il pas pour rentrer en grâce ?... Quand on pense qu'il fut un temps où il a essayé d'empoisonner le roi et son frère !
– Que dites-vous là, madame ? protesta Philippe, indigné. Que le prince ait été en rébellion contre M. Mazarin, il ne le nie pas lui-même. Sa haine l'a entraîné plus loin qu'il n'aurait voulu. Mais, attenter aux jours du roi, jamais cette idée n'a pu l'effleurer. Voilà bien les propos inconsidérés des femmes !
– Oh ! ne faites pas l'innocent, Philippe. Vous savez aussi bien que moi que cela est vrai, puisque c'est dans votre propre château que le complot s'est tramé. Il y eut un silence, et Angélique comprit qu'elle avait visé juste.
– Vous êtes folle ! dit Philippe d'une voix altérée.
Angélique se tourna subitement vers lui. Avait-elle donc trouvé si vite le chemin de sa peur, de son unique peur ?...
Elle le vit pâle, tendu, ses yeux la guettant avec une expression enfin attentive. Elle dit à voix basse :
– J'étais là. Je les ai entendus. Je les ai vus. Le prince de Condé, le moine Exili, la duchesse de Beaufort, votre père, et bien d'autres encore vivants et qui pour l'heure font benoîtement leur cour à Versailles. Je les ai entendus se vendre à M. Fouquet.
– C'est faux !
Fermant à demi les yeux, elle récita :
– Moi Louis II, prince de Condé, je donne à Mgr Fouquet l'assurance de n'être jamais à aucune autre personne qu'à lui, de lui remettre mes places, fortifications et autres, toutes les fois...
– Taisez-vous ! cria-t-il avec horreur.
– Fait au Plessis-Bellière, le 20 septembre 1649.
Avec jubilation, elle le voyait pâlir de plus en plus :
– Petite sotte, dit-il en haussant les épaules avec mépris. Pourquoi exhumez-vous ces vieilles histoires ? Le passé est le passé. Le roi lui-même refuserait d'y ajouter foi.
– Le roi n'a jamais eu entre les mains de tels documents. Il n'a jamais su vraiment jusqu'où pouvait aller la traîtrise des grands.
Elle s'interrompit pour saluer le carrosse de Mme d'Albret, puis reprit avec beaucoup de douceur :
– Il n'y a pas encore cinq années, Philippe, que M. Fouquet a été condamné...
– Et après ? Où voulez-vous en venir ?
– À ceci : que le roi, de longtemps encore, ne pourra voir avec tendresse les noms de telles ou telles personnes accolés à celui de M. Fouquet.
– Il ne les verra pas. De tels documents ont été détruits.
– Pas tous.
Le jeune homme se rapprocha d'elle sur la banquette de velours. Elle avait rêvé d'un tel geste pour un baiser d'amour, mais l'heure n'était manifestement pas à la galanterie. Il lui saisit le poignet et le broya dans sa main fine dont les jointures blanchirent. Angélique se mordit les lèvres de douleur, mais son plaisir fut le plus fort. Elle préférait mille fois le voir ainsi, violent et grossier, que lointain, fuyant, inattaquable dans la retraite de son dédain. Sous le fard léger dont il se maquillait, le visage du marquis du Plessis était livide. Il lui saisit le poignet.
Elle reçut en plein visage son haleine musquée.
– Le coffret avec le poison..., souffla-t-il. C'est donc vous qui l'aviez pris !
– Oui, c'est moi.
– Petite garce ! J'ai toujours été certain que vous saviez quelque chose. Mon père ne le croyait pas. La disparition de ce coffret l'a torturé jusqu'au seuil de la mort. Et c'était vous ! Et vous avez encore ce coffret ?
– Je l'ai toujours.
Il se mit à jurer entre ses dents. Angélique pensait que c'était une chose magnifique de voir ces belles lèvres fraîches débiter un tel chapelet de jurons.
– Lâchez-moi, dit-elle, vous me faites mal.
Il s'écarta lentement, mais avec un éclair dans le regard.
– Je sais, dit Angélique, que vous voudriez bien me faire plus de mal encore. Me faire mal jusqu'à ce que je me taise à jamais. Mais vous n'y gagneriez rien, Philippe. Le jour même de ma mort, mon testament doit être remis au roi, qui y trouvera les révélations nécessaires et l'indication de la cachette où se trouvent les documents.
Avec des petites grimaces, elle décollait de son poignet la chaîne d'or dont les doigts de Philippe avaient incrusté les maillons dans sa chair.
– Vous êtes une brute, Philippe, dit-elle sur un ton léger.
Puis elle affecta de regarder par la portière. Maintenant, elle était très calme.
*****
Au-dehors, le soleil couchant avait fini de traîner ses ors à travers les arbres. Le carrosse était revenu vers le bois de Boulogne. Il faisait clair encore, mais la nuit n'allait pas tarder à tomber.
Angélique se sentit pénétrée par l'humidité. Avec un frisson, elle se tourna de nouveau vers Philippe.
Il était aussi blanc et immobile qu'une statue, mais elle remarqua que sa moustache blonde était mouillée de sueur.
– J'aime le prince, dit-il, et mon père était un honnête homme. Je pense qu'on ne peut pas faire cela... Combien d'argent voulez-vous en échange de ces documents ? J'emprunterai, s'il le faut.
– Je ne veux pas d'argent.
– Que voulez-vous alors ?
– Je vous l'ai dit il y a un instant, Philippe. Je veux que vous m'épousiez.
– Jamais ! fit-il en reculant.
Le dégoûtait-elle à ce point ? Il y avait eu pourtant entre eux plus que des échanges mondains. N'avait-il pas recherché sa compagnie ? Ninon elle-même en avait fait la remarque.
Ils demeurèrent silencieux. Ce ne fut que lorsque l'équipage se fut rangé devant la porte cochère de l'hôtel du Beautreillis qu'Angélique se rendit compte qu'elle était revenue à Paris. Il faisait maintenant tout à fait sombre. La jeune femme ne voyait plus le visage de Philippe. C'était mieux ainsi.
Elle eut l'audace d'interroger d'un ton mordant :
– Eh bien, marquis, où en êtes-vous de vos méditations ?
Il bougea et parut s'éveiller d'un mauvais songe.
– C'est entendu, madame, je vous épouserai ! Veuillez vous présenter demain soir à mon hôtel de la rue Saint-Antoine. Vous y discuterez avec mon intendant les termes du contrat.
Angélique ne lui tendit pas la main. Elle savait qu'il la refuserait.
*****
Elle dédaigna la collation que lui présentait le valet de chambre et, contrairement à son habitude, ne monta pas chez les enfants, mais gagna directement le refuge familier de son bureau chinois.
– Laisse-moi, dit-elle à Javotte qui se présentait pour la dévêtir. Lorsqu'elle fut seule, elle souffla les chandelles, car elle avait peur d'apercevoir son reflet dans une glace.
Elle demeura longtemps immobile, appuyée dans l'encoignure sombre de la fenêtre. Du beau jardin, lui venaient, à travers l'ombre, des senteurs de fleurs nouvelles. Le fantôme noir du Grand Boiteux au masque de fer la guettait-il ? Elle refusait de se retourner, de regarder en elle-même. « Tu m'as laissée seule ! Alors, que pouvais-je faire ? » criait-elle au fantôme de son amour. Elle se disait que bientôt elle serait marquise du Plessis-Bellière, mais il n'y avait aucune joie dans son triomphe. Elle ressentait seulement une brisure de son être entier, un effondrement.
« Ce que tu as fait là est ignoble, affreux !... »
Des larmes coulaient sur ses joues, et, le front appuyé aux vitraux où une main sacrilège avait effacé les armes du comte de Peyrac, elle pleurait à petits coups en se jurant que ces larmes de faiblesse étaient les dernières qu'elle verserait jamais. Chapitre 19
Lorsque, le lendemain dans la soirée, Mme Morens se présenta à l'hôtel de la rue Saint-Antoine, elle avait retrouvé un peu de fierté. Elle avait décidé de ne pas compromettre par des scrupules tardifs les suites d'un acte qu'elle avait eu tant de mal à accomplir. « Le vin est tiré, il faut le boire », aurait dit maître Bourjus. La tête haute, elle entra dans un grand salon qu'éclairait seul le feu de l'âtre. Il n'y avait personne. Elle eut le temps de rejeter sa mante, de se démasquer et de tendre ses doigts à la flamme. Bien qu'elle se défendit de toute appréhension, elle se sentait les mains froides et le cœur battant.
Quelques instants plus tard, une portière se souleva et un vieil homme modestement vêtu de noir s'approcha d'elle et la salua profondément. Angélique n'avait pas songé un seul instant que l'intendant des Plessis-Bellière ne pouvait être que le sieur Molines. En le reconnaissant, elle poussa un cri de surprise et lui saisit spontanément les deux mains.
– Monsieur Molines !... est-ce possible ? Quelle... oh ! que je suis heureuse de vous revoir.
– Vous m'honorez beaucoup, Madame, répondit-il en s'inclinant derechef. Veuillez prendre place dans ce fauteuil, je vous prie.
Lui-même s'assit près de l'âtre devant un petit guéridon sur lequel étaient disposées des tablettes, une écritoire et une coupe à sable.
Tandis qu'il taillait une plume, Angélique, encore stupéfaite par cette apparition, l'examinait. Il avait vieilli, mais ses traits restaient fermes, son regard rapide et inquisiteur. Seuls, ses cheveux qu'il coiffait d'une calotte de drap noir étaient devenus tout à fait blancs. À son côté, Angélique ne pouvait s'empêcher d'évoquer la silhouette robuste de son père qui, tant de fois, était venu s'asseoir au foyer de l'intendant huguenot pour deviser et préparer l'avenir de sa nichée.
– Pouvez-vous me donner des nouvelles de mon père, monsieur Molines ?
L'intendant souffla sur les petits débris de la plume d'oie.
– M. le baron est en bonne santé, Madame.
– Et les mulets ?
– Ceux de la dernière saison viennent bien. Je crois que ce petit commerce donne satisfaction à M. le baron.
*****
Aux côtés de Molines, Angélique était assise comme jadis, jeune fille pure, un peu intransigeante, et si droite. C'était Molines qui avait négocié son mariage avec le comte de Peyrac. Aujourd'hui, elle le revoyait apparaître, mais cette fois sur les pas de Philippe. Comme une araignée tissant des fils patients, Molines s'était toujours trouvé mêlé à la trame de sa vie. C'était rassurant de l'avoir retrouvé. N'était-ce pas le signe que le présent renouait avec le passé ? La paix de la terre natale, la force puisée au sein du patrimoine familial, mais aussi les soucis de l'enfance, les efforts du pauvre baron pour caser sa progéniture, les inquiétantes générosités de l'intendant Molines...
– Vous souvenez-vous ? demanda-t-elle rêveusement. Vous étiez là, le soir de mes noces à Monteloup. Je vous en voulais beaucoup. Et pourtant, j'ai été magnifiquement heureuse, grâce à vous.
Le vieillard lui jeta un regard par-dessus ses grosses lunettes d'écaillé.
– Sommes-nous ici pour nous perdre en considérations émouvantes sur votre premier mariage, ou pour négocier les accords du second ?
Les joues d'Angélique s'empourprèrent.
– Vous êtes dur, Molines.
– Vous aussi, vous êtes dure, Madame, si j'en crois les moyens employés pour convaincre mon jeune maître de vous épouser.
Angélique respira profondément, mais son regard ne se détourna pas. Elle sentait que le temps n'était plus où, fillette intimidée, jeune fille pauvre, elle regardait avec crainte le tout-puissant intendant Molines qui tenait entre ses mains le sort de sa famille. Elle était une femme d'affaires que M. Colbert ne dédaignait pas d'entretenir et dont les raisonnements lucides désarçonnaient le banquier Pennautier.
– Molines, vous m'avez dit un jour : « Quand on veut atteindre un but, on doit accepter de payer un peu de sa personne. » Ainsi, dans cette affaire, je crois que je vais perdre quelque chose d'assez précieux : l'estime de moi-même... Mais tant pis ! J'ai un but à atteindre. Un mince sourire étira les lèvres sévères du vieillard.
– Si mon humble approbation peut vous être de quelque réconfort, Madame, je vous l'accorde.
Ce fut au tour d'Angélique de sourire. Elle s'entendrait toujours avec Molines. Cette certitude lui donna le courage d'affronter la discussion du contrat.
– Madame, reprit-il, il s'agit d'être précis. M. le marquis m'a bien fait comprendre que les enjeux sont graves. C'est pourquoi je vais vous exposer les quelques conditions auxquelles vous devez souscrire. Vous m'exposerez ensuite les vôtres. Puis je rédigerai le contrat et en ferai lecture devant les deux parties. Tout d'abord, madame, vous vous engagerez à jurer sur le crucifix que vous connaissez la cachette de certain coffret dont M. le marquis désire s'assurer la possession. Ce n'est qu'à la suite de ce serment que les écritures prendront quelque valeur...
– Je suis prête à le faire, affirma Angélique en étendant la main.
– Dans quelques instants, M. du Plessis va se présenter avec son aumônier. En attendant, clarifions la situation. Étant convaincu que Mme Morens est possesseur d'un secret qui l'intéresse hautement, M. le marquis du Plessis-Bellière acceptera d'épouser Mme Morens, née Angélique de Sancé de Monteloup, contre les avantages suivants : le mariage accompli, c'est-à-dire immédiatement après la bénédiction nuptiale, vous vous engagez à vous dessaisir dudit coffret en présence de deux témoins qui seront sans doute l'aumônier ayant béni le mariage et moi-même, votre humble serviteur. D'autre part, M. le marquis exige de pouvoir disposer librement de votre fortune.
– Oh ! pardon ! dit vivement Angélique. M. le marquis disposera de tout l'argent qu'il voudra et je suis prête à fixer le chiffre de la rente que je lui verserai annuellement. Mais je resterai seule propriétaire et gérante de mon avoir. Je m'oppose même à ce qu'il y participe de quelque façon que ce soit car je ne tiens pas à avoir travaillé durement pour me retrouver sur la paille, même avec un beau nom. Je connais le génie dilapidatoire des grands seigneurs !
Sans sourciller, Molines ratura quelques lignes et en écrivit d'autres. Il demanda ensuite à Angélique de lui faire un exposé aussi détaillé que possible des diverses affaires dont elle s'occupait... Assez fièrement, elle mit l'intendant au courant de ses entreprises, heureuse de pouvoir soutenir la discussion avec ce vieux renard et de lui indiquer les personnages importants près desquels il pourrait vérifier ses dires. Cette précaution n'offusqua pas la jeune femme, car, depuis qu'elle se débattait dans les arcanes de la finance et du commerce, elle avait appris à considérer que toute parole n'est valable que dans la mesure où elle est appuyée par des faits contrôlables. Elle nota dans ses yeux un éclair d'admiration lorsqu'elle lui eut expliqué sa position à la Compagnie des Indes et comment elle y était parvenue.
– Avouez que je ne me suis pas mal débrouillée, monsieur Molines, conclut-elle.
Il hocha la tête.
– Vous n'avez pas démérité. Je reconnais que vos combinaisons ne me semblent pas maladroites. Tout dépend évidemment de ce que vous avez pu engager au départ.
Angélique eut un petit rire amer et dur.
– Au départ ?... Je n'avais RIEN, Molines, moins que rien. La pauvreté dans laquelle nous vivions à Monteloup n'était rien en regard de celle que j'ai connue après la mort de M. de Peyrac.
Pour avoir prononcé ce nom, ils demeurèrent un long moment silencieux. Comme le feu baissait, Angélique prit une bûche dans le coffre placé près de l'âtre et la posa sur les tisons.
– Il faudra que je vous parle de votre mine d'Argentières, dit enfin Molines du même ton paisible. Elle a beaucoup contribué au soutien de votre famille, ces dernières années, mais il est juste que, maintenant, vous puissiez toucher, ainsi que vos enfants, l'usufruit de cette production.
– La mine n'a donc pas été mise sous scellés et attribuée à d'autres, comme tous les biens du comte de Peyrac ?
– Elle a échappé à la rapacité des contrôleurs royaux. À l'époque, elle représentait votre dot d'alors. Sa situation de propriété est demeurée assez ambiguë...
– Comme toutes les choses dont vous vous occupez, maître Molines, dit Angélique en riant. Vous avez le génie de pouvoir servir plusieurs maîtres.
– Que non pas ! protesta l'intendant d'un air pincé. Je n'ai pas plusieurs maîtres, Madame. J'ai plusieurs affaires.
– Je saisis la nuance, maître Molines. Parlons donc de l'affaire du Plessis-Bellière fils. Je souscris aux engagements que l'on me demande concernant le coffret. Je suis prête à étudier le chiffre de rente nécessaire à M. le marquis. En échange de ces avantages, je demande le mariage et d'être reconnue marquise souveraine des terres et titres appartenant à mon époux. Je demande également à être présentée à ses parents et connaissances comme sa femme légitime. Je demande aussi que mes deux fils trouvent accueil et protection dans la maison de leur beau-père. Enfin, je voudrais être au courant des valeurs et biens dont il dispose.
– Hum !... Là, Madame, vous risquez de ne découvrir que de bien minces avantages. Je ne vous cacherai pas que mon jeune maître est fort endetté. Il possède, avec cet hôtel parisien, deux châteaux, l'un en Touraine qui lui vient de sa mère, l'autre en Poitou. Mais les terres des deux châteaux sont hypothéquées.
– Auriez-vous mal géré les affaires de votre maître, monsieur Molines ?
– Hélas ! Madame ! M. Colbert lui-même, qui travaille quinze heures par jour pour rétablir les finances du royaume, ne peut rien contre l'esprit de prodigalité du roi, lequel met tous les calculs de son ministre en défaut. De même, M. le marquis engloutit ses revenus, déjà fort diminués par le faste de monsieur son père, en campagnes guerrières ou frivolités de cour. Le roi lui a fait don à plusieurs reprises de charges intéressantes qu'il eût pu faire fructifier. Mais il s'empressait de les revendre pour payer une dette de jeu ou acheter un équipage. Non, Madame, l'affaire du Plessis-Bellière n'est pas pour moi une affaire intéressante. Je m'en occupe par habitude... sentimentale. Permettez-moi de rédiger vos propositions, madame.
Pendant quelques instants, on n'entendit dans la pièce que les grattements de la plume qui répondaient aux crépitements du feu.
« Si je me marie, pensait Angélique, Molines deviendra mon intendant. C'est curieux ! Je n'avais jamais imaginé cela. Il essaiera sûrement de mettre ses longs doigts dans mes affaires. Il faudra que je me méfie. Mais, au fond, c'est très bien ainsi. J'aurai en lui un conseiller excellent. »
– Puis-je me permettre de vous suggérer une clause supplémentaire ? demanda Molines en relevant la tête.
– À mon avantage ou à celui de votre maître ?
– À votre avantage.
– Je croyais que vous représentiez les intérêts de M. du Plessis ?
Le vieillard sourit sans répondre et ôta ses lunettes. Puis il s'appuya contre le dossier de son fauteuil et posa sur Angélique ce regard animé et pénétrant qu'il posait déjà sur elle dix ans auparavant lorsqu'il lui disait : « Je crois vous connaître, Angélique, et je vous parlerai autrement qu'à votre père... »
– Je pense, dit-il, que c'est une très bonne chose que vous épousiez mon maître. Je ne croyais pas vous retrouver jamais. Vous êtes là, contre toute vraisemblance, et M. du Plessis se trouve dans l'obligation de vous épouser. Rendez-moi cette justice, madame, que je ne suis pour rien dans les circonstances qui vous ont amenée à une telle union. Mais il s'agit maintenant que cette union soit une réussite : dans l'intérêt de mon maître, dans le vôtre et, ma foi, dans le mien, car le bonheur des maîtres fait celui des serviteurs.
– Je suis de votre avis, certes, Molines. Quelle est donc cette nouvelle clause ?
– Que vous exigiez la consommation du mariage...
– La consommation du mariage ? répéta Angélique en ouvrant des yeux de pensionnaire à peine sortie du couvent.
– Mon Dieu, Madame... J'espère que vous comprenez ce que je veux dire ?
– Oui... je comprends, balbutia Angélique en reprenant ses esprits. Mais vous m'avez surprise. Il est bien évident qu'en épousant M. du Plessis...
– Ce n'est pas évident du tout, Madame. En vous épousant, M. du Plessis ne fait pas un mariage d'inclination. Je dirai même qu'il fait un mariage forcé. Vous étonnerais-je beaucoup en vous confiant que les sentiments que vous inspirez à M. du Plessis sont loin de ressembler à de l'amour et se rapprocheraient plutôt de la colère et même de la rage ?
– Je m'en doute, murmura Angélique avec un haussement d'épaules qui se voulait désinvolte.
Mais, en même temps, la peine l'envahit. Elle s'écria avec violence :
– Et puis après ?... Que voulez-vous que ça me fasse qu'il ne m'aime pas ! Tout ce que je demande, c'est son nom, ce sont ses titres. Le reste m'est indifférent. Il peut bien me mépriser et aller coucher avec des filles de basse-cour si cela lui fait plaisir. Ce n'est pas moi qui courrai après lui !
– Vous auriez tort, Madame. Je crois que vous connaissez mal l'homme que vous allez épouser. Pour l'instant, votre position est très forte, c'est pourquoi vous le croyez faible. Mais, ensuite, il faudra que vous le dominiez d'une façon quelconque. Sinon...
– Sinon ?...
– Vous serez HORRIBLEMENT MALHEUREUSE.
Le visage de la jeune femme se durcit, et elle dit, les dents serrées :
– J'ai déjà été horriblement malheureuse, Molines. Je n'ai pas l'intention de recommencer.
– C'est pourquoi je vous propose un moyen de défense. Écoutez-moi, Angélique, je suis assez vieux pour vous parler crûment. Après votre mariage, vous n'aurez plus de pouvoir sur Philippe du Plessis. L'argent, le coffret, il possédera tout. L'argument du cœur n'a aucune valeur pour lui. Il faut donc que vous arriviez à le dominer par les sens.
– C'est un pouvoir dangereux, maître Molines, et bien vulnérable.
– C'est un pouvoir. À vous de le rendre invulnérable.
Angélique était très troublée. Elle ne songeait pas à s'offusquer de tels conseils dans la bouche d'un huguenot austère. Tout le personnage de Molines était imprégné d'une sagesse rusée qui n'avait jamais tenu compte des principes, mais des seules fluctuations de la nature humaine au service des intérêts matériels. Une fois de plus, Molines devait avoir raison. Par éclairs, Angélique se souvenait des accès de crainte que lui avait inspirés Philippe, et aussi de la sensation d'impuissance qu'elle éprouvait devant son indifférence, son calme glacé. Elle s'aperçut qu'au fond d'elle-même, c'était déjà sur sa nuit de noces qu'elle comptait pour l'asservir. Quand une femme tient un homme dans ses bras, elle est quand même très puissante. L'instant vient toujours où la défense de l'homme cède devant l'attrait de la volupté. Une femme habile doit savoir profiter de cet instant. Plus tard, l'homme reviendra malgré lui à la source du plaisir. Angélique savait que, lorsque le corps magnifique de Philippe se joindrait au sien, que, lorsque cette bouche élastique et fraîche comme un fruit se poserait sur la sienne, elle deviendrait elle-même la plus vive et la plus savante des maîtresses. Ils trouveraient ensemble, dans l'anonymat de la lutte amoureuse, une entente que Philippe, le jour venu, affecterait peut-être d'oublier, mais qui les lierait plus sûrement l'un à l'autre que n'importe quelle déclaration enflammée. Son regard un peu vague revint vers Molines. Il devait avoir suivi sur son visage le fil de ses pensées, car il eut un petit sourire ironique et dit :
– Je pense aussi que vous êtes assez belle pour jouer la partie. Encore faudrait-il... qu'elle puisse s'engager. Ce qui n'implique pas d'ailleurs que vous gagnerez la première manche.
– Que voulez-vous dire ?
– Mon maître n'aime pas les femmes. Il les connaît, certes, mais elles sont pour lui un fruit amer et nauséabond.
– On lui prête pourtant des aventures retentissantes. Et ces orgies célèbres au cours de ses campagnes étrangères, à Norgen...
– Réflexes de soudard grisé par la guerre. Il prend les femmes comme il allumerait un incendie, comme il traverserait d'un coup d'épée le ventre d'un enfant... pour faire le mal.
– Molines, vous dites des choses effrayantes !
– Je ne veux pas vous effrayer, mais seulement vous prévenir. Vous êtes de famille noble, mais saine et paysanne. Vous semblez ignorer le genre d'éducation auquel est soumis un jeune gentilhomme dont les parents sont riches et mondains. Dès l'enfance, il est le jouet des servantes et des laquais, puis des seigneurs chez lesquels on le place comme page. Dans les pratiques italiennes qu'on lui enseigne...
– Oh ! Taisez-vous. Tout ceci est fort déplaisant, murmura Angélique en regardant le feu d'un air gêné.
Molines n'insista pas et remit ses lunettes.
– Dois-je ajouter cette clause ?
– Ajoutez ce que vous voudrez, Molines. Je...
En entendant la porte s'ouvrir, elle s'interrompit. Dans la pénombre du salon, la silhouette de Philippe, vêtu de satin clair, apparut d'abord comme une statue de neige, qui peu à peu se précisa. Blanc et blond, couvert d'or, le jeune homme semblait sur le point de partir pour un bal. Il salua Angélique avec une morgue indifférente.
– Où en êtes-vous, Molines, de vos négociations ?
– Mme Morens ne demande pas mieux que de souscrire aux engagements proposés.
– Vous êtes prête à jurer sur le crucifix que vous connaissez VRAIMENT la cachette du coffret ?
– Je peux le jurer, dit Angélique.
– Dans ce cas, vous pouvez approcher, monsieur Carette...
L'aumônier, dont la maigre et noire silhouette était demeurée invisible derrière celle de son maître, apparut à son tour. Il tenait un crucifix sur lequel Angélique jura qu'elle connaissait vraiment la cachette du coffret et qu'elle s'engageait à le remettre à M. du Plessis après leur mariage. Puis Molines énonça le chiffre de la rente qu'Angélique octroierait plus tard à son époux. Le chiffre était beau, mais devait correspondre à l'ensemble des dépenses du jeune gentilhomme telles que l'intendant avait l'habitude de les relever chaque année. Angélique fit une petite grimace, mais ne sourcilla pas : si ses affaires restaient saines et prospéraient, elle n'aurait pas de peine à s'exécuter. D'autre part, lorsqu'elle serait marquise du Plessis, elle veillerait un peu à faire prospérer au maximum les deux domaines de Philippe. Celui-ci n'éleva aucune objection. Il affectait un air de profond ennui.
– C'est bon, Molines, fit-il en dissimulant un bâillement. Tâchez de régler le plus rapidement possible cette désagréable histoire.
L'intendant toussota et se frotta les mains avec embarras.
– Il y a encore une clause, monsieur le marquis, que Mme Morens, ici présente, m'a prié de porter au contrat. La voici : les conditions financières ne seront exécutées que s'il y a consommation du mariage.
Philippe parut mettre quelques instants à comprendre, puis son visage s'empourpra.
– Oh ! vraiment ! dit-il, oh ! vraiment !...
Il semblait tellement à court de vocabulaire qu'Angélique éprouva pour lui ce bizarre sentiment de pitié et d'attendrissement qu'il lui inspirait parfois.
– C'est un comble ! exhala-t-il enfin. L'impudeur jointe à l'impudence !
Maintenant, il était blanc de rage.
– Et pouvez-vous me dire, Molines, comment je devrais prouver au monde que j'ai honoré la couche de cette personne ? En détériorant la virginité d'une p... qui a déjà deux enfants et qui a traîné dans tous les lits des mousquetaires et des financiers du royaume ?... En me présentant devant un tribunal comme cet idiot de Langey qui devait s'efforcer devant dix personnes de prouver sa virilité4 ? Mme Morens a-t-elle prévenu les témoins qui devront assister à cette cérémonie ? Molines eut un geste d'apaisement des deux mains.
– Je ne vois pas, monsieur le marquis, pourquoi cette clause vous met dans un tel état. Elle est, en réalité, aussi... puis-je me permettre de dire ? aussi intéressante pour vous que pour votre future épouse. Songez que si, dans un mouvement d'humeur ou de rancœur bien compréhensible, vous négligiez vos devoirs conjugaux, Mme Morens serait en droit, d'ici quelques mois, de réclamer l'annulation du mariage et de vous entraîner dans un procès ridicule et coûteux. J'appartiens à la religion réformée, mais je crois savoir que la non-consommation du mariage est une des clauses d'annulation reconnues par l'Église. N'est-ce pas, monsieur l'aumônier ?
– Exactement, monsieur Molines, le mariage chrétien et catholique n'a qu'un but : la procréation.
– Et voilà ! dit doucement l'intendant dont seule Angélique, qui le connaissait bien, pouvait déceler l'ironie. Quant à la preuve de votre bonne volonté, continua-t-il d'un air patelin, il me semble que la meilleure est que votre épouse vous donne rapidement un héritier.
Philippe se tourna vers Angélique qui, durant cette conversation, essayait de demeurer impassible. Cependant, quand il la regarda, elle ne put s'empêcher de lever les yeux vers lui. L'expression dure de ce beau visage lui causa un frisson involontaire et qui n'était pas de plaisir.
– Eh bien, c'est entendu, dit lentement Philippe tandis qu'un sourire cruel étirait ses lèvres. On s'y emploiera, Molines, on s'y emploiera...