Chapitre 20

– Vous m'avez fait jouer un rôle plus odieux que je ne pensais, dit Angélique à Molines.

– Quand on a choisi un rôle odieux, Madame, il ne faut pas être à une nuance près. Il importe seulement de bien étayer ses positions.

Forme noire légèrement voûtée, il la suivit et la raccompagna jusqu'à son carrosse. Avec sa calotte noire, le geste un peu cauteleux de ses mains sèches qu'il frottait volontiers l'une contre l'autre, il représentait une ombre surgie du passé.

« Je reviens parmi les miens », se dit Angélique avec une sensation de plénitude qui rejetait loin derrière elle les blessures humiliantes causées par le dédain de Philippe. Elle reprenait pied, retrouvait son monde. Sur le seuil, l'intendant parut examiner avec attention le ciel étoile, tandis que le carrosse de Mme Morens tournait dans la cour afin de venir se ranger devant le perron.

– Je me demande, reprit l'intendant en fronçant les sourcils, comment un tel homme a pu mourir.

– Quel homme, Molines ?

– M. le comte de Peyrac...

Angélique se crispa toute. Depuis quelque temps, le désespoir qu'elle éprouvait toujours lorsqu'elle pensait à Joffrey s'aggravait d'obscurs remords. Ses yeux aussi cherchèrent machinalement le ciel nocturne.

– Croyez-vous que... qu'il m'en voudra... si j'épouse Philippe ? Demanda-t-elle.

Le vieillard ne parut pas l'avoir entendue.

– Qu'un tel homme puisse mourir, voilà qui dépasse l'entendement, reprit-il en hochant la tête. Peut-être le roi l'a-t-il compris à temps....

Angélique lui saisit le bras d'un geste impulsif.

– Molines... vous savez quelque chose ?

– J'avais entendu dire que le roi l'avait gracié... au dernier moment.

– Hélas ! Je l'ai vu de mes yeux brûler sur le bûcher.

– Alors, laissons les morts enterrer les morts, dit Molines avec un geste de pasteur qui lui allait très bien et qui devait l'aider à tromper son monde. Que la vie s'accomplisse !

*****

Dans le carrosse qui la ramenait chez elle, Angélique serrait l'une contre l'autre ses mains baguées.

– Joffrey, où es-tu ? Pourquoi cette lueur qui se précise alors que la flamme du bûcher s'est éteinte depuis cinq années... Si tu erres encore sur la terre, reviens vers moi !

Elle se tut, effrayée des paroles qu'elle murmurait. Au passage de la voiture, les lanternes des rues, dont M. de La Reynie avait ordonné l'établissement, projetaient des taches de lumière sur sa robe. Elle leur en voulait de dissiper cette obscurité où elle aurait souhaité s'enfoncer en aveugle.

Elle avait peur. Peur de Philippe, mais surtout de Joffrey, qu'il fût mort ou vivant !... À l'hôtel du Beautreillis, Florimond et Cantor vinrent au-devant d'elle. Ils étaient vêtus tous deux de satin rose avec cols de dentelle, portaient de minuscules épées, et étaient coiffés de feutres à plumes rosés.

Ils s'appuyaient au cou d'un grand dogue à pelage roux, presque aussi haut que Cantor. Angélique s'arrêta, le cœur battant, devant la grâce de ces petits êtres adorables. Qu'ils étaient graves et pénétrés de leur importance ! Comme ils marchaient lentement afin de ne pas froisser leurs beaux habits !

Entre Philippe et le fantôme de Joffrey, ils surgissaient, forts de leur faiblesse. « Que la vie s'accomplisse », avait dit le vieil intendant huguenot. Et la vie, c'était eux. C'était pour eux qu'elle devait continuer à tracer son chemin, lentement, sans défaillance.

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