Chapitre 22

Cependant, cette disparition d'une tranche de son existence ne s'accomplit pas sans quelques remous.

Un matin qu'elle était à sa toilette, le maître d'hôtel du comte de Soissons, Audiger, se fit annoncer.

Sur le point de passer une robe et de descendre pour le recevoir, Angélique se ravisa et resta assise devant sa coiffeuse. Une grande dame pouvait fort bien recevoir en peignoir un subalterne.

Quand Audiger entra, elle ne se retourna pas et continua à poudrer doucement, avec une énorme houppe, son cou et la naissance de sa gorge. Dans le grand miroir ovale dressé devant elle, elle pouvait fort bien voir le visiteur s'avancer, raidi dans son simple habit bourgeois. Il avait l'expression sévère qu'elle lui connaissait bien, celle qui précédait entre eux l'explosion des « scènes conjugales ».

– Entrez donc, Audiger, dit-elle cordialement, et asseyez-vous près de moi, sur ce tabouret. Il y a fort longtemps que nous ne nous sommes vus, mais ce n'était pas nécessaire. Nos affaires marchent si bien avec ce brave Marchandeau !

– Je déplore toujours de rester trop longtemps sans vous rencontrer, dit le jeune homme d'une voix contenue. Car vous en profitez généralement pour faire des bêtises. Est-il vrai, si j'en crois la rumeur publique, que vous allez épouser le marquis du Plessis-Bellière ?

– C'est tout ce qu'il y a de plus vrai, mon ami, répondit négligemment Angélique en ôtant avec une petite brosse douce une trace de poudre sur son cou de cygne. Le marquis est un mien cousin et je crois, en vérité, que j'en ai toujours été amoureuse.

– Ainsi, vous êtes enfin parvenue à réaliser les projets de votre petite cervelle ambitieuse !

Il y a longtemps que j'avais compris que rien ne serait jamais assez haut pour vous. À tout prix, et comme si cela en valait la peine, vous vouliez faire partie de la noblesse...

– Je SUIS de la noblesse, Audiger, et j'en ai toujours été, même au temps où je servais les clients de maître Bourjus. Vous qui êtes si bien au courant de tous les racontars, vous n'avez pas été sans apprendre également, ces jours derniers, que je me nomme en réalité Angélique de Sancé de Monteloup.

Le visage du maître d'hôtel se crispa. Il était très rouge.

« Il devrait se faire saigner », pensa Angélique.

– Je l'ai appris, en effet. Et cela m'a éclairé sur le sens de vos dédains. C'est pour cette raison que vous refusiez de devenir ma femme !... Parce que je vous faisais honte.

D'un doigt, il desserra son rabat qui, dans sa colère contenue, l'étranglait. Après avoir soufflé, il reprit :

– J'ignore pour quelles raisons vous étiez tombée si bas que je vous ai connue servante pauvre et vous cachant de votre famille même. Mais je connais trop le monde pour ne pas deviner que vous avez été victime d'intrigues sordides et criminelles, comme il s'en trouve toujours à l'ombre des cours. Et voilà que vous voulez retourner dans ce monde !... Non, je ne puis encore vous considérer ainsi. C'est pourquoi je continue à vous parler sur un ton familier qui, peut-être, vous choque déjà... Non, vous n'allez pas disparaître, Angélique, plus cruellement que si vous étiez morte. La belle gloriole, vraiment, d'appartenir à un milieu vil, hypocrite et stupide ! Comment, vous, Angélique, dont j'admirais la lucidité et le solide bon sens, pouvez-vous demeurer aveugle aux défauts de cette classe dont vous vous réclamez ?... L'atmosphère saine dont vous avez besoin pour vous épanouir et la bonté fraternelle des simples que vous avez trouvée parmi nous – voyez, je n'ai pas honte, moi, de me mettre sur le même pied qu'un maître Bourjus ! – comment pouvez-vous rejeter tout cela si aisément ?... Vous demeurerez seule parmi ces intrigants dont la futilité et la vilenie heurteront votre goût de la réalité, votre franchise, ou bien, comme eux, vous vous corromprez...

Angélique posa un peu sèchement sa brosse d'argent sur le rebord de la coiffeuse. Elle en avait assez des scènes conjugales d'Audiger. Devrait-elle, jusqu'à Versailles, subir les sermons d'un maître d'hôtel ? Elle jeta un regard sur ce visage plein et lisse aux yeux honnêtes, aux belles lèvres, et se dit : « C'est dommage, pour un homme, d'être à la fois aussi sympathique et aussi stupide ! » Avec un soupir décidé, elle se leva.

– Mon cher ami...

– Je ne suis plus votre ami, Dieu m'en préserve, dit-il en se levant à son tour. Mme la marquise signifie son congé au maître d'hôtel...

De rouge, il devenait très pâle. Ses traits s'altéraient. Sa voix trembla comme sous le coup d'un égarement subit.

– Des illusions !... gronda-t-il. Je ne me suis jamais fait qu'illusions sur vous. Avoir été jusqu'à envisager... Vous, ma femme ! Pauvre idiot ! C'est vrai... vous êtes bien de votre monde. Après tout, vous n'êtes qu'une garce bonne à culbuter !

En deux pas, il fut près d'elle, lui prit la taille et la renversa sur le divan. Haletant, avec une rage inouïe, il lui saisit les poignets d'une seule main, les maintenant contre la poitrine de la jeune femme afin d'immobiliser son buste, tandis que, de l'autre main, il arrachait le peignoir, la fine chemise, cherchant à la dénuder entièrement. Le premier réflexe d'Angélique avait été de se cabrer, mais, très vite, elle s'immobilisa et resta sans mouvement, livrée à cet assaut forcené. L'homme, qui s'attendait à une lutte, sentit peu à peu l'inanité et le ridicule de sa violence. Déconcerté, il ralentit ses gestes, puis relâcha son étreinte.

Ses yeux hagards fouillèrent le visage qui, rejeté en arrière, faisait penser à celui d'une morte.

– Pourquoi ne vous défendez-vous pas ? balbutia-t-il.

Elle le regarda fixement, de ses prunelles vertes qui ne cillaient point. Jamais le visage d'Audiger n'avait été si près du sien. Gravement, elle plongea ses prunelles dans ce regard bronzé où s'allumaient et s'éteignaient tour à tour la folie, le désespoir, la passion.

– Vous avez été un très utile compagnon, Audiger, murmura-t-elle. Je le reconnais. Si vous me voulez, prenez-moi. Je ne me refuserai pas. Vous savez bien que je ne recule jamais quand l'heure est venue de payer une dette.

Muet, il la contemplait. Le sens des paroles qu'elle prononçait ne pénétrait que très lentement jusqu'à son esprit. Il sentait contre sa jambe cette chair souple et ferme, dont le parfum à la fois étranger et familier le faisait défaillir. Angélique n'était nullement révulsée. Il devait lui rendre cette justice qu'elle se livrait sans recul. Mais cet abandon même était insultant. C'était une enveloppe sans âme qu'on lui offrait.

Il le comprit. Avec une sorte de sanglot il se redressa et recula de quelques pas en titubant. Il ne la quittait pas du regard.

Elle n'avait pas bougé et demeurait là, à demi étendue sur le divan, sans même faire le geste de ramener sur sa poitrine la dentelle déchirée de son peignoir. Il pouvait voir les jambes dont il avait tant rêvé, et elles étaient aussi parfaites qu'il les avait imaginées, longues, fuselées, terminées par des pieds très petits qui se détachaient sur le velours des coussins comme d'exquis bibelots d'ivoire rose. Audiger respira profondément.

– Certes, je le regretterai toute ma vie, dit-il d'une voix étouffée. Mais, au moins, je ne me mépriserai pas. Adieu, madame ! Je ne veux pas de votre aumône.

Il se recula encore jusqu'à la portière et sortit.

Angélique resta encore un long moment à réfléchir. Puis elle examina les dégâts de sa toilette ; son col en dentelle de Malines était perdu.

« La peste soit des hommes ! » se dit-elle avec agacement. Elle se rappelait combien elle avait souhaité, au cours de la promenade au moulin de Javel, qu'Audiger devint son amant. Mais les circonstances étaient autres. À cette époque, Audiger était plus riche qu'elle, et le col qu'elle portait ce jour-là ne lui avait pas coûté trois livres...

Avec un petit soupir, elle revint s'asseoir devant sa coiffeuse. « Ninon de Lenclos a raison, se dit-elle encore. Ce qui cause le plus de malentendus en amour, c'est que les horloges du désir ne sonnent pas toujours à la même heure. »

*****

Le lendemain, par une soubrette de la Naine-Espagnole, elle reçut un mot très bref d'Audiger qui la priait de se rendre à l'établissement dans la soirée afin d'y examiner les livres avec lui. Le prétexte lui parut cousu de fil blanc. Le pauvre garçon, après une nuit d'insomnie et de tourments, avait dû rejeter au diable sa dignité et sa grandeur d'âme et essayer de rattraper l'aubaine qu'elle lui avait offerte. Angélique ne recula pas. Comme elle l'avait dit la veille, elle était décidée à faire les choses correctement, et elle savait qu'elle devait beaucoup à Audiger.

Aussi, sans enthousiasme, mais décidée à lui prouver, en cette unique étreinte, toute sa reconnaissance, elle se rendit au rendez-vous du maître d'hôtel. Elle le trouva dans le petit bureau attenant à la salle de dégustation. Il était en justaucorps de cavalier et chaussé de bottes de chasse. Il paraissait très calme et même enjoué. Il ne fit aucune allusion à l'escarmouche de la veille.

– Je m'excuse, madame, dit-il, de vous avoir fait déranger, mais, avant mon départ, il m'a semblé nécessaire d'examiner avec vous les affaires de la chocolaterie, bien que la gérance de Marchandeau puisse nous inspirer toute confiance.

– Vous partez ?

– Oui. Je viens de signer un engagement pour la Franche-Comté, où l'on dit que Sa Majesté aurait quelque ville à conquérir ce printemps.

*****

Pendant plus d'une heure, avec l'aide de Marchandeau, ils épluchèrent les livres de comptes, se rendirent à l'atelier pour examiner les machines, et aux magasins pour vérifier les réserves de cacao, de sucre et d'épices. Puis, à un moment donné, Audiger se leva et sortit comme s'il devait aller chercher un autre dossier de factures. Mais, peu d'instants après, Angélique entendit le pas d'un cheval qui s'éloignait. Elle comprit qu'Audiger était parti et qu'elle ne le reverrait plus.

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