Chapitre 28

Le 21 juin 1666, la marquise du Plessis-Bellière s'en fut à Versailles. Elle n'avait pas d'invitation, mais elle possédait en revanche la plus grande audace du monde. Son carrosse garni de velours vert à l'intérieur comme à l'extérieur, avec des franges et des galons d'or, la caisse et les roues entièrement dorées, était traîné par deux grands chevaux pommelés.

Angélique portait une robe de brocart vert cendré à grandes fleurs d'argent et, pour bijou, un splendide collier de perles à plusieurs tours qui descendait plus bas que la pointe de son corsage.

Ses cheveux, coiffés par Binet, étaient également ornés de perles et garnis de deux plumes légères et immaculées comme une parure de neige. Son visage, fardé avec grand soin, mais sans exagération, ne montrait plus trace des violences dont elle avait été victime quelques jours auparavant. Seule demeurait une marque bleue à sa tempe, que Ninon avait dissimulée grâce à une mouche de taffetas en forme de cœur. Avec une autre mouche, plus petite, au coin de la lèvre, Angélique était parfaite.

Elle enfila ses gants de Vendôme, ouvrit son éventail peint à la main et, se penchant à la portière, cria :

– À Versailles, cocher !

Son inquiétude et sa joie la rendaient si nerveuse qu'elle avait emmené Javotte afin de pouvoir bavarder pendant le trajet.

– Nous allons à Versailles, Javotte ! répétait-elle à la petite, qui se tenait assise devant elle en bonnet de mousseline et tablier brodé.

– Oh ! moi, j'y ai déjà été, madame. Avec la galère de Saint-Cloud, le dimanche... pour voir souper le roi.

– Ce n'est pas la même chose, Javotte. Tu ne peux pas comprendre.

Le voyage lui parut interminable. La route était mauvaise, creusée d'ornières profondes par le train des deux mille charrois qui, chaque jour, empruntaient dans les deux sens cet itinéraire, apportant pierres et plâtre pour la construction du château, ainsi que des blocs de rocaille, des tuyaux de plomb et des statues pour les jardins. Charretiers et cochers s'injuriaient copieusement.

– Nous n'aurions pas dû passer par là, madame, disait Javotte, mais par Saint-Cloud.

– Non, c'était trop long.

À chaque instant, Angélique mettait la tête à la portière, au risque de détruire le savant échafaudage de Binet et de se faire arroser de boue liquide.

– Presse-toi, cocher, morbleu ! Tes chevaux sont des limaces.

Mais, déjà, elle voyait se lever à l'horizon une haute falaise rose, criblée d'étincelles, et qui semblait irradier tout le soleil de la matinée printanière.

– Qu'est-ce que c'est, cocher ?

– Madame, c'est Versailles.

*****

Une allée d'arbres fraîchement plantés ombrageait l'extrémité de l'avenue. Aux abords de la première grille, le carrosse d'Angélique dut faire halte pour laisser passer un équipage qui, par la route de Saint-Cloud, arrivait ventre à terre. Le carrosse rouge, tiré par six chevaux bais, était escorté de cavaliers. On assurait qu'il s'agissait de Monsieur. Le carrosse de Madame suivait, à six chevaux blancs.

Angélique fit rentrer son équipage à leur suite. Elle ne croyait plus aux mauvaises rencontres, aux maléfices. Elle marchait sur les eaux, jouissant d'une sorte d'immunité. Une certitude, plus forte que toutes les craintes, lui assurait que l'heure de son triomphe était proche, car elle l'avait payé cher.

Elle attendit cependant que le remous causé par l'arrivée des deux grands personnages se fût un peu calmé. Puis elle descendit de voiture et gagna la cour de Marbre, par les degrés qui y donnaient accès.

Flipot, en livrée des du Plessis – bleu et jonquille – soutenait la queue de son manteau de robe.

– Ne t'essuie pas le nez sur ta manche, lui dit-elle. N'oublie pas que nous sommes à Versailles.

– Oui, ma'âme, soupira l'ancien mion de la cour des Miracles, qui béait d'admiration en regardant autour de lui.

*****

Versailles n'avait pas encore la majesté écrasante que devaient lui conférer les deux ailes blanches ajoutées par Mansart vers la fin du règne. C'était un palais de féerie qui se dressait sur sa butte étroite avec son architecture joyeuse, couleur de rose et de coquelicot, ses balcons de fer ouvragé, ses hautes cheminées claires. Les pinacles, mascarons, plombs et pots à feu de ses combles étaient entièrement dorés à la feuille et étincelaient comme autant de bijoux ornant un précieux coffret. L'ardoise neuve avait, selon les angles reflétant l'ombre ou la lumière, la profondeur du velours nocturne ou l'éclat de l'argent, et les lignes vives des toits paraissaient se fondre dans l'azur du ciel. Une grande agitation régnait aux alentours du château, car les livrées multicolores des valets et des laquais se mêlaient aux blouses sombres des ouvriers allant et venant avec leurs brouettes et leurs outils. Le bruit chantant des ciseaux martelant la pierre répondait aux tambourins et aux fifres d'une compagnie de mousquetaires paradant au centre de la grande cour.

Angélique, regardant autour d'elle, ne vit pas de visages connus. Elle entra finalement dans le château par une porte de l'aile gauche où les allées et venues paraissaient nombreuses. Un vaste escalier en marbre de couleur la conduisit dans un grand salon où se pressait une foule de gens assez modestement vêtus, et qui la regardèrent avec étonnement. Elle s'informa. On lui dit qu'elle se trouvait dans la salle des Gardes. Chaque lundi, les solliciteurs y venaient déposer leurs placets ou chercher la réponse à leurs précédentes requêtes. Au fond de la pièce, sur la cheminée, la nef d'or et de vermeil représentait la personne du roi, mais on espérait que Sa Majesté apparaîtrait, comme elle avait parfois coutume de le faire.

Angélique, avec ses plumes et son page, se sentit déplacée parmi ces vieux militaires, ces veuves et ces orphelins. Elle allait se retirer, lorsqu'elle aperçut Mme Scarron. Elle lui sauta au cou, heureuse de rencontrer enfin une personne de connaissance.

– Je cherche la cour, lui dit-elle, mon mari doit être au lever du roi et je veux le rejoindre.

Mme Scarron, plus pauvre et modeste que jamais, paraissait peu indiquée pour la renseigner sur les gestes des courtisans. Mais, depuis qu'elle hantait les antichambres royales à la recherche d'une pension, la jeune veuve se trouvait plus au fait du programme détaillé de la cour que le gazetier Loret lui-même, chargé d'en consigner heure par heure les faits et gestes.

Très obligeamment, Mme Scarron attira Angélique vers une autre porte ouvrant sur une sorte de vaste balcon5 au-delà duquel on apercevait les jardins.

– Je crois que le lever du roi est terminé, dit-elle. Il vient de passer dans son cabinet, où il va s'entretenir quelques instants avec les princesses du sang. Ensuite, il descendra dans les jardins, à moins qu'il ne vienne ici. De toute façon, le mieux pour vous serait de suivre cette galerie ouverte. Tout au bout, sur votre droite, vous allez trouver l'antichambre, qui mène au cabinet du roi. Chacun s'y presse à cette heure. Vous rencontrerez sans peine votre époux.

Angélique jeta un regard sur le balcon, où l'on ne voyait que quelques gardes suisses.

– Je meurs de peur, dit-elle. Ne venez-vous pas avec moi ?

– Oh ! ma chère, comment le pourrais-je ? s'effara Françoise en jetant un coup d'œil confus sur sa pauvre robe.

Angélique s'avisa seulement du contraste de leurs toilettes.

– Pourquoi êtes-vous ici en solliciteuse ? Avez-vous encore des ennuis d'argent ?

– Plus que jamais, hélas ! La mort de la reine mère a entraîné la suppression de ma pension. Je viens dans l'espoir de la faire rétablir. M. d'Albret m'a promis son appui.

– Je souhaite que vous y parveniez. Je suis vraiment désolée... Mme Scarron sourit très gentiment et lui caressa la joue.

– Ne le soyez pas. Ce serait dommage. Vous paraissez si heureuse ! D'ailleurs, vous méritez bien votre bonheur, ma chérie. Je me réjouis de vous voir si belle. Le roi est très sensible à la beauté. Je ne doute pas qu'il soit charmé par vous.

« Moi, je commence à en douter », pensa Angélique, dont le cœur se mit à battre d'une façon désordonnée. Le splendide décor de Versailles l'encourageait à pousser jusqu'au bout son audace. Bien sûr, elle était folle. Mais tant pis ! Elle n'allait pas agir comme le coureur qui s'effondre à quelques mètres du but...

Après un sourire à Mme Scarron, elle s'élança à travers la galerie, marchant si vite que Flipot s'essoufflait derrière elle. Comme elle parvenait à mi-chemin, un groupe surgit à l'autre extrémité, paraissant venir à sa rencontre. Même à cette distance, Angélique n'eut aucune peine à reconnaître, marchant au centre des courtisans, la silhouette majestueuse du roi.

Rehaussé par ses talons rouges et son opulente perruque, Louis XIV se distinguait des autres par un art admirable de la démarche. De plus, nul mieux que lui ne savait se servir de ces hautes cannes dont il lançait la mode et qui, jusqu'ici, n'avaient semblé réservées qu'aux vieillards ou aux infirmes. Il en faisait un instrument d'assurance, de belle attitude et même, dans son cas, de séduction.

*****

Il s'avançait donc, appuyé sur sa canne d'ébène à pommeau d'or, échangeant des paroles enjouées avec les deux princesses qui se trouvaient à ses côtés : Henriette d'Angleterre et la jeune duchesse d'Enghien. Aujourd'hui, la favorite en titre, Louise de La Vallière, ne prenait pas part à la promenade. Sa Majesté n'en était pas mécontente. La pauvre fille devenait de moins en moins décorative. À la retrouver dans l'intimité, il y avait encore quelque douceur. Mais, par ces belles matinées où les splendeurs de Versailles s'épanouissaient, la pâleur et la maigreur de Mlle de La Vallière paraissaient s'accentuer. Autant qu'elle demeurât dans sa retraite, où il l'irait voir tantôt et s'informer de sa santé...

Le matin était vraiment splendide et Versailles merveilleux. Mais n'était-ce pas la déesse Printemps elle-même qui venait vers le souverain en la personne de cette femme inconnue ?... Le soleil la nimbait d'une auréole et ses bijoux ruisselaient jusqu'à sa taille comme des perles de rosée...

Angélique avait tout de suite compris qu'en rebroussant chemin elle se couvrirait de ridicule. Elle continuait donc d'avancer, mais de plus en plus lentement, avec cette étrange sensation d'impuissance et de fatalité que l'on a parfois en rêve. Dans le brouillard qui l'environnait, elle ne distinguait plus que le roi seul et le regardait fixement comme attirée par un aimant. Elle aurait voulu baisser les yeux qu'elle en aurait été incapable. Elle était maintenant aussi près de lui que jadis dans la pièce obscure du Louvre où elle l'avait affronté, et tout s'abolissait pour elle en dehors de ce souvenir terrible. Elle n'avait même pas conscience du spectacle qu'elle offrait, seule au centre de cette galerie baignée de lumière, avec ses atours magnifiques, sa beauté épanouie et chaleureuse, son expression fascinée.

Louis XIV s'était arrêté, et les courtisans derrière lui. Lauzun, qui avait reconnu Angélique, se mordit les lèvres et se dissimula derrière les autres en jubilant. On allait assister à quelque chose de surprenant !

Très courtois, le roi ôta son chapeau orné de plumes couleur de feu. Il était facilement ému par la beauté des femmes, et la hardiesse tranquille avec laquelle celle-ci le regardait de ses yeux d'émeraude, loin de le mécontenter, le charmait au contraire. Qui était-elle ?... Comment ne l'avait-il pas déjà remarquée ?...

Cependant, obéissant à une réaction inconsciente, Angélique fit une profonde révérence. Maintenant, à demi agenouillée, elle aurait voulu ne jamais se relever. Pourtant, elle se redressa, les yeux irrésistiblement attirés par le visage du roi. Elle le regardait, malgré elle, d'une façon provocante.

Le roi s'étonnait. Il y avait quelque chose d'inusité dans l'attitude de cette inconnue, et aussi dans le silence et la surprise des courtisans. Il jeta un regard autour de lui, fronça légèrement les sourcils.

Angélique crut qu'elle allait s'évanouir. Ses mains se mirent à trembler dans les plis de sa robe. Elle était sans force, elle était perdue.

Ce fut alors que des doigts prirent les siens, les lui broyèrent à la faire crier, tandis que la voix de Philippe disait, très calme :

– Sire, que Votre Majesté m'accorde l'honneur de lui présenter ma femme, la marquise du Plessis-Bellière.

– Votre femme, marquis ? dit le roi. La nouvelle est surprenante. J'avais bien entendu parler de quelque chose à votre sujet, mais j'attendais que vous veniez m'en entretenir vous-même...

– Sire, il ne m'a pas semblé nécessaire d'informer Votre Majesté d'une semblable bagatelle.

– Bagatelle ? Un mariage ! Prenez garde, marquis, que M. Bossuet ne vous entende !... Et ces dames ! Par Saint Louis, depuis le temps que je vous connais, je me demande encore parfois de quelle étoffe vous êtes fait. Savez-vous que votre discrétion à mon égard est presque une insolence ?...

– Sire, je suis navré que Votre Majesté interprète ainsi mon silence. La chose avait si peu d'importance !

– Taisez-vous, monsieur. Votre inconscience dépasse les bornes, et je ne vous laisserai pas cinq minutes de plus tenir d'aussi méchants discours devant cette charmante personne, votre femme. Ma parole, vous n'êtes qu'un soudard. Madame, que pensez-vous de votre époux ?

– Je tâcherai de m'en accommoder, sire, répondit Angélique qui, pendant ce dialogue, avait repris quelques couleurs.

Le roi sourit.

– Vous êtes une femme raisonnable. Et, de plus, fort belle. Les deux ne vont pas toujours de pair ! Marquis, je te pardonne à cause de ton bon choix... et de ses beaux yeux. Des yeux verts... Une couleur rare, que je n'ai pas eu l'occasion d'admirer souvent. Les femmes qui ont des yeux verts sont...

Il s'interrompit, rêva un instant, tout en examinant avec attention le visage d'Angélique. Puis son sourire s'effaça, et toute la personne du monarque parut se figer comme si elle avait été frappée par la foudre. Sous les yeux des courtisans, d'abord perplexes puis effrayés, Louis XIV se mit à pâlir. Le phénomène ne put échapper à personne, car le roi était de carnation sanguine, et son chirurgien devait le saigner fréquemment. Or, il devint en quelques secondes aussi blanc que son jabot, bien qu'aucun de ses traits ne bougeât. Angélique, éperdue, le regardait de nouveau et, malgré elle, d'une façon provocante, comme certains enfants coupables regardent celui par lequel doit leur venir le châtiment.

– N'êtes-vous pas originaire du Sud, madame ? demanda le roi avec une soudaine brusquerie. De Toulouse ?...

– Non, sire, ma femme est originaire du Poitou, dit immédiatement Philippe. Son père est le baron de Sancé de Monteloup, dont les terres s'étendent aux environs de Niort.

– Oh ! Sire, confondre une Poitevine avec une dame du Sud ! s'exclama Athénaïs de Montespan en éclatant de son beau rire. Vous, sire !...

La belle Athénaïs se sentait déjà assez en faveur pour ne pas reculer devant une audace de ce genre. La gêne s'en trouva dissipée. Le roi reprit sa carnation ordinaire. Toujours maître de lui, il eut un coup d'œil amusé vers Athénaïs.

– Il est vrai que les Poitevines ont de bien grands charmes, soupira-t-il. Mais prenez garde, madame, que M. de Montespan ne soit obligé de se mesurer avec tous les Gascons de Versailles. Ceux-ci pourraient vouloir venger l'insulte faite à leurs femmes.

– Y a-t-il insulte, sire ? Ce serait contre mon intention. Je voulais dire seulement que, si les charmes des deux races sont égaux en qualité, ils ne se confondent pas. Que Votre Majesté me pardonne mon humble remarque.

Le sourire des grands yeux bleus n'était rien de moins que contrit, mais il était certainement irrésistible.

– Je connais Mme du Plessis depuis de longues années, continua Mme de Montespan. Nous avons été élevées ensemble. Sa famille est alliée à la mienne...

Angélique se promit de ne jamais oublier ce qu'elle devait à Mme de Montespan. Quel que fût le mobile auquel la belle Athénaïs avait obéi, elle n'en avait pas moins sauvé son amie. Le roi s'inclina derechef, avec un sourire apaisé, devant Angélique du Plessis.

– Eh bien..., Versailles se réjouit de vous accueillir, madame. Soyez la bienvenue.

Plus bas, il ajouta :

– Nous sommes heureux de vous revoir.

Angélique comprit alors qu'il l'avait reconnue, mais qu'il l'agréait et voulait effacer le passé.

Une dernière fois, la flamme d'un bûcher sembla flamber entre eux. Prostrée dans une profonde révérence, la jeune femme sentit un flot de larmes lui gonfler les paupières. Dieu merci, le roi s'était remis en marche. Elle put se relever, essuyer furtivement ses yeux et jeter un regard un peu contraint du côté de Philippe.

– Comment vous remercier, Philippe ?...

– Me remercier ! grinça-t-il à mi-voix, la mâchoire nouée de colère. Mais c'était mon nom que j'avais à défendre du ridicule et de la disgrâce !... Vous êtes ma femme, morbleu ! Je vous prie d'y songer désormais... Arriver ainsi à Versailles ! Sans invitation ! Sans présentation !... Et vous regardiez le roi avec une insolence !... Rien ne peut donc abattre votre infernal toupet ! J'aurais dû vous tuer, l'autre soir.

– Oh ! je vous en prie, Philippe, ne me gâchez pas ce beau jour !

*****

À la suite des autres courtisans, ils étaient arrivés dans les jardins. Le ruissellement bleu du ciel mêlé à celui des jets d'eau, l'éclat du soleil se brisant sur la surface lisse des deux grands bassins de la première terrasse éblouirent Angélique. Elle croyait marcher au sein d'un paradis où tout était léger et ordonné comme dans un séjour élyséen.

Au sommet des marches dominant un bassin en pyramide ronde, elle pouvait voir le dessin admirable des grands arbres en quinconces cernés par la farandole des blanches statues de marbre. Les parterres jetaient alentour et jusqu'à l'horizon leurs tapisseries chatoyantes. Angélique, les mains jointes devant ses lèvres, dans un geste de ferveur enfantine, demeurait immobile, pénétrée d'une extase où l'enthousiasme de ses rêves se confondait avec une admiration sincère.

Le vent léger remuait contre son front les plumes blanches de sa coiffure. Au bas des marches, on venait d'arrêter le carrosse du roi. Mais, sur le point d'y monter, il revint sur ses pas, gravit de nouveau les degrés. Angélique le vit soudain à son côté. Il était seul près d'elle car, d'un geste imperceptible, il avait éloigné les personnes qui l'entouraient.

– Vous admirez Versailles, madame ? demanda-t-il.

Angélique fît une révérence et répondit avec beaucoup de grâce :

– Sire, je remercie Votre Majesté d'avoir mis tant de beauté sous les yeux de ses sujets. L'Histoire lui en sera reconnaissante.

Louis XIV demeura silencieux un moment, non qu'il fût troublé par des louanges auxquelles il était accoutumé, mais parce qu'il ne parvenait pas, en cette occurrence, à exprimer sa pensée.

– Vous êtes heureuse ? demanda-t-il enfin.

Angélique détourna les yeux et, dans le soleil et le vent, elle parut soudain plus jeune, telle une jeune fille qui n'aurait connu ni peines ni tourments.

– Comment peut-on ne pas être heureuse à Versailles ? murmura-t-elle.

– Alors, ne pleurez plus, dit le roi. Et faites-moi le plaisir de partager ma promenade. Je veux vous montrer le parc.

Angélique mit sa main dans celle de Louis XIV. Avec lui, elle descendit les degrés du bassin de Latone ; les courtisans s'inclinaient sur leur passage. Comme elle s'asseyait près d'Athénaïs de Montespan, en face des deux princesses et de Sa Majesté, elle entrevit le visage de son mari.

Philippe la regardait avec une expression énigmatique qui n'était pas dénuée d'un subit intérêt. Il commençait à comprendre qu'il avait épousé un véritable phénomène.

Angélique aurait pu s'envoler tant elle se sentait légère. L'avenir, à ses yeux, était aussi bleu que l'horizon. Elle se disait que ses fils ne connaîtraient plus jamais la misère. Ils seraient élevés à l'académie du Mont-Parnasse et deviendraient des gentilshommes Angélique elle-même serait une des femmes les plus fêtées de la cour. Et, puisque le roi en avait exprimé le désir, elle essaierait d'effacer de son cœur toute trace d'amertume. Au fond d'elle-même, Angélique savait bien que le feu de l'amour dont elle avait été consumée, ce terrible feu qui avait aussi consumé son amour, ne s'éteindrait jamais. Il durerait toute sa vie. La Voisin l'avait dit. Mais le destin, qui n'est pas injuste, voulait qu'Angélique fît halte, pour un temps, sur la colline en chantée, afin d'y reprendre des forces dans l'ivresse de sa réussite et le triomphe de sa beauté.

Plus tard, elle retrouverait le chemin de son aventureuse existence. Mais, aujourd'hui, elle ne craignait plus rien. ELLE ÉTAIT À VERSAILLES !

FIN

1 Actuel palais de Chaillot.

2 Actuelle place des Vosges.

3 Dieu.

4 Allusion à un procès de divorce, de l'époque.

5 À l'emplacement de ce balcon se trouve actuellement la galerie des Glaces.

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