Chapitre 12
À la suite de cette rencontre, Angélique revit fréquemment, aux Tuileries et au Cours-la-Reine, le duc de Lauzun et le marquis de Montespan. Ceux-ci lui présentèrent leurs amis. Et, peu à peu, les visages du passé reparurent. Un jour où Angélique se promenait au Cours avec Péguilin, son équipage croisa celui de la Grande Mademoiselle, qui la reconnut. Aucune allusion ne fut faite. Prudence ou indifférence ? Chacun avait tant de chats à fouetter !
Après l'avoir boudée, Athénaïs de Montespan s'était subitement entichée d'elle et l'invitait. Elle avait remarqué que cette chocolatière parlait peu, mais lui donnait admirablement la réplique.
Ce fut Mme Scarron, qu'Angélique revoyait souvent chez les Montespan, qui l'introduisit chez Ninon de Lenclos.
Le salon de la célèbre courtisane n'était pas considéré comme un lieu de libertinage, mais comme l'école, par excellence, du bon goût.
« Chez elle, écrivait le chevalier de Méré, aucun propos de religion ou de gouvernement, mais beaucoup d'esprit et fort orné, des nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries et toutefois sans ouvrir la porte à la galanterie. La gaieté, l'entrain, la verve de la maîtresse de maison permettaient à tous de se rencontrer avec bonheur. »
L'amitié qui a uni Mlle de Lenclos et Angélique de Sancé est restée discrète. Peu de lettres demeurent qui portent témoignage de cette amitié, et ni l'une ni l'autre n'a fait étalage des sentiments profonds et sûrs qui les ont liées dès la première rencontre. Elles appartenaient toutes deux à cette race de femmes qui attirent les hommes, plus ou moins inconsciemment, par un charme où se dosent également les attraits du corps, du cœur et de l'intelligence. Elles auraient pu être ennemies. Au contraire, elles connurent l'une par l'autre la seule amitié féminine de leur existence.
Angélique, du fait de la lutte acharnée qu'elle avait menée pour survivre, était capable d'apprécier, chez Ninon, ces qualités de droiture, de courage et de simplicité si rares chez leurs semblables, et qui faisaient de la courtisane « un honnête homme ». Et, de son côté, celle-ci comprit aussitôt qu'Angélique voulait se servir d'elle pour se hisser le plus haut possible sur l'échelle sociale. Elle joua ce rôle de son mieux, guidant sa nouvelle amie, la conseillant, la présentant à tous.
Pour qu'Angélique ne s'y trompât pas, elle lui dit un jour :
– Mon amitié est ce que j'ai de meilleur, Angélique. Tous les dévouements, toutes les délicatesses et la longanimité que n'a pas l'amour, mon amitié en est capable. De tout mon cœur, je vous l'offre. Il ne tiendra qu'à vous qu'elle dure le temps de notre vie.
*****
Connaissant mieux que personne le prix d'une vie voluptueuse, Ninon se plaisait à y amener les natures vraiment sensibles. Elle encouragea Angélique à prendre un amant bien titré. Mais Angélique faisait la moue. Sa vie matérielle étant assurée par ses activités commerciales, elle estimait que la voie de la galanterie était en réalité la moins sûre pour parvenir au faîte des honneurs. La Compagnie du Saint-Sacrement, occulte et puissante, régnait jusqu'aux marches du trône. Il y avait des dévots partout. Dans le jeu qu'elle menait, Angélique s'appuyait d'une main sur eux par sa réputation de sagesse, de l'autre sur les libertins par sa gaieté et son entrain à toutes les fêtes.
« Prenez au moins un amant pour le plaisir, conseillait encore Ninon. N'allez pas me faire croire que l'amour vous déplaît ! »
Angélique répondait qu'elle n'avait pas le temps d'y réfléchir. Elle-même s'étonnait du calme de son corps. On aurait dit que sa tête, à force de travailler sans cesse et d'accumuler projets sur projets, l'avait vidée du désir le plus élémentaire. Lorsqu'elle s'écroulait le soir dans son lit, morte de fatigue et après avoir terminé sa journée par une suprême partie de cache-cache avec ses fils, elle n'avait qu'une idée : dormir profondément, réparer ses forces, pour reprendre le lendemain sa tâche.
*****
Elle ne s'ennuyait jamais, et l'amour est souvent, pour la femme inoccupée, un dérivatif. Les déclarations enflammées de ses galants, leurs caresses furtives, « les scènes conjugales » d'Audiger qui se terminaient parfois par des baisers auxquels le maître d'hôtel s'arrachait difficilement, tout cela ne représentait pour elle que « jeux utiles ou inutiles » suivant l'avantage qu'elle en obtenait.
Ninon, après avoir écouté ses aveux, lui affirma que cette mentalité confinait à la maladie. Pour se guérir, il lui fallait délaisser quelque temps ses travaux et profiter des plaisirs qu'une vie libre offrait aux oisifs : promenades, bals masqués, théâtre, petits soupers, et le jeu à toutes heures.
*****
Chez Ninon, Angélique rencontra le Tout-Paris. Le prince de Condé y venait faire chaque semaine sa partie de hoca.
Plusieurs fois, elle vit Philippe du Plessis. Elle se fit présenter à lui. Le beau garçon laissa tomber sur elle un regard dont elle avait déjà apprécié le poids dédaigneux et, après avoir réfléchi, il dit du bout des lèvres :
– Ah ! c'est donc vous Mme Chocolat.
Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour. Elle plongea dans une profonde révérence en répondant :
– Pour vous servir, mon cousin.
Les sourcils du jeune homme se rapprochèrent.
– Votre cousin ? Il me semble, madame, que vous êtes bien hardie de...
– Ne m'avez-vous pas reconnue ? dit-elle en le dévisageant de ses yeux verts fulgurants de colère. Je suis votre cousine Angélique de Sancé de Monteloup. Nous nous sommes jadis rencontrés au Plessis. Comment va votre père, l'aimable marquis ?... Et votre mère ?
Elle parla encore ainsi un bon moment afin de le convaincre de son identité, puis le quitta en se mordant la langue de sa sottise.
Pendant quelques jours, elle vécut dans la crainte de voir son secret divulgué. Dès qu'elle rencontra de nouveau M. du Plessis, elle le supplia de ne pas répéter ce qu'elle lui avait dit.
Philippe du Plessis parut tomber des nues. Il déclara enfin que cette confidence le laissait absolument indifférent et que, d'ailleurs, il ne tenait pas à ce qu'on sache qu'il était le parent d'une dame qui s'était abaissée à vendre du chocolat. Angélique le quitta furieuse, en se promettant de ne plus lui prêter attention. Elle savait que le père de Philippe était mort et que sa mère, devenue dévote en compensation de ses folies passées, s'était retirée au Val-de-Grâce. Le jeune homme dilapidait sa fortune en extravagances. Le roi l'aimait à cause de sa beauté et de sa bravoure, mais sa réputation était scandaleuse et même inquiétante. Angélique se reprochait de penser à lui si souvent. Une déclaration d'amour inattendue et une partie de hoca sensationnelle bouleversèrent son existence et la détournèrent pendant quelques mois de ses pensées.
*****
Elle était assez fière de figurer sur la liste des personnes à qui Mlle de Montpensier permettait d'entrer au jardin du Luxembourg. Un jour qu'elle y arrivait, la femme du suisse lui ouvrit, son mari étant absent.
Angélique s'engagea parmi les belles allées bordées de saules et de massifs de magnolias. Au bout d'un instant, elle s'avisa que le jardin habituellement très animé, était aujourd'hui presque désert. Elle n'aperçut que deux valets en livrée qui couraient à toutes jambes et s'engouffrèrent dans un taillis. Puis, plus rien. Intriguée et vaguement inquiète, elle continua sa promenade solitaire.
Comme elle passait près d'une petite grotte de rocaille, elle crut entendre un bruit léger et, se retournant, elle distingua une forme humaine tapie dans un buisson. « C'est quelque filou, se dit-elle, quelque vassal du sieur Cul-de-Bois en quête d'un mauvais coup. Ce serait assez amusant de le surprendre et de lui jaspiner bigorne pour voir la tête qu'il ferait. »
Elle en sourit d'avance. Ce n'était pas certes tous les jours qu'un coupe-bourse aux aguets pouvait avoir l'occasion de se trouver en face d'une grande dame parlant le pur langage de la tour de Nesle et du faubourg Saint-Denis. « Et ensuite je lui donnerai ma bourse pour le remettre de son émotion, le pauvre homme ! » pensa-t-elle, ravie d'une malice qui n'aurait pas de témoin.
Mais, comme elle s'approchait à pas de loup, elle vit que l'homme était richement vêtu, bien que ses habits fussent souillés de boue. Il se tenait à genoux et, le buste penché en avant, appuyé sur ses coudes, dans une attitude bizarre. Soudain, il tourna nerveusement la tête comme s'il dressait l'oreille et elle reconnut le duc d'Enghien, le fils du prince de Condé. Elle l'avait déjà rencontré dans les promenades à la mode, aux Tuileries, au Cours-la-Reine. C'était un adolescent fort brillant, mais qu'on disait intraitable sur les questions d'étiquette, et qui manquait de mesure.
Angélique constata qu'il était très pâle, avec une expression hagarde et effarée.
« Que fait-il là ? Pourquoi se cache-t-il ? Que craint-il ? » se demanda-t-elle, saisie d'un malaise indéfinissable.
Après avoir hésité, elle se retira sans bruit et regagna l'une des grandes allées du jardin. Elle croisa le suisse qui, à sa vue, fit des yeux effarés.
– Oh ! madame, que faites-vous ici ? Retirez-vous vite !
– Mais pourquoi ? Tu sais bien que je suis sur la liste de Mlle de Montpensier. Et ta femme m'a laissée entrer sans difficultés.
Le gardien regarda autour de lui d'un air désolé. Angélique était toujours fort généreuse avec lui.
– Que madame me pardonne, chuchota-t-il en se rapprochant. Mais ma femme ne sait pas le secret que je vais vous confier : le jardin est interdit au public aujourd'hui, car, depuis le matin, on y poursuit à la chasse M. le duc d'Enghien qui s'imagine qu'il est un lapin.
Et, comme la jeune femme ouvrait des yeux ronds, il se toucha du doigt la tempe.
– Oui, ça le prend comme ça de temps en temps, le pauvre garçon. Il paraît que c'est une maladie. Quand il se croit lapin ou perdrix, il a peur qu'on le tue et court se cacher. Voilà des heures que nous le cherchons.
– Il est là dans le taillis, près de la petite grotte. Je l'ai vu.
– Grand Dieu ! Il faut aller prévenir M. le prince. Ah ! le voici. Une chaise s'approchait.
Le prince de Condé mit la tête à la fenêtre.
– Que faites-vous ici, madame ? demanda-t-il furieux.
Le suisse se hâta d'intervenir :
– Monseigneur, madame vient juste d'apercevoir M. le duc près de la petite rocaille.
– Ah ! bon. Ouvrez-moi cette portière, marauds. Aidez-moi à descendre, cornebleu ! Ne faites pas tant de bruit, vous allez l'effrayer. Toi, cours chercher son premier valet de chambré et, toi, rassemble tous les gens que tu pourras trouver et poste-les aux issues...
Quelques instants plus tard, on entendit dans les buissons des bonds désordonnés, puis une course rapide. Le duc d'Enghien surgit, lancé à toute vitesse. Mais deux domestiques qui le poursuivaient réussirent à le happer et à le retenir. Il fut aussitôt entouré et maîtrisé. Son premier valet de chambre, qui l'avait élevé, lui parla avec douceur :
– On ne vous tuera pas, monseigneur. On ne vous enfermera pas dans une cage... Tout à l'heure, on va vous relâcher et vous pourrez courir de nouveau dans la campagne. Le duc d'Enghien était blême. Il ne disait pas un mot, mais il y avait dans son regard l'expression émouvante et interrogatrice des bêtes traquées. Son père s'approcha. Le jeune homme se débattit furieusement, quoique toujours en silence.
– Emmenez-le, dit le prince de Condé. Faites venir son médecin et son chirurgien. Qu'on le saigne, qu'on le purge et surtout qu'on l'attache. Je n'ai point le cœur de recommencer une nouvelle partie de cligne-musette ce soir. Je ferai donner du bâton à celui qui le laissera s'échapper encore.
Le groupe s'éloigna. Le prince revint vers Angélique, qui avait assisté, complètement chavirée, à cette triste scène, et qui était presque aussi pâle que le pauvre malade.
Condé se planta devant elle et l'examina d'un regard sombre.
– Eh bien ! dit-il, vous l'avez vu ? Il est beau, le descendant des Condé, des Montmorency ?... Son bisaïeul avait des manies, son aïeule était folle. J'ai dû épouser la fille. À l'époque, elle commençait déjà à s'arracher les cheveux un à un avec une pince. Je savais qu'on m'atteignait dans ma descendance, mais j'ai dû l'épouser quand même. C'était un ordre du roi Louis XIII. Et voilà mon fils ! Parfois, il se croit chien et il lutte pour éviter d'aboyer devant le roi. Ou bien, il s'imagine qu'il est une chauve-souris et il appréhende de se heurter aux lambris de son appartement. L'autre jour, il s'est senti devenir plante et il a fallu que ses serviteurs l'arrosent... C'est drôle, n'est-ce pas ? Vous ne riez pas ?
– Monseigneur... comment pouvez-vous croire seulement que j'aie envie de rire ?... Évidemment, vous ne me connaissez pas...
Il l'interrompit avec un sourire subit qui éclaira son visage bourru :
– Si fait ! Si fait ! Je vous connais bien, madame Morens. Je vous ai vue chez Ninon et chez d'autres. Vous êtes gaie comme une jeune fille, belle comme une courtisane et vous avez le cœur reposant d'une mère. De plus, je vous soupçonne d'être une des femmes les plus intelligentes du royaume. Mais vous n'en faites pas étalage, car vous avez de la ruse et vous savez que les hommes craignent les savantes.
Angélique sourit à son tour, surprise de cette déclaration inattendue.
– Monseigneur, vous me flattez... Et je serais curieuse de savoir qui vous a donné sur moi ces renseignements...
– Je n'ai besoin de personne pour me renseigner, fit-il à sa façon brusque et maussade de guerrier. Je vous ai observée. Ne vous êtes-vous pas aperçue que je vous regardais souvent ? Je crois que vous me craignez un peu. Pourtant, vous n'êtes pas timide...
Angélique leva les yeux sur le vainqueur de Lens et de Rocroi. Ce n'était pas la première fois qu'elle le regardait ainsi. Mais, certes, le prince était à cent lieues de se souvenir de la petite sarcelle grise qui lui avait tenu tête et à laquelle il avait dit :
– Je prévois que, quand vous serez femme, des hommes se pendront à cause de vous !
Elle avait toujours cru qu'elle nourrissait une profonde rancune envers le prince de Condé et elle dut se défendre contre un sentiment de sympathie, d'entente qui naissait entre eux. Ne les avait-il pas fait espionner pendant des années, elle et son mari, par le valet Clément Tonnel ? N'avait-il pas hérité des biens de Joffrey de Peyrac ? Depuis longtemps, Angélique se demandait comment elle parviendrait à connaître exactement le rôle que le prince de Condé avait joué dans son drame. Le hasard la servait étrangement.
– Vous ne répondez rien, dit le prince. Est-il donc vrai que je vous intimide ?
– Non ! Mais je me sens bien indigne de converser avec vous, monseigneur. Votre renommée...
– Peuh ! ma renommée... Vous êtes bien trop jeune pour y connaître quelque chose. Mes armes sont rouillées et, si Sa Majesté ne se décide pas à donner une leçon à ces faquins de Hollandais ou d'Anglais, je risque bien de mourir dans mon lit. Quant à converser, Ninon m'a dit cent fois que les mots ne sont pas des boulets qu'on envoie dans l'estomac d'un adversaire, et elle prétend que je n'ai pas encore tout à fait compris la leçon. Ha ! Ha !
Il éclata de son rire bruyant, et lui prit le bras avec désinvolture.
– Venez donc. Mon carrosse m'attend dehors, mais, pour marcher, je suis contraint de m'appuyer sur un bras charitable. Voilà ce que je lui dois, à ma renommée : des douleurs contractées dans les tranchées pleines d'eau et qui, certains jours, me font traîner la patte comme un vieillard. Vouiez-vous me tenir un peu compagnie ? Votre présence est la seule qui me paraisse supportable après la pénible journée que nous venons d'avoir. Connaissez-vous mon hôtel du Beautreillis ? Angélique dit, avec un battement de cœur :
– Non, monseigneur.
– On dit que c'est une des plus jolies choses qu'ait construites le père Mansart. Moi, je ne m'y plais pas, mais je sais que les dames s'extasient sur la beauté de cette demeure. Venez la voir.
*****
Quoiqu'elle s'en défendît, Angélique appréciait l'honneur d'être assise dans le carrosse d'un prince du sang que les badauds acclamaient au passage. Elle était surprise de l'attention que son compagnon lui témoignait et qu'elle sentait sincère. On disait volontiers que le prince de Condé, depuis que son amie Marthe du Vigean était entrée aux carmélites du faubourg Saint-Jacques, n'accordait plus aux femmes les égards que la noblesse de France avait coutume de leur rendre. Il ne leur demandait qu'un plaisir tout physique et, depuis des années, on ne lui connaissait que des aventures de courte durée et d'assez basse origine. Dans les salons, sa rudesse à l'égard du beau sexe décourageait les meilleures volontés. Cette fois cependant, le prince semblait faire effort pour plaire à sa compagne.
Le carrosse tourna dans la cour de l'hôtel du Beautreillis. Angélique gravit le perron de marbre. Chaque détail de cette demeure harmonieuse et claire lui parlait de Joffrey de Peyrac. Il avait voulu ces lignes souples comme des vrilles de vignes aux fers forgés des balcons et des rampes, ces frises de bois sculpté recouvertes d'or encadrant les hauts plans lisses des marbres ou des glaces, ces statues et ces bustes, ces animaux et ces oiseaux de pierre, partout présents comme les gracieux génies d'un foyer heureux.
– Vous ne dites rien ? s'étonna le prince de Condé, lorsqu'ils eurent parcouru les deux étages des appartements d'apparat. Généralement, mes visiteuses s'exclament comme des perruches. Est-ce que cet ensemble ne vous plaît pas ? On vous dit pourtant très entendue en ce qui concerne l'ordonnance d'une maison ?
Ils se trouvaient dans un petit salon tendu de satin bleu brodé d'or. Une grille de fer forgé d'un dessin exquis les séparait de la longue galerie donnant sur les jardins. Au fond, la cheminée, encadrée de deux lions sculptés, portait à son fronton une blessure fraîche. Angélique leva le bras et posa la main sur le fronton.
– Pourquoi a-t-on brisé cette garniture ? demanda-t-elle. Ce n'est pas la première cassure que je remarque. Tenez, aux fenêtres mêmes de ce salon, on a effacé le dessin à certains endroits.
Le visage de M. le prince s'assombrit.
– Ce sont les chiffres de l'ancien propriétaire de l'hôtel que j'ai fait gratter. Un jour, je restaurerai cela. Je ne sais quand, par exemple !... Je préfère consacrer mes dépenses à l'installation de ma maison de campagne, à Chantilly.
Angélique gardait la main posée sur l'écusson mutilé.
– Pourquoi n'avoir pas laissé les choses en état plutôt que de les abîmer ainsi ?
– La vue des armes de cet homme me causait du désagrément. C'était un maudit !
– Un maudit ? répéta-t-elle en écho.
– Oui. Un gentilhomme qui fabriquait de l'or avec un secret que lui avait donné le diable. On l'a brûlé. Et le roi m'a fait le don de ses biens. Je ne suis pas encore très sûr que Sa Majesté n'ait pas cherché à me porter malheur par ce geste.
Angélique, à pas lents, s'était approchée de la fenêtre et regardait au-dehors.
– Le connaissiez-vous, monseigneur ?
– Qui ? Le gentilhomme damné ?... Ma foi, non, et tant mieux pour moi !
– Je crois me souvenir de l'affaire, dit-elle effrayée de son audace et pourtant très calme. Est-ce que ce n'était pas un Toulousain, un monsieur... de Peyrac ?
– Oui, en effet, approuva-t-il avec indifférence.
Elle passa sa langue sur ses lèvres sèches.
– Est-ce qu'on n'a pas dit qu'on l'avait condamné surtout parce qu'il détenait un méchant secret sur M. Fouquet, qui était si puissant alors ?
– C'est possible. M. Fouquet s'est considéré longtemps comme le roi de France. Il avait assez d'argent pour cela. Il a fait faire des bêtises à bien des gens. À moi, par exemple. Ha ! Ha ! ha !... Bah ! tout cela est du passé.
Angélique se détourna légèrement pour l'observer. Il s'était laissé choir dans un fauteuil et suivait du bout de sa canne les rosaces du tapis. S'il avait eu un ricanement amer en songeant aux bêtises que lui avait fait faire M. Fouquet, il n'avait pas réagi aux allusions concernant Joffrey de Peyrac. La jeune femme eut la certitude que ce n'était pas lui qui, pendant des années, avait placé auprès d'elle le valet Clément Tonnel. Qui sait ? Peut-être que ce Clément Tonnel avait déjà été mis comme espion, par M. Fouquet, près du prince de Condé. On avait vu, dans les complots de ce temps, des intrigues plus compliquées, et les nobles avaient raison de pratiquer la politique de la courte mémoire. Quelle nécessité présente y avait-il pour M. le prince de se souvenir qu'il avait jadis voulu empoisonner Mazarin et qu'il s'était vendu à Fouquet ? Il avait assez à faire pour rentrer en grâce auprès d'un jeune roi encore méfiant et pour, aujourd'hui, apprivoiser cette belle femme dont la mélancolie secrète, sous le rire enjoué, l'avait séduit plus profondément qu'il ne voulait le croire.
– J'étais dans les Flandres à l'époque du procès de Peyrac, reprit-il. Je n'ai pas suivi l'affaire. Qu'à cela ne tienne ! J'ai eu l'hôtel et j'avoue que je ne m'en réjouis guère. Le sorcier ne l'a jamais habité, paraît-il. Pourtant, je ne puis m'empêcher de trouver à ces murs je ne sais quoi de triste et de sinistre. On dirait un décor préparé pour une scène qui ne s'est jamais jouée... Ces objets gracieux réunis là attendent un hôte qui n'est pas moi. J'ai gardé un vieux palefrenier qui appartenait à la domesticité du comte de Peyrac. Il prétend qu'il voit son fantôme certaines nuits... C'est possible. On respire ici une présence qui vous repousse et qui vous chasse. J'y reste le moins possible. Est-ce que vous éprouvez aussi cette pénible impression ?
– Non, au contraire, murmura-t-elle.
Son regard errait autour d'elle. « Ici, je suis chez moi, pensait-elle. Moi et mes enfants, voilà les hôtes que ces murs attendent. »
– Cet hôtel vous plaît donc ?
– Je l'aime. Il est admirable. Oh ! je voudrais y vivre ! s'écria-t-elle en joignant les mains sur son cœur avec une passion inattendue.
– Vous pourriez y vivre, si vous le vouliez, dit le prince.
Elle se détourna vivement vers lui. Il fixait sur elle ce regard demeuré magnifique et impérieux, et dont un jour M. Bossuet parlerait en termes éloquents : « Ce prince... qui portait dans ses yeux la victoire... »
– Y vivre ? répéta Angélique. À quel titre, monseigneur ? Il sourit encore et se leva avec brusquerie pour se rapprocher d'elle.
– Voilà ! J'ai quarante-quatre ans, je ne suis plus jeune, mais je ne suis pas encore vieux. J'ai parfois des douleurs dans les genoux, c'est entendu, mais le reste est assez gaillard. Je vous le dis crûment. En bref, je crois que je peux faire un amant supportable. Je pense que vous n'allez pas être offusquée de ma déclaration. J'ignore d'où vous sortez, mais quelque chose m'avertit que vous en avez entendu bien d'autres et au moins je ne vous prends pas en traître. Je n'y ai jamais été par quatre chemins avec les femmes ; je trouve inutile de faire tant de manières pour aboutir toujours à la même question : « Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ? » Non, ne répondez pas encore. Je veux que vous connaissiez bien les quelques avantages que je pourrais vous faire. Vous auriez une pension... Oui, je sais, vous êtes très riche. Eh bien ! écoutez, JE VOUS DONNERAI CET HOTEL DU BEAUTREILLIS, puisqu'il vous plaît. Je m'occuperai de vos fils et les recommanderai dans leur éducation. Je sais aussi que vous êtes veuve et assez jalouse de votre réputation de chasteté. Il est vrai que c'est un bien précieux, mais... considérez que je ne vous demande pas de perdre cette réputation pour un maraud. Et, puisque vous me parliez de ma renommée, permettez-moi de vous faire remarquer que...
Il hésita avec une modestie réelle et assez touchante.
– ...que ce n'est pas déshonorant d'être la maîtresse du Grand Condé. Notre monde est ainsi fait. Je vous présenterai partout... Pourquoi ce sourire sceptique et tant soit peu dédaigneux, madame ?
– Parce que, dit Angélique en souriant, je me remémorais ce refrain que le père Hurlurot, un vieux baladin, chante au coin des rues :
Les princes sont d'étranges gens.
Heureux qui ne les connaît guère.
Plus heureux qui n'en a que faire...
– La peste soit de l'insolente ! s'écria-t-il avec une fureur feinte.
Il la prit par la taille et l'attira contre lui :
– C'est pour cela que je vous aime, ma mie, fit-il d'une voix contenue. Parce que j'ai remarqué que, dans votre métier de femme, vous aviez une belle audace de guerrière. Vous attaquez au bon moment, vous profitez de la faiblesse de l'adversaire avec une habileté machiavélique et vous lui portez des coups terribles. Mais vous ne vous êtes pas repliée assez vite sur vos positions. Je vous tiens maintenant !... Comme vous êtes fraîche et ferme ! Vous avez un petit corps solide et rassurant !... Ah ! comme je voudrais que vous ne m'écoutiez pas en prince, mais tel que je suis, c'est-à-dire un pauvre homme assez malheureux. Vous êtes si différente des coquettes au cœur sec !
Il appuya sa joue contre les cheveux d'Angélique.
– Il y a là, dans vos cheveux blonds, une mèche de cheveux blancs qui m'émeut. Il semble que, sous votre air de jeunesse et de gaieté, vous ayez l'expérience que donnent les grandes douleurs. Me trompe-je ?
– Non, monseigneur, répondit docilement Angélique.
Elle pensait que, si le matin même, quelqu'un l'avait prévenue qu'avant le soir elle serait dans les bras du prince de Condé et qu'elle appuierait sans révolte son front contre cette auguste épaule, elle aurait crié que la vie n'était pas si folle. Mais sa vie n'avait jamais été simple et elle commençait à s'habituer aux surprises du sort.
– Depuis ma jeunesse, continuait-il, je n'ai aimé qu'une seule femme. Je ne lui ai pas toujours été fidèle, mais je n'ai aimé qu'elle. Elle était belle, douce et c'était la compagne de mon âme. Les intrigues et les complots, qui se formaient sans cesse pour nous séparer, l'ont lassée. Depuis qu'elle a pris le voile, que me reste-t-il ? Toute ma vie, je n'ai eu que deux amours : elle et la guerre. Ma bien-aimée s'est retirée dans un cloître et ce faquin de Mazarin a signé la paix des Pyrénées. Je ne suis plus qu'un mannequin d'apparat qui fait sa cour au jeune roi dans l'espoir d'obtenir, Dieu sait quand, quelque gouvernement militaire et peutêtre un commandement, si jamais il lui prenait l'heureuse idée de réclamer la dot de la reine aux Flamands. On en parle... Mais laissons cela – je ne veux pas vous ennuyer. Votre vue a réveillé en moi une flamme vivante qui semblait s'éteindre. La mort du cœur est la pire... Je voudrais vous garder près de moi...
Angélique s'était doucement dégagée tandis qu'il parlait, et elle reculait un peu.
– Monseigneur...
– C'est oui, n'est-ce pas ? dit-il avec anxiété. Oh ! je vous en supplie... Qui vous retient ? Aimez-vous ailleurs ? N'allez pas me dire que vous avez du sentiment pour ce valet de basse extraction, cet Audiger qui vous escorte à la ville comme un chien fidèle.
– Audiger est mon associé en affaires.
– N'empêche, grogna-t-il subitement jaloux, qu'on vous a vue hier à la comédie avec le maître d'hôtel du comte de Soissons. C'est du dernier commun !
– Monseigneur, répondit-elle, sachez que je ne renie jamais mes amis tant qu'ils me sont utiles. J'ai encore besoin du maître d'hôtel Audiger.
Il se mordit les lèvres.
– Seigneur ! Vous êtes redoutable quand vous parlez ainsi.
– Vous voyez que je ne suis pas seulement rassurante, fit-elle avec un petit sourire.
– Qu'importe ! C'est telle que vous êtes que je vous désire.
Il ne pouvait comprendre le dilemme qu'il lui posait. Qu'aurait-elle répondu s'il lui avait fait cette proposition en d'autres lieux ? Elle n'en savait rien. Mais ici, dans cet hôtel où elle pénétrait pour la première fois, elle se trouvait cernée de fantômes. Près du prince de Condé surgi du passé, avec sa rhingrave un peu démodée, il y avait la lumineuse et dure silhouette de Philippe dans ses satins pâles, et, derrière eux, cette ombre masquée, vêtue de velours noir et d'argent, avec un seul rubis sanglant au doigt, le gentilhomme maudit qui avait été son maître et son seul amour. Parmi tous ceux que la vie ou la mort avaient libérés, elle demeurait seule prisonnière du drame ancien.
– Qu'avez-vous ? dit le prince. Pourquoi ces larmes dans vos yeux ? Quelle peine vous ai-je faite ? Demeurez ici, où vous semblez vous plaire. Laissez-moi vous aimer. Je serai discret...
Elle secoua lentement la tête :
– Non, C'EST IMPOSSIBLE, monseigneur.