Chapitre 23

Elle acheva d'écrire une lettre à son armateur de La Rochelle, puis, après l'avoir sablée et cachetée, elle remit son masque et reprit son manteau. Elle écoutait le brouhaha venu de la salle pleine à craquer, car une pluie aussi violente que brève venait de chasser les consommateurs des tonnelles où ils s'étaient attablés.

L'odeur douceâtre du chocolat, mêlée à celle des amandes grillées, pénétrait jusqu'à ce bureau où, pendant deux années, Angélique, en robe noire, col blanc et manchettes blanches, une plume d'oie en main, avait peiné sur des factures sans fin. Par un geste habituel, elle alla jusqu'au seuil de la salle et observa « ses » clients par l'interstice discret de la tenture. Lorsqu'elle serait devenue marquise du Plessis-Bellière, il ne serait plus question qu'elle pénétrât dans cette salle autrement que pour y venir à son tour, avec une bande de galantins, déguster le « divin » chocolat. Ce serait assez drôle – une revanche assez piquante.

Les grandes glaces, entre leurs boiseries dorées, renvoyaient l'animation de bon ton qu'elle avait toujours su maintenir à la Naine-Espagnole, sans grand-peine d'ailleurs, car le chocolat est une boisson qui donne plus de propension aux doux propos qu'aux âpres querelles.

*****

Assez proche de la tenture derrière laquelle elle se dissimulait, elle remarqua un homme qui était assis seul devant une tasse fumante et qui émiettait mélancoliquement des pistaches. Après l'avoir regardé deux fois, Angélique se dit qu'elle le connaissait, et, la troisième fois, elle commença à soupçonner que ce personnage assez richement vêtu ne pouvait être que le policier Desgrez, dissimulé sous un habile grimage. Elle en ressentit une joie puérile. Entre les rancœurs glacées de son futur époux, les reproches d'Audiger, les curiosités de ses amis, Desgrez était bien le seul être avec lequel elle pourrait actuellement converser sans être obligée de prendre son courage à deux mains ou de jouer la comédie. Elle sortit de sa cachette et s'approcha de lui.

– Il me semble qu'on vous délaisse, maître Desgrez, lui glissa-t-elle à mi-voix. Puis-je essayer de remplacer, oh ! très modestement, la cruelle qui vous manque ?

Il leva les yeux et la reconnut.

– Rien ne peut m'honorer plus que d'avoir à mes côtés la maîtresse de ce lieu enchanteur.

Elle s'assit en riant près de lui et fit signe à l'un des négrillons de lui apporter une tasse et des galettes.

– Qui venez-vous chasser sur mes terres, Desgrez ? Un journaliste virulent ?

– Non. Seulement son équivalent dans le sexe féminin, c'est-à-dire : une empoisonneuse.

– Peuh ! c'est très banal. J'en connais, moi, des empoisonneuses, fit étourdiment Angélique, qui pensait à Mme de Brinvilliers.

– Je sais. Mais tout ce que vous avez de mieux à faire, c'est d'oublier que vous les connaissez.

Comme il ne souriait pas, elle fit signe qu'elle avait compris.

– Quand j'aurai besoin de vos renseignements, je saurai bien vous les demander, remarqua Desgrez avec une petite grimace ironique. Je sais que vous me les confiez très volontiers.

Angélique s'absorba dans la dégustation du breuvage brûlant que le négrillon Tom venait de lui verser.

– Que pensez-vous de ce chocolat, monsieur Desgrez ?

– C'est une vraie pénitence ! Mais, au fond, quand on mène une enquête, on sait bien qu'il y aura quelques petites épreuves de ce genre à subir. Je dois reconnaître qu'au cours de ma carrière j'ai dû bien souvent pénétrer dans des lieux plus sinistres que cette chocolaterie. C'est assez galant...

La jeune femme était persuadée que Desgrez était parfaitement au courant de son projet de mariage avec Philippe. Mais, comme il ne lui en parlait pas, elle se trouvait embarrassée pour aborder le sujet.

Le hasard la servit en amenant, parmi une joyeuse bande de seigneurs et de dames, le marquis Philippe lui-même. Angélique, masquée et assise dans un coin reculé de la salle, ne risquait pas d'être reconnue par lui.

Elle dit, en montrant Philippe à Desgrez :

– Voyez-vous ce gentilhomme en habit de satin bleu ciel ? Eh bien, je vais l'épouser.

Desgrez feignit l'étonnement.

– Ah ?... Mais n'est-ce pas le petit cousin qui a joué avec vous, certain soir, à la taverne du Masque-Rouge ?

– Lui-même, confirma Angélique avec un mouvement provocant du menton. Eh bien, qu'en pensez-vous ?

– De quoi donc ? Du mariage ou du petit cousin ?

– Des deux.

– Le mariage est un sujet délicat, et je laisse à votre confesseur le soin de vous en entretenir, mon enfant, dit Desgrez d'un ton docte. Quant au petit cousin, je constate avec regret que ce n'est pas du tout votre genre d'homme.

– Comment cela ? Il est pourtant très beau.

– Précisément. La beauté est bien ce qui est le moins susceptible de vous séduire chez les hommes. Ce que vous aimez en eux ne sont pas les qualités qui les rapprochent des femmes, mais ce qui les en différencie : leur intelligence, leur vue du monde, pas toujours très juste peut-être, mais qui vous semble nouvelle, et aussi le mystère de leur fonction virile. Oui, madame, vous êtes comme ça. Ce n'est pas la peine de me regarder avec cet air choqué derrière votre masque. J'ajouterai que, plus un homme se détache du troupeau commun, plus vous le reconnaissez pour maître. C'est pourquoi vous aimez les originaux, les parias, les révoltés. Voilà pourquoi vos amours ne finissent pas toujours très bien. Pourvu qu'un homme sache vous distraire et vous faire rire vous êtes prête à le suivre jusqu'au bout du monde. Que, par là-dessus, il ait la robustesse et la science suffisantes pour combler les exigences de votre petit corps raffiné, vous lui pardonnez tout. Or, celui-ci n'est pas sot, mais il n'a pas d'esprit. S'il vous aime, vous risquez fort de vous ennuyer mortellement en sa compagnie.

– Il ne m'aime pas.

– Tant mieux. Vous pourrez toujours vous distraire à essayer de vous faire aimer. Mais, pour l'amour physique, je parierais sans peine qu'il est moins subtil qu'un laboureur. Ne m'a-t-on pas dit qu'il faisait partie de la bande de Monsieur ?

– Je n'aime pas qu'on parle ainsi de Philippe, dit Angélique, assombrie. Oh ! Desgrez, cela me gêne de vous poser cette question. Mais est-ce que de telles pratiques ne peuvent pas empêcher un homme de... d'avoir des enfants, par exemple ?

– Cela dépend de quel genre d'homme il s'agit, ma belle innocente, dit Desgrez en riant. Tel que ce garçon me paraît bâti, je pense qu'il a tout ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse et lui donner une ribambelle d'enfants. Mais, chez lui, c'est le cœur qui manque. Quand il sera mort, son cœur ne pourra pas être plus froid dans sa poitrine qu'il ne l'est aujourd'hui. Bah ! Je vois que vous voulez goûter à la beauté. Eh bien ! goûtez-y, mordez-y à belles dents et surtout ne regrettez rien. Moi, je vais vous quitter.

Il se leva pour lui baiser la main.

– Mon empoisonneuse n'est pas venue. J'en suis marri. Merci pourtant de votre agréable compagnie.

*****

Lorsqu'il se fut éloigné entre les tables, Angélique resta figée par la sensation d'inquiétude et de chagrin qui lui serrait la gorge.

– Moi, je vais vous quitter, avait dit Desgrez.

Tout à coup elle comprenait que, dans le monde où elle allait revenir : la cour, Versailles, Saint-Germain, le Louvre, elle ne rencontrerait plus le policier Desgrez et son chien Sorbonne. Ils s'effaceraient, retourneraient dans ce décor de valets, de marchands, de petit peuple qui tourne sa ronde autour des grands et que les yeux de ces derniers ne voient pas.

Angélique se leva à son tour et, rapidement, gagna la porte par laquelle Desgrez était sorti. Elle l'aperçut, s'éloignant par les allées obscurcies du jardin et suivi de la silhouette blanche de Sorbonne.

Elle courut derrière lui :

– Desgrez !

Il s'arrêta et revint sur ses pas. Angélique le poussa dans la pénombre d'une tonnelle et elle lui mit ses bras autour du cou.

– Embrassez-moi, Desgrez.

Il eut un petit sursaut.

– Qu'est-ce qui vous prend ? Vous avez un pamphlétaire à sauver ?

– Non... mais je...

Elle ne savait comment lui exprimer la panique qui l'avait saisie à la pensée qu'elle ne le rencontrerait plus. Troublée, elle frotta câlinement sa joue contre l'épaule de Desgrez.

– Vous comprenez, je vais me marier. Alors, après, il ne me sera plus guère possible de tromper mon mari.

– Au contraire, ma chérie. Une grande dame ne doit pas tomber dans le ridicule d'aimer son mari et de lui être fidèle. Mais je vous comprends. Quand vous serez la marquise du Plessis-Bellière, il ne sera guère élégant pour vous de compter parmi vos amants un policier nommé Desgrez ?

– Oh ! pourquoi cherchez-vous des raisons ? protesta Angélique.

Elle aurait voulu rire, mais elle n'arrivait pas à maîtriser son émotion. Et ses yeux s'emplirent de larmes quand elle murmura de nouveau :

– Pourquoi chercher des raisons ? Depuis que le monde est monde, qui donc, messieurs, réussira à expliquer le cœur des femmes et le pourquoi de leurs passions ? Il reconnut l'écho de sa propre voix, lorsqu'il s'était dressé jadis, dans le prétoire, pour y défendre le comte de Peyrac.

En silence, il referma ses bras sur elle et la serra contre lui.

– Vous êtes mon ami, Desgrez, murmurait Angélique. Je n'en ai point de meilleur, je n'en aurai jamais de meilleur. Dites-moi, vous qui savez tout, dites-moi que je ne suis pas devenue indigne de LUI. C'était un homme qui avait dominé ses disgrâces et la pauvreté, au point de régner sur l'esprit des autres comme peu d'êtres peuvent le faire... Mais moi, moi, que n'ai-je pas dominé aussi ?... Vous qui savez d'où je reviens, souvenez-vous et dites-moi... Suis-je indigne de ce prodigieux phénomène de volonté qu'était le comte de Peyrac ?... Dans la force que j'ai déployée pour arracher ses fils à la misère, ne reconnaîtrait-il pas la sienne ?... S'il revenait...

– Oh ! ne vous cassez donc pas la tête, mon ange, fit Desgrez de sa voix traînante. S'il revenait... eh bien, s'il revenait, autant que j'ai pu juger cet homme, je pense qu'il commencerait par vous flanquer une volée de bois vert. Ensuite, il vous prendrait dans ses bras et vous ferait l'amour jusqu'à ce que vous demandiez grâce. Puis, tous les deux, vous vous préoccuperiez de trouver un coin tranquille pour y attendre vos noces d'or. Calmez-vous, mon ange. Et suivez votre chemin.

– N'est-ce pas bizarre, Desgrez, que je ne puisse détruire en moi cette espérance de le revoir un jour ? Certains ont dit que... ce n'était pas lui qu'on a brûlé en place de Grève.

– N'écoutez pas les racontars, fit-il durement. On cherche toujours à créer des légendes autour des êtres extraordinaires. Il est mort, Angélique. N'espérez plus. Cela use l'âme. Regardez en avant et épousez votre petit marquis.

Elle ne répondit pas. Son cœur se gonflait d'une peine immense, démesurée, enfantine.

– Je n'en puis plus ! gémit-elle. Je suis trop triste. Embrassez-moi, Desgrez.

– Oh ! ces femmes, grommela-t-il. Elles vous entretiennent de leur plus grand amour, de l'être unique. Et puis, la seconde d'après, elles vous demandent de les embrasser. Quelle engeance !

Un peu brutalement, il lui rabattit les manches de son corsage jusqu'aux coudes, dévoilant ses épaules, et elle sentit les mains velues de Desgrez se glisser sous ses aisselles, dont il parut goûter avec plaisir la chaleur secrète.

– Vous êtes appétissante en diable, je ne puis le nier, mais je ne vous embrasserai point.

– Pourquoi ?

– Parce que j'ai autre chose à faire que de vous aimer. Et, si je vous ai prise une fois, c'était bien pour vous rendre service. Car ce fut une fois de trop pour la paix de mon âme.

Lentement, il retira ses mains, prenant le temps d'effleurer au passage les seins gonflés par le busc du plastron.

– Ne m'en veuillez pas, ma jolie, et souvenez-vous de moi... parfois. Je vous en saurai gré. Bonne chance, marquise des Anges !...

Загрузка...