Chapitre 6
Comme lors de leur première rencontre, elle dénicha Claude Le Petit endormi dans un bateau à foin, du côté de l'Arsenal. Elle l'éveilla et lui conta les événements de la nuit. Tout était anéanti de ses efforts. Les libertins en dentelles avaient ravagé de nouveau sa vie aussi sûrement qu'une armée de « picoreurs » ravage le pays qu'ils traversent.
– Il faut que tu me venges, répétait-elle les yeux brillants de fièvre. Toi seul peux me venger. Toi seul, parce que tu es leur plus grand ennemi. Desgrez l'a dit.
Le poète bâillait à grands claquements de mâchoires et frottait ses cils blonds empoussiérés de sommeil.
– Étrange femme ! dit-il enfin. Tu me tutoies subitement. Pourquoi ? Il la prit par la taille pour l'attirer à lui.
Elle se dégagea avec impatience.
– Écoute donc ce que je te dis !
– Dans cinq minutes, tu vas m'appeler croquant. Tu n'es plus la petite gueuse, mais une grande dame qui donne des ordres. C'est bon : je suis à vos ordres, marquise. D'ailleurs, j'ai tout compris. Par lequel veux-tu qu'on commence. Par Brienne ? Je me souviens qu'il a courtisé Mlle de La Vallière, et qu'il rêvait de la faire peindre en Madeleine. Depuis, le roi ne le supporte qu'avec peine. Ainsi, nous allons mettre Brienne à la sauce pour le dîner de Sa Majesté.
Il tourna son beau visage blanc vers l'est, où montait le soleil.
– Oui, pour le dîner, cela est possible. Les presses de maître Gilbert sont toujours vives quand il s'agit de multiplier l'écho de mes grincements de dents contre le pouvoir. T'ai-je dit que le fils de maître Gilbert avait été condamné jadis aux galères pour je ne sais quelle peccadille ? Voilà une excellente chose pour nous, n'est-ce pas ?
Et, tirant de sa casaque une vieille plume d'oie, le Poète-Crotté se mit à écrire. Le matin se levait. Toutes les cloches des églises et des couvents sonnaient allègrement l'angélus.
*****
Cependant, vers la fin de la matinée, le roi quittant la chapelle où il venait d'entendre la messe, traversa l'antichambre où l'attendaient les présenteurs de placets. Il remarqua que le dallage était jonché de feuillets blancs qu'un valet confus s'empressait de ramasser comme s'il venait seulement de les apercevoir. Mais, un peu plus loin, en descendant l'escalier qui le menait à ses appartements, Louis XIV rencontra le même désordre et s'en montra mécontent.
– Que signifie ? Il pleut des parchemins ici comme des feuilles à l'automne sur le Cours-laReine. Donnez-moi cela, je vous prie. Le duc de Créqui, très rouge, s'interposa.
– Votre Majesté, ces élucubrations ne présentent aucun intérêt...
– Ah ! je vois ce que c'est, dit le roi qui tendait une main impatiente. Encore quelques élucubrations de ce maudit Poète-Crotté du Pont-Neuf, qui file comme une anguille entre les mains des archers et vient jusque dans mon palais déposer ses ordures sous mes pas. Donnez, je vous prie... C'est bien de lui ! Quand vous verrez monsieur le lieutenant civil et monsieur le prévôt de Paris, vous pourrez leur faire mon compliment, messieurs...
En s'attablant, pour son dîner, devant trois perdreaux au raisin, une marmite de poissons, un rôti aux concombres et un plat de beignets de langue de baleine, Louis XIV posa près de lui le papier sali, dont l'encre d'imprimerie encore humide tachait les doigts. Le roi était gros mangeur et, depuis longtemps, avait appris à maîtriser sa sensibilité. Son appétit ne fut donc pas troublé par ce qu'il lut. Mais, lorsque la lecture fut achevée, le silence qui régnait dans cette pièce où communément les gentilshommes bavardaient agréablement avec le maître, était aussi lourd que celui d'une crypte.
Le pamphlet était écrit en cette langue crue et grossière, dont pourtant les mots piquaient comme des dards, et qui, depuis plus de dix ans, avait caractérisé, aux yeux de tout Paris, l'esprit frondeur de la ville.
On y contait les hauts faits de M. de Brienne, premier gentilhomme du roi, celui qui, non content d'avoir voulu enlever « la nymphe aux cheveux de lune » à un maître auquel il devait tout, non content de causer par sa mésentente avec sa femme un scandale permanent, s'était rendu la nuit dernière en une rôtisserie de la rue de la Vallée-de-Misère. Là, ce galant jeune homme et ses compagnons, après avoir violenté un petit marchand d'oubliés, l'avaient transpercé de coups d'épée. Ils avaient châtré le patron, qui en était mort, fendu la tête de son neveu, violé la fille et terminé leurs distractions en mettant le feu à la boutique, dont il ne restait plus que cendres.
On veut nous faire accroire que ces crimes et saccages sont bien le triste fait de quelques inconnus Or ils étaient treize, tous nobles personnages. Un tel a fait cela. Un tel a fait ceci.
Chaque jour donnera un nom et le dernier venu
Sera de qui a tué un enfant de tendre âge,
Un nom ronflant dont vous aurez tous ouï
Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?
– Par saint Denis ! dit le roi. Si la chose est vraie, Brienne mérite la potence. Quelqu'un d'entre vous a-t-il entendu parler de ces crimes, messieurs ?
Les courtisans balbutièrent, alléguant qu'ils étaient assez peu au fait des événements de la nuit.
Alors le roi, avisant un jeune page qui aidait les officiers de bouche, lui demanda à brûle-pourpoint :
– Et vous, mon enfant, qui devez être grand fureteur et curieux comme on l'est à votre âge, répétez-moi donc un peu ce que l'on dit, ce matin, sur le Pont-Neuf.
L'adolescent rougit, mais il était de bonne maison et il répondit sans trop se troubler :
– Sire, on dit que tout ce que raconte le Poète-Crotté est exact, et que la chose s'est passée cette nuit à la taverne du Masque-Rouge. Moi-même je revenais avec des compagnons de mener la farandole lorsque nous avons vu les flammes, et nous avons couru à l'incendie. Mais déjà les capucins étaient venus à bout du feu. Le quartier est debout.
– Dit-on que le sinistre a été causé par des gentilshommes ?
– Oui, mais on ne savait pas leurs noms parce qu'ils étaient masqués.
– Que savez-vous encore ?
Les yeux du roi plongeaient dans ceux du page. Celui-ci, en garçon déjà courtisan, tremblait de prononcer un mot qui nuisait à sa faveur. Mais, obéissant à l'injonction de ce regard impérieux, il baissa la tête et murmura :
– Sire, j'ai vu le corps du petit marchand d'oubliés. Il était mort et avait le ventre ouvert. Une femme l'avait tiré du feu et le serrait dans ses bras. J'ai vu aussi le neveu du patron de la taverne avec le front bandé.
– Et le patron de la taverne ?
– On n'a pas pu retirer son corps de l'incendie. Les gens disent...
Le page ébaucha un sourire dans l'intention louable de détendre l'atmosphère.
– Les gens disaient que c'était une belle mort pour un rôtisseur.
Mais le visage du roi resta de glace, et les courtisans portèrent rapidement leurs mains à leurs lèvres pour dissimuler une expression de gaieté incongrue.
– Qu'on aille me chercher M. de Brienne, dit le roi. Et vous, monsieur le duc, ajouta-t-il en s'adressant au duc de Créqui, faites communiquer à M. d'Aubrays les instructions suivantes : d'une part, que tous renseignements et détails sur l'incident de cette nuit soient pris, et que le rapport m'en soit remis aussitôt ; d'autre part, que tout porteur ou vendeur de ces papiers soit immédiatement arrêté et conduit au Châtelet. Enfin, tout passant, surpris ramassant ou lisant l'un de ces papiers, sera taxé d'une amende sévère et menacé de poursuites et d'emprisonnement. Je veux également que les mesures les plus énergiques soient prises immédiatement pour la découverte du maître imprimeur et du sieur Claude Le Petit.
*****
On trouva le comte de Brienne chez lui, mis au lit par ses valets, et cuvant lourdement son vin.
– Mon cher ami, lui dit le marquis de Gesvres, capitaine des gardes, vous me voyez chargé près de vous d'un pénible devoir. Sans que la chose soit précisée, je crois, qu'en fait, je viens vous arrêter.
Et il lui mit sous le nez le poème dont il s'était délecté pendant le trajet, sans souci de se voir infliger une amende.
– Je suis un homme perdu, constata Brienne d'une voix pâteuse. Les choses vont vite en ce royaume ! Je n'ai pas encore réussi à... évacuer tout le vin que j'ai bu dans cette maudite taverne, qu'on vient déjà m'en faire payer le prix.
*****
– Monsieur le ministre, lui dit Louis XIV, pour beaucoup de raisons, une conversation avec vous m'est pénible. Soyons brefs. Reconnaissez-vous avoir participé cette nuit à ces ignobles attentats dénoncés dans ce papier ? Oui ou non ?
– Sire, j'étais là, mais je n'ai pas commis toutes ces turpitudes. Le Poète-Crotté reconnaît lui-même que ce n'est pas moi qui ai assassiné le petit marchand d'oubliés.
– Et qui est-ce donc ?
Le comte de Brienne demeura silencieux.
– Je vous approuve de ne pas rejeter entièrement sur d'autres une responsabilité que vous partagez amplement. Cela se voit à votre visage. Tant pis pour vous, monsieur le comte, vous avez eu la malchance de vous faire reconnaître. Vous paierez pour les autres. Le petit peuple murmure... à juste titre. Il faut donc que justice soit faite, et promptement. Je veux que ce soir on puisse dire sur le Pont-Neuf que M. de Brienne est à la Bastille... et qu'il sera châtié durement. Quant à moi, je suis enchanté de cette occasion qui me débarrasse d'un visage que je ne supportais plus qu'avec peine. Vous savez pourquoi.
Le pauvre Brienne soupira en songeant aux timides baisers qu'il avait essayé de voler à la tendre La Vallière alors qu'il ignorait encore le penchant de son maître pour cette belle personne.
C'était payer à la fois une amourette pleine d'innocence et une orgie éhontée. Il y eut un gentilhomme de plus à Paris pour maudire la plume du poète. Sur le chemin de la Bastille, le carrosse qui conduisait Brienne fut arrêté par une troupe de marchandes des Halles. Elles brandissaient les feuillets du pamphlet et leur couteau à découper, et réclamaient qu'on leur livrât le prisonnier pour lui faire subir... ce qu'il avait fait subir au pauvre cuisinier Bourjus.
Brienne ne respira que lorsque les lourdes portes de la prison se refermèrent sur lui et sur sa virilité sauvée.
*****
Mais, le lendemain matin, une nouvelle nuée de blancs feuillets s'abattit sur Paris. Comble d'insolence, le roi trouva l'épigramme sous l'assiette d'un en-cas qu'il s'apprêtait à manger avant de se rendre au bois de Boulogne pour courir le daim. La chasse fut décommandée et M. d'Olone, premier veneur de France, prit une direction opposée à celle qu'il comptait suivre. C'est-à-dire qu'au lieu de descendre le Cours-laReine, il remonta le cours Saint-Antoine, qui le menait à la Bastille. En effet le nouvel article le nommait expressément comme ayant maintenu maître Bourjus pendant qu'on l'assassinait.
Chaque jour donnera un nom et le dernier venu
Sera de qui a tué un enfant de tendre âge,
Un nom ronflant dont vous aurez tous ouï
Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?
Ensuite ce fut le tour de Lauzun. On cria son nom dans les rues alors qu'il se rendait en carrosse au petit lever du roi. Sur-le-champ, Péguilin fit tourner ses chevaux et prit la direction de la Bastille.
– Préparez mon appartement, dit-il au gouverneur.
– Mais, monsieur le duc, je n'ai pas d'ordre à votre sujet.
– Vous allez en recevoir, soyez sans crainte.
– Mais où est votre lettre de cachet ?
– La voici, dit Péguilin en tendant à M. de Vannois la feuille imprimée qu'il venait d'acheter dix sols à un gamin pouilleux.
*****
Frontenac préférait s'enfuir sans attendre. Vardes lui déconseilla vivement d'agir ainsi.
– Votre fuite est un aveu. Elle va sûrement vous dénoncer. Alors qu'en continuant à jouer l'innocence, vous passerez peut-être au travers de cette cascade de dénonciations. Ainsi, regardez-moi. Ai-je l'air troublé ? Je plaisante, je ris. Personne ne me soupçonne, et le roi me confie lui-même combien cette affaire le tourmente.
– Vous cesserez de rire quand votre tour viendra.
– J'ai comme une idée qu'il ne viendra pas : Ils étaient « treize », dit la chanson. En voici à peine trois de nommés et, déjà, on assure que des vendeurs arrêtés ont dévoilé, sous la torture, le nom du maître imprimeur. Dans quelques jours, la chute des feuilles cessera, et tout rentrera dans l'ordre.
– Je ne partage pas votre optimisme sur la courte durée de cette pénible saison, dit le marquis de Frontenac en relevant frileusement le col de son manteau de voyage. Pour moi, je préfère l'exil à la prison. Adieu.
Il avait atteint la frontière d'Allemagne lorsque son nom parut et passa presque inaperçu. En effet, la veille même, Vardes avait été sacrifié à la vindicte publique et, dans des termes tels, que le roi s'en était ému. En effet, le Poète-Crotté accusait, ni plus ni moins, ce « scélérat mondain » d'être l'auteur de la lettre espagnole qui, deux ans plus tôt, avait été introduite dans l'appartement de la reine, à seule fin de l'instruire charitablement des infidélités de son époux avec Mlle de La Vallière. L'accusation rouvrait une blessure vive au cœur du souverain, car il n'avait jamais pu mettre la main sur les coupables et, plus d'une fois, en avait parlé à Vardes, lui demandant conseil à ce sujet. Tandis qu'il interrogeait le capitaine des gardes suisses, faisait venir Mme de Soissons, sa maîtresse et complice ; tandis que sa belle-sœur Henriette d'Angleterre, impliquée également dans l'histoire de la lettre espagnole, se jetait à ses pieds et que de Guiche et le petit Monsieur se disputaient aigrement dans le privé avec le chevalier de Lorraine, la liste des criminels de la taverne du Masque-Rouge continuait imperturbable à offrir, chaque jour, une nouvelle victime à la foule. Louvignys et Saint-Thierry, résignés à l'avance et ayant pris leurs dispositions, surent un beau matin que Paris connaissait maintenant le nombre exact de leurs maîtresses et leurs particularités amoureuses. Ces détails assaisonnaient l'habituel refrain :
Mais qui donc a tué un enfant de tendre âge ?
Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?...
Bénéficiant du trouble dans lequel les révélations faites sur Vardes jetaient le roi, Louvignys et Saint-Thierry furent seulement priés d'abandonner leurs charges et de se rendre dans leurs terres.
Un vent d'excitation soufflait sur Paris.
– À qui le tour ? À qui le tour ? beuglaient chaque matin les vendeurs de chansons.
On s'arrachait les feuilles. De la rue aux fenêtres, on se criait « le nom » du jour. Les gens du meilleur monde prirent l'habitude de s'aborder en se disant mystérieusement :
– Mais qui donc a tué le p'tit marchand d'oubliés ?...
Et l'on pouffait de rire.
Puis, un bruit commença à circuler et les rires se figèrent. Au Louvre, un climat de panique et de profond embarras succéda à l'amusement de ceux qui, forts de leur conscience, suivaient gaiement le déroulement du jeu de massacre. On vit plusieurs fois la reine mère se rendre elle-même au palais royal pour y entretenir son second fils. Aux alentours du palais qu'habitait le petit Monsieur, des paquets de badauds hostiles, muets, stationnaient. Personne ne parlait encore, personne n'affirmait, mais le bruit courait que le frère du roi avait participé à l'orgie du Masque-Rouge, et que c'était LUI qui avait assassiné le petit marchand d'oubliés.
*****
Ce fut par Desgrez qu'Angélique connut les premières réactions de la cour. Le lendemain même de l'attentat, alors que Brienne, conduit à la Bastille, avait bien de la peine à y parvenir, le policier frappait à la petite maison de la rue des Francs-Bourgeois où Angélique s'était réfugiée.
Elle écouta avec une expression fermée le récit qu'il lui fit des paroles et des décisions du roi.
– Il s'imagine qu'avec Brienne il sera quitte, murmura-t-elle, les dents serrées. Mais attention ! Cela ne fait que commencer. Ce sont d'abord les moins coupables. Et cela montera, montera jusqu'au jour où le scandale éclatera, où le sang de Linot éclaboussera les marches du trône.
Elle tordit avec passion ses mains blêmes et glacées.
– Je viens de le conduire au cimetière des Saints-Innocents. Toutes les commères des Halles ont quitté leurs auvents et ont suivi ce pauvre petit être qui n'avait reçu de l'existence que sa beauté et sa gentillesse. Et il a fallu que des princes vicieux viennent lui ôter son seul bien : la vie. Mais, pour son enterrement, il a eu le plus beau cortège.
– Les dames de la Halle font en ce moment un brin de conduite à M. de Brienne.
– Qu'elles le pendent, qu'elles mettent le feu à son carrosse, qu'elles mettent le feu au palais royal ! Qu'elles mettent le feu à tous les châteaux des environs : Saint-Germain, Versailles...
– Incendiaire ! Ou irez-vous danser alors, quand vous serez redevenue une grande dame ?
Elle le regarda intensément et hocha la tête.
– Jamais, plus jamais, je ne redeviendrai une grande dame. J'ai tout essayé, et puis tout perdu de nouveau. Ce sont eux les plus forts. Avez-vous les noms que je vous ai demandés ?
– Voilà, fit Desgrez en tirant un rouleau de parchemin de son manteau. Résultat d'une enquête strictement personnelle et que je suis seul à connaître : sont entrés à la taverne du Masque-Rouge, en ce soir d'octobre 1664 : Monsieur d'Orléans, le chevalier de Lorraine, M. le duc de Lauzun...
– Oh ! je vous en prie, pas de titres, soupira Angélique.
– C'est plus fort que moi, fit Desgrez en riant. Vous savez que je suis un fonctionnaire très respectueux du régime. Nous disons donc : MM. de Brienne, de Vardes, Du Plessis-Bellière, de Louvignys, de Saint-Thierry, de Frontenac, de Cavois, de Guiche, de La Vallière, d'Olone, de Tormes.
– De La Vallière ? Le frère de la favorite ?
– Lui-même.
– C'est trop beau, murmura-t-elle, les yeux brillants du plaisir de la revanche. Mais... attendez, cela fait quatorze. J'en avais compté treize.
– Au départ, ils étaient quatorze, car M. le marquis de Tormes était avec eux. Cet homme d'âge aime à partager les débordements de la jeunesse. Cependant, quand il eut reconnu les intentions de Monsieur sur le petit garçon, il se retira en disant : « Bonsoir, messieurs, je ne veux pas vous accompagner dans ces sentiers détournés. Je me plais à suivre mon petit bonhomme de chemin et je vais coucher tout bonnement chez la marquise de Raquenau ». Nul n'ignore que cette grosse dame est sa maîtresse.
– Excellente histoire pour lui faire payer sa lâcheté !
Desgrez considéra un instant le visage crispé d'Angélique et il eut un sourire mince.
– La méchanceté vous va bien. Quand je vous ai connue, vous étiez plutôt du genre émouvant – de celui qui attire la meute.
– Et vous, quand je vous ai connu, vous étiez du genre affable, gai, franc. Maintenant je suis parfois prête à vous haïr.
Elle lui darda au visage le rayon de ses yeux verts et grinça :
– Grimaut du diable !
Le policier se mit à rire d'un air amusé.
– Madame, on dirait, à vous entendre, que vous avez fréquenté la classe des argotiers.
Angélique haussa les épaules, se dirigea vers la cheminée et prit une bûche avec les pincettes pour se donner une contenance.
– Vous avez peur, n'est-ce pas ? reprit Desgrez de sa voix traînante de Parisien des faubourgs. Vous avez peur pour votre petit Poète-Crotté ? Cette fois, j'aime mieux vous en avertir : il ira jusqu'à la potence.
La jeune femme évita de répondre, bien qu'elle eût envie de crier : Jamais il n'ira à la potence ! On ne prend pas le poète du Pont-Neuf. Il s'envolera comme un maigre oiseau et ira se percher sur les tours de Notre-Dame.
Elle était dans un état d'exaltation qui lui tendait les nerfs à les briser. Elle tisonna le feu, gardant le visage penché vers la flamme. Elle avait au front une petite brûlure, causée, la nuit dernière, par une escarbille. Pourquoi Desgrez ne s'en allait-il pas ? Pourtant elle aimait qu'il fût là. Habitude ancienne, sans doute.
– Quel nom avez-vous dit ? s'écria-t-elle tout à coup. Du Plessis-Bellière ? Le marquis ?
– Vous voulez des titres maintenant ? Eh bien ! il s'agit en effet du marquis Du Plessis-Bellière, maréchal de camp du roi... Vous savez, le vainqueur de Norgen.
– Philippe ! murmura Angélique.
Comment ne l'avait-elle pas reconnu quand il avait soulevé son masque et posé sur elle ce même regard d'un bleu froid qu'il posait jadis, si dédaigneusement, sur sa cousine en robe grise ? Philippe Du Plessis-Bellière ! Le château du Plessis lui apparut, posé comme un blanc nénuphar sur son étang...
– Comme c'est étrange, Desgrez ! Ce jeune homme est un de mes parents, un mien cousin qui habitait à quelques lieues de notre château. Nous avons joué ensemble.
– Et maintenant que le petit cousin s'en vient jouer avec vous dans les tavernes, vous allez l'épargner ?
– Peut-être. Après tout, ils étaient treize. Avec le marquis de Tormes, le compte y sera.
– N'êtes-vous pas imprudente, ma mie, de raconter tous vos secrets à un grimaut du diable ?
– Ce que je vous dis ne vous fera pas découvrir l'imprimeur du Poète-Crotté, ni comment les pamphlets pénètrent au Louvre. Et puis, d'ailleurs, vous ne me trahirez pas, moi !
– Non, madame, je ne VOUS trahirai pas, mais je ne vous tromperai pas non plus. Cette fois le Poète-Crotté sera pendu !
– C'est ce que nous verrons !
– Hélas ! c'est en effet ce que nous verrons, répéta-t-il. Au revoir, madame.
*****
Lorsqu'il l'eut quittée, elle eut de la peine à calmer le long frisson qui l'avait saisie. Le vent d'automne sifflait dans la rue des Francs-Bourgeois. La tempête entraînait le cœur d'Angélique. Jamais elle n'avait connu au fond d'elle-même pareille tourmente. L'anxiété, la peur, la douleur lui étaient familières. Mais, cette fois, elle atteignait un désespoir aigu et sans larmes, pour lequel elle refusait tout apaisement, toute consolation. Audiger était accouru, son honnête visage bouleversé. Il l'avait prise dans ses bras, mais elle l'avait repoussé.
– Ma pauvre chérie, c'est un vrai drame. Mais il ne faut pas vous laisser abattre. Quittez cette expression tragique. Vous m'effrayez !
– C'est une catastrophe, une terrible catastrophe ! Maintenant que la taverne du Masque-Rouge a disparu, comment me procurerai-je de l'argent ? Les corporations ne sont pas tenues de me défendre, au contraire. Mon contrat avec maître Bourjus est aujourd'hui sans valeur. Mes économies vont être bientôt épuisées. J'avais engagé de gros fonds dernièrement pour la réfection de la salle et dans les réserves de vins, d'eau-de-vie et de liqueurs. À la rigueur, David pourra se faire rembourser par le bureau des Incendies. Mais on sait combien ces gens sont serrés. Et, de toute façon, le pauvre garçon ayant perdu tout son héritage, je ne pourrai guère lui demander le peu d'argent qu'il se procurera par ce moyen. Tout ce que j'avais si péniblement édifié s'est écroulé... Que vais-je devenir ?
Audiger appuya sa joue contre les doux cheveux de la jeune femme.
– Ne craignez rien, mon amour. Tant que je serai là, vous et vos enfants ne manquerez de rien. Je ne suis pas riche, mais je possède suffisamment d'argent pour vous aider. Et, dès que mon commerce marchera, nous travaillerons ensemble, comme c'était convenu.
Elle s'arracha à son étreinte.
– Mais ce n'est pas cela que j'avais voulu ! s'écria-t-elle. Je ne tiens pas à travailler avec vous comme servante...
– Pas comme servante, Angélique.
– Servante ou épouse, cela revient au même. Je voulais apporter ma part dans cette affaire. Être à égalité...
– Voilà où le bât vous blesse, Angélique ! Je ne suis pas loin de penser que Dieu a voulu vous punir de votre orgueil. Pourquoi parlez-vous toujours de l'égalité de la femme ? C'est presque une hérésie. Si vous vous teniez modestement à la place que Dieu a assignée aux personnes de votre sexe, vous seriez plus heureuse. La femme est faite pour vivre à son foyer, sous la protection de son époux qu'elle entoure de ses soins, ainsi que les enfants nés de leur union.
– Quel charmant tableau ! ricana Angélique. Figurez-vous que cette existence préservée ne m'a jamais tentée. C'est par goût personnel que je me suis lancée dans la bagarre avec mes deux petits sous le bras. Tenez, allez-vous-en, Audiger ! Vous me semblez si stupide, tout à coup, que vous me donnez envie de vomir.
– Angélique !
– Partez, je vous en prie.
Elle ne pouvait plus le supporter. De même qu'elle ne pouvait plus supporter la vue de Barbe pleurnichant, de David hébété, de Javotte effarée et jusqu'à la présence des enfants qui, avec l'instinct des jeunes êtres lorsqu'ils sentent leur univers en péril, redoublaient de cris et de caprices. Elle était excédée de tous. Qu'avaient-ils donc à se cramponner à elle ? Elle avait perdu le gouvernail, et la tempête l'entraînait dans son tourbillon, où volaient comme de grands oiseaux les feuillets blancs des pamphlets venimeux du Poète-Crotté.
*****
Comprenant que son tour viendrait, le marquis de La Vallière prit le parti d'aller se confesser à sa sœur, à l'hôtel de Biron, où Louis XIV avait installé sa favorite. Louise de La Vallière, effrayée, conseilla cependant à son jeune frère de se confier loyalement au roi. Ce qu'il fit.
– Je m'en voudrais, en vous châtiant trop sévèrement, de faire pleurer de beaux yeux qui me sont chers, lui dit Sa Majesté. Quittez Paris, monsieur, et rejoignez votre régiment du Roussillon. Nous étoufferons le scandale.
Cependant, la chose n'était pas si simple. Le scandale ne voulait pas se laisser étouffer. On arrêtait, on emprisonnait, on torturait et, chaque jour, avec la régularité d'un phénomène de la nature, un nouveau nom sortait. Celui du marquis de La Vallière ne tarderait plus, ni celui du chevalier de Lorraine, ni celui du frère du roi ! Toutes les imprimeries étaient visitées, surveillées. La plupart des revendeurs du Pont-Neuf séjournaient dans les cachots du Châtelet.
Mais on trouvait encore des pamphlets jusque dans la chambre de la reine !
Les allées et venues du Louvre furent surveillées, les entrées gardées comme celles d'une forteresse. Tout individu y pénétrant aux premières heures du jour : porteur d'eau, laitière, valets, etc., fut fouillé jusqu'à la peau. Les fenêtres et les couloirs avaient leurs sentinelles. Il était impossible qu'un homme pût sortir du Louvre ou y rentrer sans se faire remarquer.
« Un homme, non, mais un demi-homme peut-être », se disait le policier Desgrez, soupçonnant fort le nain de la reine, Barcarole, d'être le complice d'Angélique.
... Comme étaient ses complices les gueux des coins de rues, qui cachaient des liasses de pamphlets sous leurs guenilles et les semaient sur les marches des églises et des couvents ; les spadassins qui, la nuit, après avoir détroussé un bourgeois attardé, lui donnaient « en échange » quelques feuillets à lire « pour se consoler » ; les bouquetières et les orangères du Pont-Neuf ; le Grand Matthieu qui dispersait, sous prétexte de recettes gratuites offertes à l'aimable clientèle, les nouvelles élucubrations du Poète-Crotté.
... Comme était son complice, enfin, le nouveau Grand Coësre, lui-même, Cul-de-Bois, dans le fief duquel Angélique, par une nuit sans lune, fit transporter trois coffres remplis de pamphlets où étaient dévoilés les noms des cinq derniers coupables. Une descente de la police dans les antres puants du faubourg Saint-Denis était peu probable. L'heure semblait mal choisie pour assaillir un quartier dont la reddition nécessiterait une véritable bataille. Malgré leur vigilance, archers, huissiers, sergents ne pouvaient être partout. La nuit restait encore toute-puissante, et la marquise des Anges, aidée de ses « hommes », put sans incidents transférer les coffres, du quartier de l'Université jusqu'au palais de Cul-de-Bois.
*****
Deux heures plus tard, on arrêtait l'imprimeur et ses commis. Un revendeur, emprisonné au Châtelet et qui avait dû avaler de la main du bourreau cinq coquemars d'eau froide, avait donné le nom du maître. On trouva chez l'imprimeur les preuves de sa culpabilité, mais aucune trace des futures dénonciations. Quelques-uns voulurent espérer qu'elles n'avaient pas encore vu le jour. Ils déchantèrent lorsque, dans la matinée, Paris apprit la lâcheté de M. le marquis de Tormes qui, au lieu de défendre le petit marchand d'oubliés, avait quitté ses compagnons en disant :
– Au revoir, messieurs. Moi, je m'en vais coucher chez la marquise de Raquenau, selon ma petite habitude.
Le marquis de Raquenau n'ignorait rien de sa disgrâce conjugale. Mais, la voyant proclamée par toute la ville, il se trouva dans l'obligation d'aller provoquer son rival. On se battit en duel et le mari fut tué. Tandis que M. de Tormes se rhabillait, le marquis de Gesvres surgit et lui présenta son ordre d'arrestation. Le marquis de Tormes, qui n'avait pas encore lu le pamphlet accusateur, croyait qu'on l'emmenait à la Bastille parce qu'il s'était battu en duel.
– Plus que quatre ! Plus que quatre ! chantaient des gamins en formant des farandoles.
– Plus que quatre ! Plus que quatre ! criait-on sous les fenêtres du palais royal. Les gardes dispersaient à coups de fouet la foule qui les injuriait.
*****
Harassé, traqué de cachette en cachette, Claude Le Petit vint s'abattre chez Angélique. Il était plus blême que jamais, le visage noirci par la barbe.
– Cette fois, ma belle, dit-il avec un sourire crispé, ça sent le roussi. J'ai comme une idée que je ne pourrai pas glisser entre les mailles du Blet.
– Ne parle pas ainsi ! Tu m'as dit toi-même cent fois qu'on ne te pendrait jamais.
– On parle ainsi lorsque rien n'est venu atteindre votre force. Et puis, soudain, par une fêlure, la force s'échappe et l'on voit clair.
Il avait été blessé en s'échappant par une fenêtre dont il avait dû briser les carreaux et tordre les plombs.
Elle le fit étendre sur le lit, le pansa, lui donna à manger. Il suivait ses mouvements avec attention, et elle était inquiète de ne pas retrouver dans ses prunelles l'habituelle lueur moqueuse.
– La fêlure, c'est toi, dit-il brusquement. Je n'aurais pas dû te rencontrer... ni t'aimer. Depuis que tu t'es mise à me tutoyer j'ai compris que tu avais fait de moi ton valet.
– Claude, fit-elle, blessée, pourquoi me cherches-tu querelle ? Je... j'ai senti que tu étais très proche de moi, que tu ferais tout pour moi. Mais si tu veux, je ne te tutoierai plus.
Elle s'assit au bord du lit et lui prit la main, posant sa joue contre cette main, d'un geste tendre.
– Mon poète...
Il se dégagea et ferma les yeux.
– Ah ! soupira-t-il, c'est cela qui est mauvais pour moi. Près de toi on se met à rêver d'une vie où tu serais toujours là. On se met à raisonner comme un bourgeois stupide. On se dit : J'aimerais rentrer chaque soir dans une maison chaude et lumineuse où elle m'attendrait ! J'aimerais la retrouver chaque nuit dans mon lit, tiède et potelée, et soumise à mon désir. J'aimerais avoir une bedaine de bourgeois et me tenir sur mon seuil le soir, et dire : ma femme, en parlant d'elle aux voisins. Voilà ce qu'on se dit lorsqu'on te connaît. Et l'on commence à trouver que les tables des cabarets sont dures pour y dormir, qu'il fait froid entre les pattes du cheval de bronze, et qu'on est seul au monde, comme un chien sans maître.
– Tu parles comme Calembredaine, fit Angélique rêveusement.
– Lui aussi, tu lui as fait du mal. Car, au fond, tu n'es qu'une illusion, fugace comme un papillon, ambitieuse, lucide, insaisissable...
La jeune femme ne répondit pas. Elle était au-delà des disputes et des injustices. Le visage de Joffrey de Peyrac, la veille de son arrestation, venait de lui apparaître, et aussi celui de Calembredaine un peu avant la bataille de la foire Saint-Germain. Certains hommes, à l'heure de la défaite, retrouvent l'instinct des bêtes. Qui n'a remarqué la tristesse des soldats montant au combat où la mort les attend ?
Cette fois, il ne fallait pas se laisser prendre au dépourvu : il fallait lutter contre le sort.
– Tu vas quitter Paris, décida-t-elle. Ta tâche est terminée puisque les derniers pamphlets sont écrits, imprimés et en lieu sûr.
– Quitter Paris ? Moi ? Mais où irais-je ?
– Chez ta vieille nourrice, cette femme dont tu m'as parlé et qui t'a élevé dans les montagnes du Jura. L'hiver va bientôt venir, les chemins seront pleins de neige, personne n'ira te chercher là-bas. Tu vas quitter ma maison, qui n'est pas sûre, et te réfugier chez Culde-Bois. À minuit, ce soir même, tu gagneras la porte Montmartre, qui est toujours très mal gardée. Tu y trouveras un cheval et, dans la fonte de la selle, de l'argent et un pistolet.
– Entendu, marquise, dit-il en bâillant.
Il se leva pour partir.
Sa soumission tourmentait plus Angélique qu'une audace imprudente. Était-ce la fatigue, la peur ou l'effet de sa blessure ? Il paraissait agir en somnambule. Avant de la quitter, il la regarda longuement, sans sourire.
– Maintenant, dit-il, tu es très forte et tu peux nous laisser en chemin.
Elle ne comprit pas ce qu'il voulait dire. Les mots ne pénétraient plus en elle, et son corps était douloureux comme si on l'avait battu.
Elle ne s'attarda pas à regarder s'éloigner, sous la pluie fine, la silhouette maigre et noire du Poète-Crotté.
Dans l'après-midi, elle alla jusqu'au marché aux bêtes de la foire Saint-Germain, acheta un cheval qui lui coûta une partie de ses épargnes, puis passa rue du Val-d'Amour « emprunter » à Beau-Garçon l'un de ses pistolets.
Il fut décidé que, vers minuit, Beau-Garçon, La Pivoine et quelques autres se rendraient avec le cheval à la porte Montmartre. Claude Le Petit y arriverait de son côté, avec quelques hommes de confiance de Cul-de-Bois. Les « narquois » l'escorteraient pour la traversée des faubourgs, jusqu'à la campagne.
Son plan établi, Angélique retrouva un peu de calme. Le soir, elle monta dans la chambre des petits, puis jusqu'à la soupente où elle abritait David. Le garçon avait une forte fièvre, car sa blessure, mal soignée, s'était envenimée.
Plus tard, Angélique, dans sa chambre, commença de compter les heures. Les enfants et les domestiques dormaient ; le singe Piccolo, après avoir gratté à l'huis, était venu s'installer sur la pierre de l'âtre. Angélique, les coudes aux genoux, contemplait le feu. Dans deux heures, dans une heure, Claude Le Petit serait hors de danger. Elle respirerait mieux, et alors elle se coucherait et essaierait de dormir. Depuis l'incendie de la taverne du Masque-Rouge, il lui semblait qu'elle avait oublié ce qu'était le sommeil.
Le pas d'un cheval résonna sur les pavés, puis s'arrêta. On frappa à la porte. Le cœur battant, elle alla écarter le volet du petit grillage.
– C'est moi, Desgrez.
– Venez-vous au nom de l'amitié, ou de la police ?
– Ouvrez-moi. Je vous le dirai ensuite.
Elle tira les verrous en songeant que la visite d'un policier chez elle était extrêmement désagréable, mais qu'au fond elle était heureuse de voir Desgrez, plutôt que de rester seule à sentir chaque minute de sa montre lui tomber sur le cœur comme une goutte de plomb fondu.
– Où est Sorbonne ? demanda-t-elle.
– Je ne l'ai pas avec moi, ce soir.
Elle remarqua que, sous son vêtement mouillé, il était vêtu d'un justaucorps de drap rouge garni de rubans noirs et orné d'un rabat et de manchettes de dentelles. Avec son épée et ses bottes à éperons, il figurait assez bien un petit gentilhomme de province très fier de se trouver dans la capitale.
– Je reviens du théâtre, dit-il gaiement. Une mission assez délicate près d'une belle...
– Vous ne poursuivez plus les pamphlétaires crottés ?
– Il se peut qu'en cette occasion on ait compris que je ne donnerais pas toute ma mesure...
– Vous avez refusé de vous occuper de l'affaire ?
– Pas exactement. On me laisse très libre, vous savez. On sait que j'ai ma petite méthode à moi.
Debout devant le feu, il se frottait les mains pour les réchauffer. Il avait posé ses gants à crispins noirs et son feutre sur un tabouret.
– Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait soldat dans l'armée du roi ? lui demanda Angélique, qui admirait la prestance de l'ancien avocat miteux. On vous trouverait beau garçon et vous n'ennuieriez personne... Ne bougez pas... Je vais vous chercher un cruchon de vin blanc et des gaufres.
– Non, merci ! Je pense que, malgré votre gracieuse hospitalité, il vaut mieux que je me retire. J'ai encore un tour à faire du côté de la porte Montmartre.
Angélique sursauta et jeta un regard sur sa montre : 11 heures et demie. Si Desgrez se dirigeait maintenant vers la porte Montmartre, il y avait bien des chances pour qu'il tombât sur le Poète-Crotté et ses complices. Était-ce par hasard qu'il voulait se rendre à la porte Montmartre ou bien ce diable d'homme avait-il flairé quelque chose ? Non, c'était impossible ! Elle prit brusquement sa décision.
Desgrez remettait son manteau.
– Déjà ! protesta Angélique. Je ne comprends rien à vos façons. Vous arrivez à une heure indue, vous me tirez du lit et vous filez aussitôt.
– Je ne vous ai pas tirée du lit. Vous n'étiez pas dévêtue. Vous rêviez devant votre feu.
– Précisément... Je m'ennuyais. Allons, asseyez-vous.
– Non, fit-il en nouant la cordelière de son collet. Plus je réfléchis et plus je crois que je ferais mieux de me presser.
– Oh ! ces hommes ! protesta-t-elle, boudeuse. (Elle se creusait la tête pour trouver un prétexte à le retenir.)
Elle craignait moins pour le poète que pour Desgrez lui-même la rencontre inévitable qui allait se produire si elle le laissait partir pour la porte Montmartre. Le policier avait un pistolet et une épée, mais les autres étaient armés eux aussi, et ils étaient nombreux. De plus, Sorbonne n'était pas avec son maître. De toute façon, il était inutile que l'évasion de Claude Le Petit s'accompagnât d'une rixe, au cours de laquelle un capitaine-exempt du Châtelet risquait fort d'être tué. Il fallait absolument éviter cela. Mais déjà Desgrez sortait de la chambre.
« Oh ! c'est trop bête, pensa Angélique. Si je ne suis pas capable de retenir un homme un quart d'heure, je me demande pourquoi Dieu m'a fait naître ! »
Elle le suivit dans l'antichambre, et, comme il saisissait la poignée de la porte, elle posa sa main sur la sienne. La douceur du geste parut le surprendre. Il eut une légère hésitation.
– Bonne nuit, madame, fit-il avec un sourire.
– La nuit ne sera pas bonne pour moi si vous vous en allez, murmura-t-elle. La nuit est trop longue... quand on est seule.
Et elle posa sa joue contre son épaule.
« Je me conduis comme une courtisane, pensait-elle, mais tant pis ! Quelques baisers me feront gagner du temps. Et, même s'il demande plus, pourquoi pas ? Après tout, il y a si longtemps que nous nous connaissons. »
– Il y a si longtemps que nous nous connaissons, Desgrez, reprit-elle à voix haute. Vous n'avez jamais pensé qu'entre nous...
– Ce n'est pas dans vos façons de vous jeter à la tête d'un homme, fit Desgrez avec perplexité. Que vous arrive-t-il ce soir, ma belle ?
Mais sa main avait quitté la porte et il lui prenait l'épaule. Très lentement, comme à regret, son autre bras se leva et vint entourer la taille de la jeune femme. Cependant, il ne la serrait pas contre lui. Il la tenait plutôt comme un objet léger et fragile dont on ne sait que faire. Elle eut pourtant l'intuition que le cœur du policier Desgrez battait un peu plus rapidement. Ne serait-ce pas amusant de parvenir à émouvoir cet homme indifférent et toujours maître de lui-même ?
– Non, dit-il enfin. Non, je n'ai jamais pensé que nous pourrions coucher ensemble. Voyez-vous, l'amour est pour moi quelque chose de très ordinaire. En cela, comme en beaucoup d'autres choses, j'ignore le luxe et il ne me tente pas. Le froid, la faim, la pauvreté et les verges de mes maîtres n'ont pas contribué à me donner des goûts raffinés. Je suis un homme de taverne et de bordel. Je demande à une fille d'être un brave animal, solide, un objet confortable que l'on peut manier à sa guise. Pour tout vous dire, ma chère, vous n'êtes pas mon genre de femme.
Elle l'écoutait avec un certain amusement, et sans détacher son front du creux de son épaule. Elle sentait contre son dos le rayonnement chaud des deux mains de Desgrez. Il n'était peut-être pas aussi dédaigneux qu'il voulait bien l'affirmer. Une femme comme Angélique ne s'y trompait pas. Trop de choses la liaient à Desgrez. Elle eut un petit rire étouffé.
– Vous me parlez comme si j'étais un objet de luxe... non confortable, comme vous dites. Vous admirez sans doute la richesse de ma robe et de ma demeure ?
– Oh ! la robe n'y fait rien. Vous garderez toujours cette conscience de votre supériorité qui transparaissait dans vos yeux lorsque, un jour déjà lointain, on vous a présentée à certain avocat minable et rotutier.
– Beaucoup de choses se sont passées depuis, Desgrez.
– Beaucoup de choses ne passeront jamais, entre autres l'arrogance d'une femme dont les ancêtres étaient, avec Jean II le Bon, à la bataille de Poitiers en 1356.
– Décidément vous savez toujours tout sur tout le monde, policier que vous êtes !
– Oui... exactement comme votre ami le Poète-Crotté.
Il la prit aux épaules, et doucement, mais fermement, la détacha de lui afin de la regarder en face.
– Alors ?... C'est donc vrai qu'il devait être à minuit à la porte Montmartre ?
Elle tressaillit, puis pensa que, maintenant, le danger était passé. Au loin, une horloge égrenait les derniers coups de minuit. Desgrez capta dans ses yeux un éclair triomphant.
– Oui... oui, il est trop tard, murmura-t-il en hochant la tête d'un air songeur. Il y avait tant de monde qui s'était donné rendez-vous cette nuit à la porte Montmartre ! Entre autres M. le lieutenant civil lui-même, et vingt archers du Châtelet. Peut-être que, si j'étais arrivé un peu plus tôt, j'aurais pu leur conseiller d'aller guetter leur gibier ailleurs... Ou bien peut-être aurais-je pu signaler au gibier imprudent de prendre la clef des champs par une autre voie ?... Mais, maintenant, je crois bien... oui, je crois bien qu'il est trop tard...
*****
Flipot partait de grand matin chercher le lait frais des enfants au marché de la Pierre-auLait. Angélique venait de s'endormir d'un bref sommeil agité, lorsqu'elle l'entendit revenir en courant. Oubliant de frapper à la porte, il passa sa tête ébouriffée dans l'entrebâillement. Les yeux lui sortaient des orbites.
– Marquise des Anges, haleta-t-il, je viens de voir... en place de Grève... le Poète-Crotté.
– En place de Grève ?... répéta-t-elle. Mais il est complètement fou ! Qu'est-ce qu'il fait là ?
– Il tire la langue, répondit Flipot. On l'a pendu !