5


À bout de forces, travaillant presque comme un automate, Chantal savait qu’elle était la seule à penser différemment, car elle avait senti la main séductrice du Mal lui caresser le visage avec insistance. « Le Bien et le Mal ont le même visage, tout dépend du moment où ils croisent le chemin de chaque être humain. » De belles paroles, peut-être véridiques, mais pour le moment, elle n’avait qu’une envie, aller dormir et ne plus se torturer.

Elle se trompa en rendant la monnaie à un client, ce qui lui arrivait très rarement. Elle réussit à rester digne et impassible jusqu’au départ du curé et du maire – toujours les derniers à quitter le bar. Elle ferma la caisse, prit ses affaires, mit une veste bon marché et peu seyante et regagna sa chambre, comme elle le faisait chaque soir depuis des années.

La troisième nuit, alors elle se trouva en présence du Mal. Et le Mal se présenta sous la forme d’une extrême fatigue et d’une très forte poussée de fièvre. Elle plongea dans une semi-inconscience, sans pouvoir dormir – tandis qu’au-dehors un loup n’arrêtait pas de hurler. Au bout d’un moment, elle eut la certitude qu’elle délirait : il lui semblait que l’animal était entré dans sa chambre et lui parlait dans une langue qu’elle ne comprenait pas. En un éclair de lucidité, elle essaya de se lever pour aller au presbytère demander au curé d’appeler un médecin, car elle était malade, très malade, mais ses jambes se dérobèrent sous elle et elle comprit qu’elle ne pourrait pas faire un pas. Même si elle surmontait sa faiblesse, elle n’arriverait pas au presbytère. Même si elle y arrivait, elle devrait attendre que le curé se réveille, s’habille, lui ouvre la porte et pendant ce temps, le froid ferait monter sa fièvre, la tuerait sans pitié, là même, à deux pas de l’église, de ce lieu considéré comme sacré.

« Ce sera facile de m’enterrer, je mourrai à l’entrée du cimetière. »

Chantal délira toute la nuit, mais elle sentit que la fièvre baissait à mesure que les premières lueurs du jour entraient dans sa chambre. Quand ses forces furent revenues, elle put enfin dormir un long moment d’un sommeil calme. Un coup de klaxon familier la réveilla : c’était le boulanger ambulant qui venait d’arriver à Bescos, à l’heure du petit déjeuner.

Elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de sortir pour acheter du pain, elle était indépendante, elle pouvait faire la grasse matinée, elle ne travaillait que le soir. Mais quelque chose en elle avait changé : elle avait besoin d’être en contact avec le monde si elle ne voulait pas sombrer dans la folie. Elle avait envie de rencontrer les gens qui se rassemblaient autour de la fourgonnette verte, heureux d’aborder cette nouvelle journée en sachant qu’ils auraient de quoi manger et de quoi s’occuper.

Elle les rejoignit, les salua, entendit quelques remarques du genre : « Tu as l’air fatiguée » ou « Quelque chose ne va pas ? » Tous aimables, solidaires, prêts à donner un coup de main, innocents et simples dans leur générosité, tandis qu’elle, l’âme engagée dans un combat sans trêve, se débattait dans ses rêves de richesse, d’aventures et de pouvoir, en proie à la peur. Certes, elle aurait bien voulu partager son secret, mais même si elle ne le confiait qu’à une seule personne, tout le village le connaîtrait avant la fin de la matinée – il valait donc mieux se contenter de remercier ceux qui se souciaient de sa santé et attendre que ses idées se clarifient un peu.

— Ce n’est rien. Un loup a hurlé toute la nuit et ne m’a pas laissée dormir.

— Un loup ? Je ne l’ai pas entendu, dit la patronne de l’hôtel, également présente.

— Cela fait des mois qu’un loup n’a pas hurlé dans cette région, précisa la femme qui fabriquait les produits vendus dans la petite boutique du bar. Les chasseurs les ont sans doute tous exterminés. Malheureusement, c’est mauvais pour nos affaires. Si les loups disparaissent, les chasseurs ne viendront plus ici dépenser leur argent, puisqu’ils ne pourront plus participer à une compétition aussi stupide qu’inutile.

— Ne dis pas devant le boulanger que les loups vont disparaître, il compte sur la clientèle des chasseurs, souffla la patronne de l’hôtel. Et moi aussi.

— Je suis sûre que j’ai entendu un loup.

— C’était sûrement le loup maudit, supposa la femme du maire, qui n’aimait guère Chantal mais était assez bien élevée pour cacher ses sentiments.

La patronne de l’hôtel haussa le ton.

— Le loup maudit n’existe pas. C’était un loup quelconque qui doit être déjà loin.

Mais la femme du maire répliqua :

— En tout cas, personne n’a entendu de loup hurler cette nuit. Vous faites travailler cette demoiselle à des heures indues. Elle est épuisée, elle commence à avoir des hallucinations.

Chantal laissa les deux femmes discuter, prit son pain et regagna sa chambre.

« Une compétition inutile » : ces mots l’avaient frappée. C’était ainsi qu’eux autres voyaient la vie : une compétition inutile. Tout à l’heure, elle avait failli révéler la proposition de l’étranger, pour voir si ces gens résignés et pauvres d’esprit pouvaient entamer une compétition vraiment utile : dix lingots d’or en échange d’un simple crime qui garantirait l’avenir de leurs enfants et petits-enfants, le retour de la gloire perdue de Bescos, avec ou sans loups.

Mais elle s’était contrôlée. Sa décision, toutefois, était prise : le soir même, elle raconterait l’histoire, devant tout le monde, au bar, de façon que personne ne puisse dire qu’il n’avait pas entendu ou pas compris. Peut-être que les clients empoigneraient l’étranger et le conduiraient directement à la police, la laissant libre de prendre son lingot en récompense pour ce service rendu à la communauté. A moins qu’ils ne refusent de la croire, et l’étranger partirait persuadé que tous étaient bons – ce qui n’était pas vrai.

Tous sont ignorants, naïfs, résignés. Aucun ne croit à des choses qui ne font pas partie de ce qu’il a l’habitude de croire. Tous craignent Dieu. Tous – elle comprise – sont lâches au moment où ils peuvent changer leur destin. Quant à la bonté, elle n’existe pas – ni sur la terre des hommes lâches, ni dans le ciel du Dieu tout-puissant qui répand la souffrance à tort et à travers, simplement pour que nous passions toute notre vie à Lui demander de nous délivrer du mal.

La température avait baissé. Chantal se hâta de préparer son petit déjeuner pour se réchauffer. Malgré ses trois nuits d’insomnie, elle se sentait revigorée. Elle n’était pas la seule à être lâche. En revanche, peut-être était-elle la seule à avoir conscience de sa lâcheté, vu que les autres disaient de la vie qu’elle était une « compétition inutile » et confondaient leur peur avec la générosité.

Elle se souvint d’un habitant de Bescos qui travaillait dans une pharmacie d’une ville voisine et qui avait été licencié vingt ans plus tôt. Il n’avait réclamé aucune indemnité parce que, disait-il, il avait eu des relations amicales avec son patron, ne voulait pas le blesser, en rajouter aux difficultés financières qui avaient motivé son licenciement. Du bluff : cet homme n’avait pas fait valoir ses droits devant la justice parce qu’il était lâche, il voulait être aimé à tout prix, il espérait que son patron le considérerait toujours comme une personne généreuse et fraternelle. Un peu plus tard, ayant besoin d’argent, il était allé trouver son ex-patron pour solliciter un prêt. Celui-ci l’avait rembarré avec rudesse : « N’avez-vous pas eu la faiblesse de signer une lettre de démission ? Vous ne pouvez plus rien exiger ! »

« Bien fait pour lui », se dit Chantal. Jouer les âmes charitables, c’était bon uniquement pour ceux qui avaient peur d’assumer des positions dans la vie. Il est toujours plus facile de croire à sa propre bonté que d’affronter les autres et de lutter pour ses droits personnels. Il est toujours plus facile de recevoir une offense et de ne pas y répondre que d’avoir le courage d’affronter un adversaire plus fort que soi. Nous pouvons toujours dire que nous n’avons pas été atteints par la pierre qu’on nous a lancée, c’est seulement la nuit – quand nous sommes seuls et que notre femme, ou notre mari, ou notre camarade de classe est endormi –, c’est seulement la nuit que nous pouvons déplorer en silence notre lâcheté.

Chantal but son café en se disant : « Pourvu que la journée passe vite ! » Elle allait détruire ce village, en finir avec Bescos le soir même. De toute façon, c’était déjà une bourgade condamnée à disparaître en moins d’une génération puisqu’il n’y avait plus d’enfants – la jeune génération faisait souche dans d’autres villes du pays où elle menait la belle vie dans le tourbillon de la « compétition inutile ».


Mais la journée s’écoula lentement. A cause du ciel gris, des nuages bas, Chantal avait l’impression que les heures traînaient en longueur. Le brouillard ne permettait pas de voir les montagnes et le village semblait isolé du monde, perdu en lui-même, comme si c’était la seule partie habitée de la Terre. De sa fenêtre, Chantal vit l’étranger sortir de l’hôtel et se diriger vers les montagnes, comme à l’accoutumée. Elle craignit pour son lingot d’or mais se rassura aussitôt : il allait revenir, il avait payé une semaine d’hôtel et les hommes riches ne gaspillent jamais un centime, seuls les pauvres en sont capables.

Elle essaya de lire mais ne parvint pas à se concentrer. Elle décida de faire un tour dans le village et elle ne rencontra qu’une seule personne, Berta, la veuve qui passait ses journées assise sur le pas de sa porte, attentive à tout ce qui pouvait se produire.

— Le temps va encore se gâter, dit Berta.

Chantal se demanda pourquoi les personnes désœuvrées se soucient tellement du temps qu’il fait. Elle se contenta d’acquiescer d’un signe de tête et continua son chemin. Elle avait déjà épuisé tous les sujets de conversation possibles avec Berta depuis tout ce temps qu’elle avait vécu à Bescos. À une époque, elle avait trouvé que c’était une femme intéressante, courageuse, qui avait été capable de stabiliser sa vie, même après la mort de son mari victime d’un accident de chasse : Berta avait vendu quelques-uns de ses biens, placé l’argent qu’elle avait retiré de cette vente ainsi que celui de l’assurance vie de son mari, et vivait de ces revenus. Mais, les années passant, la veuve avait cessé d’intéresser Chantal qui voyait désormais en elle l’image d’une destinée qu’elle voulait à tout prix s’éviter : non, pas question de finir sa vie assise sur une chaise, emmitouflée pendant l’hiver, comme à un poste d’observation, alors qu’il n’y avait là rien d’intéressant ni d’important ni de beau à voir.

Elle gagna la forêt proche où stagnaient des nappes de brume, sans craindre de se perdre, car elle connaissait presque par cœur tous les sentiers, arbres et rochers. Tout en marchant, elle vivait par avance la soirée, sûrement palpitante ; elle essayait diverses façons de raconter la proposition de l’étranger : soit elle se contentait de rapporter au pied de la lettre ce qu’elle avait vu et entendu, soit elle forgeait une histoire plus ou moins vraisemblable, en s’efforçant de lui donner le style de cet homme qui ne la laissait pas dormir depuis trois jours.

« Un homme très dangereux, pire que tous les chasseurs que j’ai connus. »

Tout à coup, Chantal se rendit compte qu’elle avait découvert une autre personne aussi dangereuse que l’étranger : elle-même. Quatre jours plus tôt, elle ne percevait pas qu’elle était en train de s’accoutumer à ce qu’elle était, à ce qu’elle pouvait espérer de l’avenir, au fait que la vie à Bescos n’était pas tellement désagréable – elle était même très gaie en été quand le lieu était envahi par des touristes qui trouvaient que c’était un « petit paradis ».

À présent, les monstres sortaient de leurs tombes, hantaient ses nuits, la rendaient malheureuse, abandonnée de Dieu et de son propre destin. Pis encore : ils l’obligeaient à voir l’amertume qui la rongeait jour et nuit, qu’elle traînait dans la forêt, dans son travail, dans ses rares rencontres et dans ses moments fréquents de solitude.

« Que cet homme soit condamné. Et moi avec lui, moi qui l’ai forcé à croiser mon chemin. »

Elle décida de rentrer. Elle se repentait de chaque minute de sa vie et elle blasphémait contre sa mère morte à sa naissance, contre sa grand-mère qui lui avait enseigné qu’elle devait s’efforcer d’être bonne et honnête, contre ses amis qui l’avaient abandonnée, contre son destin qui lui collait à la peau.


Berta n’avait pas bougé de sa chaise.

— Tu marches bien vite, dit-elle. Assieds-toi à côté de moi et repose-toi un peu.

Chantal accepta l’invitation. Elle aurait fait n’importe quoi pour voir le temps passer plus vite.

— On dirait que le village est en train de changer, dit Berta. Il y a quelque chose de différent dans l’air. Hier soir, j’ai entendu le loup maudit hurler.

La jeune femme poussa un soupir de soulagement. Maudit ou non, un loup avait hurlé la nuit précédente et elle n’avait pas été la seule à l’entendre.

— Ce village ne change jamais, répondit-elle. Seules les saisons varient, nous voici en hiver.

— Non, c’est l’arrivée de l’étranger.

Chantal tressaillit. S’était-il confié à quelqu’un d’autre ?

— Qu’est-ce que l’arrivée de l’étranger a à voir avec Bescos ?

— Je passe mes journées à regarder autour de moi. Certains pensent que c’est une perte de temps, mais c’est la seule façon d’accepter la mort de celui que j’ai tant aimé. Je vois les saisons passer, les arbres perdre et retrouver leurs feuilles. Il n’empêche que, de temps en temps, un élément inattendu provoque des changements définitifs. On m’a dit que les montagnes alentour sont le résultat d’un tremblement de terre survenu il y a des millénaires.

La jeune femme acquiesça : elle avait appris la même chose au collège.

— Alors, rien ne redevient comme avant. J’ai peur que cela puisse arriver maintenant.

Chantal eut soudain envie de raconter l’histoire du lingot, car elle pressentait que la vieille savait quelque chose à ce sujet, mais elle garda le silence. Berta enchaîna :

— Je pense à Ahab, notre grand réformateur, notre héros, l’homme qui a été béni par saint Savin.

— Pourquoi Ahab ?

— Parce qu’il était capable de comprendre qu’un petit détail, même anodin, peut tout détruire. On raconte qu’après avoir pacifié la bourgade, chassé les brigands intraitables et modernisé l’agriculture et le commerce de Bescos, un soir, il réunit ses amis pour dîner et prépara pour eux un rôti de premier choix. Tout à coup, il s’aperçut qu’il n’avait plus de sel.

« Alors Ahab dit à son fils :

— Va chez l’épicier et achète du sel. Mais paie le prix fixé, ni plus ni moins.

« Le fils, un peu surpris, rétorqua :

— Père, je comprends que je ne dois pas le payer plus cher. Mais, si je peux marchander un peu, pourquoi ne pas faire une petite économie ?

— Je te le conseillerais dans une grande ville. Mais dans un village comme le nôtre, agir ainsi pourrait conduire à une catastrophe.

« Une fois le fils parti faire l’emplette, les invités, qui avaient assisté à la conversation, voulurent savoir pourquoi on ne devait pas marchander du sel et Ahab répondit :

— Celui qui accepte de baisser le prix du produit qu’il vend a sûrement un besoin désespéré d’argent. Celui qui profite de cette situation affiche un mépris profond pour la sueur et les efforts d’un homme qui a travaillé pour produire quelque chose.

« Mais en l’occurrence, c’est un motif trop insignifiant pour qu’un village soit anéanti.

« De même, au début du monde, l’injustice était minime. Mais chaque génération a fini par y ajouter sa part, trouvant toujours que cela n’avait guère d’importance, et voyez où nous en sommes aujourd’hui.


— Comme l’étranger, n’est-ce pas ? dit Chantal, dans l’espoir que Berta avoue avoir causé avec lui.

Mais la vieille garda le silence. Chantal insista :

— J’aimerais bien savoir pourquoi Ahab voulait à tout prix sauver Bescos. C’était un repaire de criminels, et maintenant c’est un village de lâches.

La vieille certainement savait quelque chose. Restait à découvrir si elle le tenait de l’étranger.

— C’est vrai. Mais je ne sais pas si on peut vraiment parler de lâcheté. Je pense que tout le monde a peur des changements. Les habitants de Bescos veulent tous que leur village soit comme il a toujours été : un endroit où l’on cultive la terre et élève du bétail, qui réserve un accueil chaleureux aux touristes et aux chasseurs, mais où chacun sait exactement ce qui va se passer le lendemain et où les tourmentes de la nature sont les seules choses imprévisibles. C’est peut-être une façon de trouver la paix, encore que je sois d’accord avec toi sur un point : tous sont d’avis qu’ils contrôlent tout, mais ils ne contrôlent rien.

— Ils ne contrôlent rien, c’est vrai, dit Chantal.

— « Personne ne peut ajouter un iota à ce qui est écrit », dit la vieille, citant un texte évangélique. Mais nous aimons vivre avec cette illusion, c’est une façon de nous rassurer.

« En fin de compte, c’est un choix de vie comme un autre, bien qu’il soit stupide de croire que l’on peut contrôler le monde, se réfugiant dans une sécurité illusoire qui empêche de se préparer aux vicissitudes de la vie. Au moment où l’on s’y attend le moins, un tremblement de terre fait surgir des montagnes, la foudre tue un arbre qui allait reverdir au printemps, un accident de chasse met fin à la vie d’un homme honnête.

Et, pour la centième fois, Berta raconta comment son mari était mort. Il était l’un des guides les plus respectés de la région, un homme qui voyait dans la chasse, non pas un sport sauvage, mais un art de respecter la tradition du lieu. Grâce à lui, Bescos avait créé un parc animalier, la mairie avait mis en vigueur des arrêtés destinés à protéger des espèces en voie d’extinction, la chasse au gibier commun était réglementée, pour toute pièce abattue il fallait payer une taxe dont le montant allait aux œuvres de bienfaisance de la communauté.

Le mari de Berta essayait d’inculquer aux autres chasseurs que la cynégétique était en quelque sorte un art de vivre. Quand un homme aisé mais peu expérimenté faisait appel à ses services, il le conduisait dans un lieu désert. Il posait une boîte vide sur une pierre, allait se mettre à cinquante mètres de distance et une seule balle suffisait pour faire voler la boîte.

— Je suis le meilleur tireur de la région, disait-il. Maintenant vous allez apprendre une façon d’être aussi habile que moi.

Il remettait la boîte en place, revenait se poster à cinquante mètres. Alors il prenait une écharpe et demandait à l’autre de lui bander les yeux. Aussitôt fait, il portait son fusil à l’épaule et tirait.

— Je l’ai touchée ? demandait-il en enlevant le bandeau.

— Bien sûr que non, répondait l’apprenti chasseur, tout content de voir que son mentor présomptueux s’était ridiculisé. La balle est passée très loin. Je pense que vous n’avez rien à m’apprendre.

— Je viens de vous donner la leçon la plus importante de la vie, affirmait alors le mari de Berta. Chaque fois que vous voudrez réussir quelque chose, gardez les yeux ouverts, concentrez-vous pour savoir exactement ce que vous désirez. Personne n’atteint son objectif les yeux fermés.

Un jour, alors qu’il remettait la boîte en place, son client avait cru que c’était son tour de la coucher en joue. Il avait tiré avant que le mari de Berta ne revienne à ses côtés. Il avait raté la boîte mais atteint celui-ci en pleine tête. Il n’avait pas eu le temps d’apprendre la splendide leçon de concentration sur l’objectif.


— Il faut que j’y aille, dit Chantal. J’ai des choses à faire avant ce soir.

Berta lui souhaita une bonne journée et la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle ait disparu dans la ruelle qui longeait l’église. Regarder les montagnes et les nuages, assise devant sa porte depuis tant d’années, bavarder mentalement avec son défunt mari lui avait appris à « voir » les personnes. Son vocabulaire était limité, elle n’arrivait pas à trouver d’autre mot pour décrire les multiples sensations que les autres lui donnaient, mais c’était ce qui se passait : elle « distinguait » les autres, elle connaissait leurs sentiments.

Tout avait commencé à l’enterrement de son grand et unique amour. Elle était en proie à une crise de larmes quand un garçonnet à côté d’elle – qui vivait maintenant à des centaines de kilomètres – lui avait demandé pourquoi elle était triste.

Berta n’avait pas voulu perturber l’enfant en lui parlant de la mort et des adieux définitifs. Elle s’était contentée de dire que son mari était parti et qu’il ne reviendrait pas de sitôt à Bescos.

« Je pense qu’il vous a raconté des histoires, avait répondu le garçonnet. Je viens de le voir caché derrière une tombe, il souriait, il avait une cuillère à soupe à la main. »

Sa mère l’avait entendu et l’avait réprimandé sévèrement. « Les enfants n’arrêtent pas de voir des choses », avait-elle dit pour excuser son fils. Mais Berta avait aussitôt séché ses larmes et regardé en direction de la tombe indiquée. Son mari avait la manie de manger sa soupe toujours avec la même cuillère, manie dont il ne démordait pas malgré l’agacement de Berta. Pourtant, elle n’avait jamais raconté l’histoire à personne, de peur qu’on le prît pour un fou. Elle avait donc compris que l’enfant avait réellement vu son mari : la cuillère à soupe en était la preuve. Les enfants « voyaient » certaines choses. Elle avait aussitôt décidé qu’elle aussi allait apprendre à « voir », parce qu’elle voulait bavarder avec lui, l’avoir de retour à ses côtés – même si c’était comme un fantôme.

D’abord, elle se claquemura dans sa maison, ne sortant que rarement, dans l’attente qu’il apparaisse devant elle. Un beau jour, elle eut une sorte de pressentiment : elle devait s’asseoir sur le pas de sa porte et prêter attention aux autres. Elle perçut que son mari souhaitait la voir mener une vie plus plaisante, participer davantage à ce qui se passait dans le village.

Elle installa une chaise devant sa maison et porta son regard vers les montagnes. Rares étaient les passants dans les rues de Bescos. Pourtant, ce même jour, une femme arriva d’un village voisin et lui dit qu’au marché des camelots vendaient des couverts à bas prix, mais de très bonne qualité, et elle sortit de son cabas une cuillère pour prouver ses dires.

Berta était persuadée qu’elle ne reverrait plus jamais son mari mais, s’il lui avait demandé d’observer le village, elle respecterait ses volontés. Avec le temps, elle commença à remarquer une présence à sa gauche et elle eut la certitude qu’il était là pour lui tenir compagnie, la protéger du moindre danger et surtout lui apprendre à voir les choses que les autres ne percevaient pas, par exemple les dessins des nuages porteurs de messages. Elle était un peu triste lorsque, essayant de le regarder de face, elle sentait sa présence se diluer. Mais très vite elle remarqua qu’elle pouvait communiquer avec lui en se servant de son intuition et ils se mirent à avoir de longues conversations sur tous les sujets possibles.

Trois ans plus tard, elle était déjà capable de « voir » les sentiments des gens et de recevoir par ailleurs de son mari des conseils pratiques fort utiles : ne pas accepter de transiger sur le montant de son assurance vie, changer de banque avant qu’elle ne fasse faillite, ruinant de nombreux habitants de la région.

Un jour – elle avait oublié quand c’était arrivé –, il lui avait dit que Bescos pouvait être détruit. Sur le moment, Berta imagina un tremblement de terre, de nouvelles montagnes surgissant à l’horizon, mais il l’avait rassurée, un tel événement ne se produirait pas avant au moins mille ans. C’était un autre type de destruction qu’il redoutait, sans savoir au juste lequel. En tout cas, elle devait rester vigilante, car c’était son village, l’endroit qu’il aimait le plus au monde, même s’il l’avait quitté plus tôt qu’il ne l’aurait souhaité.

Berta commença à être de plus en plus attentive aux personnes, aux formes des nuages, aux chasseurs de passage, et rien ne semblait indiquer que quelqu’un dans l’ombre préparait la destruction d’une bourgade qui n’avait jamais fait de mal à personne. Mais son mari lui demandait instamment de ne pas relâcher son attention et elle suivait cette recommandation.

Trois jours plus tôt, elle avait vu l’étranger arriver en compagnie d’un démon. Et elle avait compris que son attente touchait à sa fin. Aujourd’hui, elle avait remarqué que la jeune femme était encadrée par un démon et par un ange. Elle avait aussitôt établi le rapport entre ces deux faits et conclu que quelque chose d’étrange se passait dans son village.

Elle sourit pour elle-même, tourna son regard vers sa gauche et mima un baiser discret. Non, elle n’était pas une vieille inutile. Elle avait quelque chose de très important à faire : sauver l’endroit où elle était née, sans savoir encore quelles mesures elle devait prendre.


Chantal la laissa plongée dans ses pensées et regagna sa chambre. À en croire les racontars des habitants de Bescos, Berta était une vieille sorcière. Ils disaient qu’elle avait passé un an enfermée chez elle, à apprendre des arts magiques. Chantal avait un jour demandé qui l’avait initiée et des gens avaient insinué que le démon en personne lui apparaissait pendant la nuit ; d’autres affirmé qu’elle invoquait un prêtre celtique en utilisant des formules que ses parents lui avaient transmises. Mais personne ne s’en souciait : Berta était inoffensive et elle avait toujours de bonnes histoires à raconter.

Tous étaient d’accord avec cette conclusion et pourtant c’étaient toujours les mêmes histoires. Soudain, Chantal se figea, la main sur la poignée de la porte. Elle avait beau avoir souvent entendu Berta faire le récit de la mort de son mari, c’est seulement en cet instant qu’elle se rendit compte qu’il y avait là une leçon capitale pour elle. Elle se rappela sa récente promenade dans la forêt, sa haine sourde – dans tous les sens du terme –, prête à blesser indistinctement tous ceux qui passeraient à sa portée – le village, ses habitants, leur descendance – et elle-même s’il le fallait.

Mais, à vrai dire, la seule cible, c’était l’étranger. Se concentrer, tirer, réussir à tuer la proie. À cet effet, il fallait préparer un plan. Ce serait une sottise de révéler quelque chose ce soir-là, alors que le contrôle de la situation lui échappait. Elle décida de remettre à un jour ou deux le récit de sa rencontre avec l’étranger – se réservant même de ne rien dire.

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