7


Quand l’étranger arriva au bord de la rivière, il trouva Chantal qui l’attendait sous une pluie battante – les bourrasques avaient recommencé.

— Nous n’allons pas parler du temps, dit-elle. Il pleut, rien à ajouter. Je connais un endroit où nous serons plus à l’aise pour bavarder.

Elle se leva et saisit le sac de toile, de forme allongée, qu’elle avait apporté.

— Vous avez un fusil dans ce sac, dit l’étranger.

— Oui.

— Vous voulez me tuer.

— Vous avez deviné. Je ne sais pas si je vais réussir, mais j’en ai très envie. De toute façon, j’ai pris cette arme pour une autre raison : il se peut que je rencontre le loup maudit sur mon chemin et, si je l’extermine, je serai davantage respectée à Bescos. Hier, je l’ai entendu hurler, mais personne n’a voulu me croire.

— Un loup maudit ?

Elle se demanda si elle devait ou non se montrer familière avec cet homme qui, elle ne l’oubliait pas, était son ennemi. Mais elle se rappela un ouvrage sur les arts martiaux japonais – elle n’aimait pas dépenser son argent à acheter des livres, aussi lisait-elle ceux que les clients de l’hôtel laissaient en partant, quel que soit leur genre – dans lequel elle avait appris que la meilleure façon d’affaiblir son adversaire consiste à le convaincre que vous êtes de son côté.

Tout en cheminant, sans souci du vent et de la pluie, elle raconta l’histoire. Deux ans plus tôt, un homme de Bescos, le forgeron, pour être plus précis, était en train de se promener dans la forêt quand il s’était trouvé nez à nez avec un loup et ses petits. Malgré sa peur, l’homme avait saisi une grosse branche et avait fondu sur l’animal. Normalement, le loup aurait dû fuir, mais comme il était avec ses louveteaux, il avait contre-attaqué et mordu le forgeron à la jambe. Celui-ci, doté d’une force peu commune vu sa profession, avait réussi à frapper l’animal avec une telle violence qu’il l’avait obligé à reculer, puis à disparaître à jamais dans les fourrés avec ses petits : tout ce qu’on savait de lui, c’était qu’il avait une tache blanche à l’oreille gauche.

— Pourquoi est-il maudit ?

— Les animaux, même les plus féroces, n’attaquent en général jamais, sauf dans des circonstances exceptionnelles, comme dans ce cas, quand ils doivent protéger leurs petits.

Cependant, si par hasard ils attaquent et goûtent du sang humain, ils deviennent dangereux, ils veulent y tâter de nouveau, et cessent d’être des animaux sauvages pour se changer en assassins. À Bescos, tout le monde pense que ce loup, un jour, attaquera encore.

« C’est mon histoire », se dit l’étranger.

Chantal allongeait le pas, elle était jeune, bien entraînée, et elle voulait voir cet homme s’essouffler, et ainsi avoir un avantage psychologique sur lui, voire l’humilier. Mais, même soufflant un peu, il restait à sa hauteur et il ne lui demanda pas de ralentir.

Ils arrivèrent à une petite hutte bien camouflée qui servait d’affût pour les chasseurs. Ils s’assirent en se frottant les mains pour les réchauffer.

— Que voulez-vous ? dit-elle. Pourquoi m’avez-vous passé ce billet ?

— Je vais vous proposer une énigme : de tous les jours de notre vie, quel est celui qui n’arrive jamais ?

Chantal ne sut que répondre.

— Le lendemain, dit l’étranger. Selon toute apparence, vous ne croyez pas que le lendemain va arriver et vous différez ce que je vous ai demandé. Nous arrivons à la fin de la semaine. Si vous ne dites rien, moi je le ferai.

Chantal quitta la hutte, s’éloigna un peu, ouvrit son sac de toile et en sortit le fusil. L’étranger fit comme s’il ne voyait rien.

— Vous avez touché au lingot, reprit-il. Si vous deviez écrire un livre sur cette expérience, croyez-vous que la majorité de vos lecteurs, avec toutes les difficultés qu’ils affrontent, les injustices dont ils souffrent, leurs problèmes matériels quotidiens, croyez-vous que tous ces gens souhaiteraient vous voir fuir avec le lingot ?

— Je ne sais pas, dit-elle en glissant une cartouche dans un canon du fusil.

— Moi non plus. C’est la réponse que j’attendais.

Chantal introduisit la seconde cartouche.

— Vous êtes prête à me tuer, ne cherchez pas à me tranquilliser avec cette histoire de loup. En fait, vous répondez ainsi à la question que je me pose : les êtres humains sont essentiellement méchants, une simple serveuse vivant dans un petit village est capable de commettre un crime pour de l’argent. Je vais mourir, mais à présent je connais la réponse et je meurs content.

— Tenez, dit Chantal en lui tendant le fusil. Personne ne sait que je suis au courant. Tous les renseignements de votre fiche d’hôtel sont faux. Vous pouvez partir quand vous voulez et, si j’ai bien compris, vous avez les moyens d’aller n’importe où dans le monde. Pas besoin d’être un tireur d’élite : il suffit de pointer le fusil vers moi et d’appuyer sur la détente. Ce fusil est chargé à chevrotines, du gros plomb qui sert à tirer le gros gibier et les êtres humains. Il provoque d’horribles blessures, mais vous pouvez détourner le regard si vous êtes impressionnable.

L’homme posa l’index sur la détente et braqua l’arme sur Chantal qui constata, tout étonnée, qu’il la tenait de façon correcte, comme un professionnel. Ils restèrent figés un long moment. Elle savait que le coup pouvait partir à l’improviste, il suffisait d’un faux mouvement provoqué par un bruit inattendu ou un cri d’animal. Et soudain elle se rendit compte combien son comportement était puéril : à quoi bon défier quelqu’un pour le simple plaisir de le provoquer, en disant qu’il n’était pas capable de faire ce qu’il exigeait des autres ?

L’étranger semblait pétrifié, en position de tir, ses yeux ne cillaient pas, ses mains ne tremblaient pas. Maintenant il était trop tard – même si, dans le fond, il était convaincu que ce ne serait pas une mauvaise chose que d’en finir avec cette demoiselle qui l’avait défié. Chantal ouvrit la bouche pour lui demander de lui pardonner, mais l’étranger abaissa l’arme avant qu’elle ne dise mot.

— C’est comme si je pouvais toucher votre peur, dit-il en lui tendant le fusil. Je sens l’odeur de la sueur qui perle par tous vos pores, malgré la pluie qui la dilue, et j’entends, malgré le bruissement des feuilles agitées par le vent, votre cœur qui cogne dans votre gorge.

— Je vais faire ce que vous m’avez demandé, dit Chantal, feignant de ne pas l’avoir entendu car il semblait trop bien la connaître. Après tout, vous êtes venu à Bescos parce que vous vouliez en savoir davantage sur votre propre nature, si vous étiez bon ou méchant. Pour le moins, je viens de vous montrer une chose : malgré tout ce que j’ai senti ou cessé de sentir tout à l’heure, vous auriez pu appuyer sur la détente et vous ne l’avez pas fait. Vous savez pourquoi ? Parce que vous êtes un lâche. Vous vous servez des autres pour résoudre vos propres conflits, mais vous êtes incapable d’assumer certaines attitudes.

— Un jour, un philosophe allemand a dit : « Même Dieu a un enfer : c’est Son amour de l’humanité. » Non, je ne suis pas lâche. J’ai déjà déclenché des mécanismes pires que celui de ce fusil : disons plutôt, j’ai fabriqué des armes bien meilleures que celle-ci et je les ai disséminées dans le monde. J’ai agi en toute légalité, avec l’aval du gouvernement pour mes transactions et des licences d’exportation en bonne et due forme. Je me suis marié avec la femme que j’aimais, elle m’a donné deux filles adorables, je n’ai jamais détourné un centime de mon entreprise et j’ai toujours su exiger ce qui m’était dû.

« Contrairement à vous, qui vous jugez persécutée par le destin, j’ai toujours été un homme capable d’agir, de lutter contre bien des adversités, de perdre certaines batailles, d’en gagner d’autres, mais capable aussi de comprendre que victoires et défaites font partie de la vie de chacun – sauf de celle des lâches, comme vous dites, car eux ne gagnent et ne perdent jamais.

« J’ai beaucoup lu. J’ai fréquenté l’église. J’ai craint Dieu, j’ai respecté Ses commandements. J’étais un industriel très bien rémunéré et je dirigeais une entreprise gigantesque. De plus, je recevais des commissions sur les contrats que je décrochais, si bien que j’ai gagné de quoi mettre à l’abri du besoin ma famille et tous mes descendants. Vous savez que la vente d’armes est ce qu’il y a de plus lucratif au monde. Je connaissais l’importance de chaque modèle que je vendais et c’est pourquoi je contrôlais personnellement mes affaires. J’ai découvert plusieurs cas de corruption, j’ai licencié les coupables, j’ai annulé les contrats douteux. Mes armes étaient fabriquées pour la défense de l’ordre, primordiale si l’on veut assurer le progrès et la construction du monde. Voilà ce que je pensais.

L’étranger s’approcha de Chantal, la prit par les épaules pour l’obliger à le regarder dans les yeux, lui faire comprendre qu’il disait la vérité.

— Vous pensez peut-être que les fabricants d’armes sont ce qu’il y a de pire au monde. Vous avez sans doute raison. Mais c’est un fait, depuis l’âge des cavernes, l’homme s’en sert – au début c’était pour tuer les animaux, ensuite pour conquérir le pouvoir sur les autres. Le monde a pu exister sans agriculture, sans élevage, sans religion, sans musique, mais il n’a jamais existé sans armes.

Il ramassa une pierre et la soupesa.

— Regardez : voici la première, offerte généreusement par notre Mère Nature à ceux qui avaient besoin de répondre aux attaques des animaux préhistoriques. Une pierre comme celle-ci a sans doute sauvé un homme et cet homme, après des générations et des générations, a permis que nous naissions, vous et moi. S’il n’avait pas eu cette pierre, un Carnivore assassin l’aurait dévoré et des centaines de millions de personnes ne seraient pas nées.

Une rafale de pluie lui fouetta le visage, mais son regard ne dévia pas.

— Voyez comment vont les choses : beaucoup de gens critiquent les chasseurs, mais Bescos les accueille à bras ouverts parce qu’ils font marcher le commerce. Les gens en général détestent assister à une corrida, mais cela ne les empêche pas d’acheter de la viande de taureau provenant de l’abattoir en alléguant que celui-ci a eu une mort « honorable ». De même, il y a tous ceux qui réprouvent les fabricants d’armes – et pourtant ceux-ci continueront d’exister, parce que tant qu’il y aura une arme, une autre devra s’y opposer, sinon l’équilibre des forces serait dangereusement compromis.

— En quoi cela concerne-t-il mon village ? demanda Chantal. Qu’est-ce que cela a à voir avec la violation des commandements, avec le crime et le vol, avec l’essence de l’être humain, avec le Bien et le Mal ?

Le regard de l’étranger se voila, comme s’il était soudain en proie à une profonde tristesse.

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit au début : j’ai toujours essayé de traiter mes affaires en accord avec les lois, je me considérais comme ce qu’on appelle « un homme de bien ». Un jour, au bureau, j’ai reçu un coup de téléphone : une voix de femme, douce mais sans la moindre émotion, m’annonçait que son groupe terroriste avait enlevé ma femme et mes filles. Il voulait comme rançon une grande quantité de ce que je pouvais leur fournir : des armes. La femme m’a demandé de garder le secret, m’a dit que rien de fâcheux n’arriverait à ma famille si je suivais les instructions qu’on me donnerait.

« La femme a raccroché après m’avoir dit qu’elle rappellerait une demi-heure plus tard et m’avoir demandé d’attendre dans une cabine téléphonique proche de la gare. Je m’y suis rendu et la même voix m’a répété de ne pas me faire de souci, ma femme et mes filles étaient bien traitées et seraient libérées à bref délai, il suffisait que j’envoie par fax un ordre de livraison à une de nos filiales. A vrai dire, il ne s’agissait même pas d’un vol, mais d’une fausse vente qui pouvait passer complètement à l’as, même dans la compagnie où je travaillais.

« Mais, en bon citoyen habitué à obéir aux lois et à se sentir protégé par elles, avant d’aller à la cabine, la première chose que j’ai faite, ç’a été d’appeler la police. Dans la minute qui a suivi, je n’étais déjà plus maître de mes décisions, je m’étais changé en une personne incapable de protéger sa famille, tout un réseau se mettait en batterie pour agir à ma place. Des techniciens s’étaient déjà branchés sur le câble souterrain de la cabine pour détecter le lieu exact d’où viendrait l’appel. Des hélicoptères s’apprêtaient à décoller, des voitures de police occupaient des lieux stratégiques, des troupes de choc étaient prêtes à intervenir.

« Deux gouvernements, immédiatement au courant, se sont contactés et accordés pour interdire toute négociation. Tout ce que je devais faire, c’était obéir aux ordres des autorités, donner aux ravisseurs les réponses qu’elles me dicteraient, me comporter en tous points comme me le demanderaient les spécialistes de la lutte antiterroriste.

« Avant même que la journée ne s’achève, un commando a donné l’assaut au repaire où étaient détenus les otages et criblé de balles les ravisseurs – deux hommes et une jeune femme, apparemment peu expérimentés, de simples comparses d’une puissante organisation politique. Mais, avant de mourir, ceux-ci avaient eu le temps d’exécuter ma femme et mes filles. Si même Dieu a un enfer, qui est Son amour de l’humanité, tout homme a un enfer à portée de la main et c’est l’amour qu’il voue à sa famille.

L’homme fit une pause : il craignait de perdre le contrôle de sa voix, révélant ainsi une émotion qu’il voulait cacher. Au bout d’un moment, s’étant ressaisi, il enchaîna :

— La police, tout comme les ravisseurs, s’est servie d’armes qui sortaient d’une de mes usines. Personne ne sait comment les terroristes se les sont procurées et cela n’a aucune importance ; ce qui compte, c’est qu’ils les ont utilisées pour tuer ma famille. Oui, malgré mes précautions, ma lutte pour que tout soit fait selon les règles de production et de vente les plus rigoureuses, ma femme et mes filles ont été tuées par quelque chose que j’avais vendu, à un moment donné, sans doute au cours d’un déjeuner d’affaires dans un restaurant de luxe, tout en parlant aussi bien du temps que de la mondialisation.

Nouvelle pause. Quand il reprit la parole, il semblait être un autre homme, qui parlait comme si ce qu’il disait n’avait aucun rapport avec lui :

— Je connais bien l’arme et le projectile qui ont tué ma famille et je sais où les assassins ont tiré : en pleine poitrine. En entrant, la balle ne fait qu’un petit trou, de la taille de votre petit doigt. Mais à peine a-t-elle touché le premier os, elle éclate en quatre fragments qui partent dans des directions différentes, détruisant les organes essentiels : cœur, reins, foie, poumons. Si un fragment touche quelque chose de résistant, une vertèbre par exemple, il change de direction, parachève la destruction interne et, comme les autres, ressort par un orifice grand comme un poing, en faisant gicler dans toute la pièce des débris sanguinolents de chair et d’os.

« Tout cela dure moins d’une seconde, une seconde pour mourir peut paraître insignifiante, mais le temps ne se mesure pas de cette façon. J’espère que vous comprenez.

Chantal acquiesça d’un hochement de tête.

— J’ai quitté mes fonctions à la fin de cette année-là. J’ai erré aux quatre coins du monde, en pleurant seul sur ma douleur, en me demandant comment l’être humain peut être capable de tant de méchanceté. J’ai perdu la chose la plus importante qu’un homme possède : la foi en son prochain. J’ai ri et pleuré à cette ironie de Dieu qui me montrait, d’une façon totalement absurde, que j’étais un instrument du Bien et du Mal.

« Toute ma compassion s’est évanouie et aujourd’hui mon cœur est sec : vivre ou mourir, aucune importance. Mais avant, au nom de ma femme et de mes filles, il me faut comprendre ce qui s’est passé dans ce repaire de terroristes. Je comprends qu’on puisse tuer par haine ou par amour, mais sans la moindre raison, simplement pour une basse question d’idéologie, comment est-ce possible ?

« Il se peut que toute cette histoire vous paraisse simpliste – en fin de compte, tous les jours des gens s’entre-tuent pour de l’argent –, mais ce n’est pas mon problème : je ne pense qu’à ma femme et à mes filles. Je veux savoir ce qui s’est passé dans la tête de ces terroristes. Je veux savoir si, un seul instant, ils auraient pu avoir pitié d’elles et les laisser partir, du moment que leur guerre ne concernait pas ma famille. Je veux savoir s’il existe une fraction de seconde, quand le Bien et le Mal s’affrontent, où le Bien peut l’emporter.

— Pourquoi Bescos ? Pourquoi mon village ?

— Pourquoi les armes de mon usine, alors qu’il y en a tant d’autres dans le monde, certaines sans aucun contrôle gouvernemental ? La réponse est simple : par hasard. J’avais besoin d’une petite localité, où tous se connaissent et s’entendent bien. Au moment où ils sauront quelle est la récompense, Bien et Mal se heurteront de nouveau et ce qui s’est passé se répétera dans votre village.

« Les terroristes étaient déjà encerclés, ils n’avaient aucune chance de s’en sortir. Cependant ils ont tué des innocentes pour accomplir un rituel inutile et aberrant. Votre village m’offre une chose que je n’avais pas eue : la possibilité d’un choix. Ses habitants sont en proie à la soif de l’argent, il leur est permis de croire qu’ils ont pour mission de protéger et de sauver Bescos – et en tout cas, de surcroît, ils ont la capacité de décider s’ils vont exécuter l’otage. Une seule chose m’intéresse : je veux savoir si d’autres individus pourraient agir d’une façon différente de celle de ces pauvres desperados sanguinaires.

« Comme je vous l’ai dit lors de notre première rencontre, un homme est l’histoire de toute l’humanité. Si la compassion existe, je comprendrai que le destin a été cruel à mon égard, mais que parfois il peut être miséricordieux à l’égard des autres. Cela ne changera en rien ce que je ressens, cela ne fera pas revenir ma famille, mais au moins cela va repousser le démon qui m’accompagne et me prive de toute espérance.

— Et pourquoi voulez-vous savoir si je suis capable de vous voler ?

— Pour la même raison. Peut-être divisez-vous le monde en crimes graves et crimes anodins : ce serait une erreur. À mon avis, les terroristes eux aussi divisaient le monde de cette façon. Ils croyaient qu’ils tuaient pour une cause, et non pas par plaisir, amour, haine, ou pour de l’argent. Si vous emportez le lingot d’or, vous devrez expliquer votre délit d’abord à vous-même, puis à moi, et je comprendrai comment les assassins ont justifié entre eux le massacre de mes êtres chers. Vous avez dû remarquer que, depuis des années, j’essaie de comprendre ce qui s’est passé. Je ne sais pas si cela m’apportera la paix, mais je ne vois pas d’autre solution.

— Si je volais le lingot, vous ne me reverriez plus jamais.

Pour la première fois, depuis presque une demi-heure qu’ils conversaient, l’étranger ébaucha un sourire.

— J’ai travaillé dans la manufacture d’armes. Cela implique des services secrets.

L’homme demanda à Chantal de le ramener à la rivière – il n’était pas sûr de retrouver son chemin seul. La jeune femme reprit le fusil – qu’elle avait emprunté à un ami sous prétexte qu’elle était très tendue, « peut-être que chasser un peu me calmera », lui avait-elle dit – et elle le remit dans le sac de toile.

Ils n’échangèrent aucun mot durant la descente. À l’approche de la rivière, l’homme s’arrêta.

— Au revoir, dit-il. Je comprends vos atermoiements, mais je ne peux plus attendre. J’avais compris aussi que, pour lutter contre vous-même, vous aviez besoin de mieux me connaître. Maintenant, vous me connaissez.

« Je suis un homme qui marche sur la terre avec un démon à ses côtés. Pour l’accepter ou le chasser une fois pour toutes, il me faut répondre à quelques questions.

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