21


Berta regardait le soleil se coucher derrière les montagnes quand elle aperçut le curé, suivi de trois hommes, se diriger vers elle. Une grande tristesse la submergea, pour trois raisons : savoir que son heure était arrivée, voir que son mari n’avait pas daigné se montrer pour la consoler (peut-être dans la crainte d’entendre ce qu’elle lui dirait, peut-être honteux de l’impuissance où il était de la sauver) et, se rendant compte que l’argent qu’elle avait économisé tomberait dans les mains des banquiers, regretter de ne pas l’avoir dilapidé.

Mais il lui restait une petite joie : le dernier jour de sa vie était frisquet mais ensoleillé – ce n’est pas tout le monde qui a le privilège de partir avec un aussi beau souvenir.


Le curé fit signe aux trois hommes de rester à distance et s’approcha seul de Berta.

— Bon après-midi, dit-elle. Voyez comme Dieu est grand et quelle belle nature Il nous a faite.

« Ils vont m’emmener, mais je laisserai ici toute la faute du monde. »

— Vous n’imaginez pas le paradis, répondit le curé, en s’efforçant de garder un ton distant.

— Je ne sais pas s’il est aussi beau, je ne suis même pas sûre qu’il existe. Vous y êtes déjà allé ?

— Pas encore. Mais j’ai connu l’enfer et je sais qu’il est terrible, quoique très attrayant vu de loin.

Berta comprit qu’il faisait allusion à Bescos.

— Vous vous trompez, monsieur le curé. Vous avez été au paradis et vous ne l’avez pas reconnu. Comme cela arrive, d’ailleurs, à la plupart des gens en ce monde : ils recherchent la souffrance là où ils trouveraient les joies les plus grandes, parce qu’ils croient qu’ils ne méritent pas le bonheur.

— On dirait que ces dernières années vous ont dotée d’une grande sagesse.

— Il y avait longtemps que personne ne venait plus causer avec moi et, bizarrement, voilà que tout le monde découvre que j’existe. Figurez-vous qu’hier soir la femme du maire et la patronne de l’hôtel m’ont fait l’honneur de me rendre visite. Aujourd’hui, c’est le curé qui fait de même. Est-ce que par hasard je serais devenue une personne importante ?

— Tout à fait, dit le curé. La plus importante du village.

— Je vais faire un héritage ?

— Dix lingots d’or. Hommes, femmes et enfants vous remercieront de génération en génération. Il est même possible qu’on vous élève une statue.

— Je préfère une fontaine. En plus d’embellir une place, elle étanche la soif et chasse les papillons noirs.

— Nous construirons une fontaine. Vous avez ma parole.

Berta jugea que la plaisanterie avait assez duré et qu’il fallait maintenant en venir au fait.

— Monsieur le curé, je sais tout. Vous condamnez une femme innocente qui ne peut lutter pour sa vie. Soyez maudits, vous, cette terre et tous ses habitants !

— Que je sois maudit, acquiesça le curé. Pendant plus de vingt ans, je me suis efforcé de bénir cette terre, mais personne n’a entendu mes appels. Pendant tout ce temps, j’ai tenté d’inculquer le bien dans le cœur des hommes, jusqu’au jour où j’ai compris que Dieu m’avait choisi comme Son bras gauche pour désigner le mal dont ils sont capables – en sorte que, peut-être, ils prennent peur et se convertissent.

Berta avait envie de pleurer, mais elle se retint.

— De belles paroles, sans aucun contenu. Tout au plus une façon d’expliquer la cruauté et l’injustice.

— Au contraire de tous les autres, je n’agis pas pour de l’argent. Je sais que c’est un or maudit, comme cette terre, et qu’il ne fera le bonheur de personne : j’agis parce que Dieu me l’a demandé. Ou plus précisément : m’en a donné l’ordre, pour répondre à mes prières.

« Inutile de discuter », pensa Berta en voyant le curé tirer de sa poche un flacon de comprimés.

— Vous ne sentirez rien, dit-il. Entrons chez vous.

— Ni vous, ni personne de ce village ne mettra les pieds dans cette maison tant que je serai vivante. Elle s’ouvrira peut-être à la fin de cette nuit, mais pas question pour le moment.

Le curé fit signe à l’un des deux hommes, qui s’approcha, une bouteille en plastique à la main.

— Prenez ces comprimés. Vous ne tarderez pas à vous endormir. Quand vous vous réveillerez, vous serez au ciel, aux côtés de votre mari.

— J’ai toujours été avec lui. Et je n’ai jamais pris de somnifères, même quand j’avais des insomnies.

— Dans ces conditions, l’effet sera plus rapide.

Le soleil allait disparaître, la nuit avait déjà pris possession de la vallée et du village.

— Et si je refuse de les prendre ?

— Vous les prendrez de toute façon.

Elle jeta un regard aux hommes qui accompagnaient le curé et comprit que toute résistance serait vaine. Elle avala les comprimés en buvant de grandes gorgées d’eau de la bouteille en plastique. L’eau, insipide et incolore, et pourtant la chose la plus importante du monde. Comme elle, en ce moment.

Elle contempla une dernière fois les montagnes, maintenant plongées dans l’obscurité. Elle vit scintiller la première étoile dans le ciel et se dit qu’elle avait eu une belle vie : elle était née et allait mourir dans un lieu qu’elle aimait, même s’il ne le lui avait pas toujours rendu – mais quelle importance ? Celui qui aime en espérant être payé de retour perd son temps.

Elle avait été bénie. Elle n’avait jamais connu un autre pays, mais elle savait qu’à Bescos se passaient les mêmes choses que partout ailleurs. Elle avait perdu le mari qu’elle aimait, mais Dieu lui avait concédé la joie de le garder à ses côtés après sa mort. Elle avait vu le village à l’apogée de sa grandeur, avait suivi les étapes de sa décadence et elle allait partir avant d’assister à sa destruction totale. Elle avait connu les hommes avec leurs défauts et leurs vertus et elle était persuadée que, malgré tout ce qui lui arrivait maintenant et malgré toutes les luttes qui, selon son mari, se déroulaient dans le monde invisible, la bonté humaine finirait par l’emporter.

Elle eut pitié du curé, du maire, de la demoiselle Prym, de l’étranger, de chacun des habitants de Bescos ; jamais le mal n’apporterait le bien, même si tous s’efforçaient de croire le contraire. Quand ils découvriraient la réalité, il serait trop tard.

Elle ne regrettait qu’une chose : n’avoir jamais vu la mer. Elle savait qu’elle existait, qu’elle était immense, à la fois calme et déchaînée, mais elle n’avait jamais pu aller se promener sur une plage, fouler pieds nus le sable, goûter un peu d’eau salée, plonger dans l’eau froide comme qui retourne au ventre de la Grande Mère (elle se rappela que les Celtes aimaient employer ce terme).

Hormis cela, elle n’avait guère à se plaindre. Certes, elle était triste, très triste de devoir partir ainsi, mais elle ne voulait pas jouer les victimes : Dieu l’avait certainement choisie pour ce rôle, bien préférable au choix qu’il avait fait pour le curé.

Un engourdissement s’empara de ses mains et de ses pieds, alors que le curé insistait :

— Je veux vous parler du bien et du mal.

— C’est inutile. Vous ne connaissez pas le bien. Vous avez été empoisonné par le mal qu’on vous a fait et maintenant vous répandez cette peste sur notre terre. Vous n’êtes pas différent de cet étranger venu pour nous détruire.

Ses derniers mots se perdirent dans un balbutiement. L’étoile là-haut dans le ciel semblait lui faire signe. Berta ferma les yeux.

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