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La fourchette fit tinter un verre avec insistance. Tous ceux qui se trouvaient dans le bar, bondé ce vendredi soir, se tournèrent vers la source de ce bruit inattendu : c’était Mlle Prym qui demandait le silence. Jamais, à aucun moment de l’histoire du village, une fille qui n’était qu’une simple serveuse n’avait eu une telle audace. Tout le monde se tut immédiatement.

« Il vaudrait mieux qu’elle ait quelque chose d’important à dire, pensa la patronne de l’hôtel. Sinon, je la renvoie tout de suite, malgré la promesse que j’ai faite à sa grand-mère de ne jamais la laisser à l’abandon. »

— Écoutez-moi, dit Chantal. Je vais vous raconter une histoire que tous vous connaissez déjà, sauf notre visiteur, ici présent. Ensuite je vous raconterai une histoire qu’aucun de vous ne connaît, sauf notre visiteur. Quand j’aurai terminé ces deux histoires, alors il vous appartiendra de juger si j’ai eu tort d’interrompre cette soirée de détente méritée, après une dure semaine de travail.

« Quel culot ! se dit le curé. Elle ne sait rien que nous, nous ne sachions. Elle a beau être une pauvre orpheline, une fille sans avenir, ça va être difficile de convaincre la patronne de l’hôtel de la garder à son service. Mais enfin, il faut la comprendre, nous commettons tous nos petits péchés, s’ensuivent deux ou trois jours de remords et puis tout est pardonné. Je ne connais personne dans ce village qui puisse occuper cet emploi. Il faut être jeune et il n’y a plus de jeunes à Bescos. »

— Bescos a trois rues, une petite place avec un calvaire, un certain nombre de maisons en ruine, une église et le cimetière à côté, commença Chantal.

— Un instant, intervint l’étranger.

Il retira un petit magnétophone de sa poche, le mit en marche et le posa sur sa table.

— Tout ce qui concerne l’histoire de Bescos m’intéresse. Je ne veux pas perdre un mot de ce que vous allez dire. J’espère ne pas vous déranger si je vous enregistre.

Peu importait à Chantal d’être enregistrée, il n’y avait pas de temps à perdre, depuis des heures elle luttait contre ses craintes, mais finalement elle avait trouvé le courage d’attaquer, et rien ne l’arrêterait.

— Bescos a trois rues, une petite place avec un calvaire, un certain nombre de maisons en ruine, d’autres bien conservées, un hôtel, une boîte aux lettres, une église et un petit cimetière à côté.

Au moins, cette fois, elle avait donné une description plus complète, elle se sentait plus sûre d’elle.

— Comme nous le savons tous, c’était un repaire de brigands jusqu’au jour où notre grand législateur, Ahab, que saint Savin avait converti, a réussi à le changer en ce village qui aujourd’hui n’abrite que des hommes et des femmes de bonne volonté.

« Ce que notre visiteur ne sait pas et que je vais rappeler maintenant, c’est comment Ahab a procédé pour mener à bien son projet. À aucun moment il n’a essayé de convaincre qui que ce soit, vu qu’il connaissait la nature des hommes : ils allaient confondre honnêteté et faiblesse et, partant, son pouvoir serait remis en question.

« Il a fait venir des charpentiers d’un village voisin, leur a donné une épure de ce qu’il voulait qu’ils construisent à l’endroit où se dresse aujourd’hui le calvaire. Jour et nuit, pendant dix jours, les habitants du village ont entendu scier, marteler, perforer, ils ont vu les artisans façonner des pièces de bois, chantourner des tenons et des mortaises.

Au bout de dix jours, toutes les pièces ont été ajustées pour former un énorme assemblage monté au milieu de la place, dissimulé sous une bâche. Ahab a invité tous les habitants de Bescos à assister à l’inauguration de l’ouvrage.

« D’un geste solennel, sans aucun discours, il a dévoilé le « monument » : c’était une potence, prête à fonctionner, avec une corde et une trappe. Enduite de cire d’abeille pour qu’elle résiste longtemps aux intempéries. Profitant de la présence de toute la population, Ahab a lu les textes de lois qui protégeaient les agriculteurs, encourageaient l’élevage de bovins, récompensaient ceux qui ouvriraient de nouveaux commerces à Bescos, et il a ajouté que, dorénavant, chacun devrait trouver un travail honnête ou quitter le village. Il s’est contenté de cette déclaration, il n’a pas dit un mot au sujet du « monument » qu’il venait d’inaugurer. Ahab était un homme qui ne croyait pas au pouvoir des menaces.

« La cérémonie terminée, des gens se sont attardés sur la place pour discuter : la plupart étaient d’avis qu’Ahab avait été leurré par le saint, qu’il n’avait plus sa vaillance de naguère, bref, qu’il fallait le tuer. Les jours suivants, des conjurés ont élaboré plusieurs plans pour y parvenir. Mais tous étaient obligés de contempler la potence au milieu de la place et ils se demandaient : « Qu’est-ce qu’elle fait là ? A-t-elle été montée pour exécuter ceux qui n’acceptent pas les nouvelles lois ? Qui est ou n’est pas du côté d’Ahab ? Y a-t-il des espions parmi nous ? »

« La potence regardait les hommes et les hommes regardaient la potence. Peu à peu, la bravoure initiale des rebelles a fait place à la peur. Tous connaissaient la renommée d’Ahab, ils savaient qu’il était implacable quand il s’agissait d’imposer ses décisions. Certains ont quitté le village, d’autres ont décidé d’expérimenter les nouvelles tâches qui leur avaient été suggérées, simplement parce qu’ils ne savaient pas où aller ou bien à cause de l’ombre de cet instrument de mort dressé sur la place. Au fil des ans, la paix s’est installée durablement à Bescos, la bourgade est devenue un grand centre commercial de la frontière, elle a commencé à exporter une laine de premier choix et du blé d’excellente qualité.

« La potence est restée là pendant dix ans. Le bois résistait bien, mais il a fallu changer la corde plusieurs fois. Elle n’a jamais servi. Jamais Ahab n’en a fait mention. Il a suffi de son image pour transformer la témérité en peur, la confiance en soupçon, les histoires de bravache en murmures d’acceptation. Au bout de dix ans, assuré que la loi prévalait à Bescos, Ahab a donné l’ordre de la détruire et d’utiliser son bois pour élever une croix à sa place.

Chantal fit une pause. Seul l’étranger osa rompre le silence en battant des mains.

— Une belle histoire, dit-il. Ahab connaissait réellement la nature humaine : ce n’est pas la volonté d’obéir aux lois qui fait que tous se comportent comme l’exige la société, mais la peur du châtiment. Chacun de nous porte en soi cette potence.


— Aujourd’hui, puisque l’étranger me l’a demandé, j’arrache cette croix et je plante une autre potence sur la place, enchaîna Chantal.

— Carlos, dit quelqu’un. Il s’appelle Carlos et ce serait plus poli de le désigner par son nom que de dire « l’étranger ».

— Je ne sais pas son nom. Tous les renseignements portés sur sa fiche d’hôtel sont faux. Il n’a jamais rien payé avec sa carte de crédit. Nous ne savons pas d’où il vient ni où il va. Même le coup de téléphone à l’aéroport est peut-être une feinte.

Tous se tournèrent vers l’homme, qui gardait les yeux fixés sur Chantal. Celle-ci reprit :

— Pourtant, quand il disait la vérité, vous ne l’avez pas cru. Il a réellement dirigé une manufacture d’armes, il a vécu des tas d’aventures, il a été plusieurs personnes différentes, du père affectueux au négociateur impitoyable. Vous qui habitez ici, vous ne pouvez pas comprendre que la vie est beaucoup plus complexe que vous ne le pensez.

« Il vaudrait mieux que cette petite dise tout de suite où elle veut en venir », songea la patronne de l’hôtel. Et, comme si elle l’avait entendue, Chantal enchaîna :

— Il y a quatre jours, il m’a montré dix lingots d’or. De quoi garantir le futur de tous les habitants de Bescos pour les trente années à venir, exécuter d’importantes rénovations dans le village, aménager une aire de jeux pour les enfants, dans l’espoir de les voir de nouveau égayer notre village. Ensuite, il les a cachés dans la forêt, je ne sais pas où.

Tous les regards des clients convergèrent de nouveau vers l’étranger qui, d’un signe de tête, confirma le récit de Chantal. Elle poursuivit :

— Cet or appartiendra à Bescos si, dans les trois jours qui viennent, quelqu’un d’ici est assassiné. Si personne ne meurt, l’étranger partira en remportant son trésor.

« Voilà, j’ai dit tout ce que j’avais à dire, j’ai remis la potence sur la place. Mais cette fois elle n’est pas là pour éviter un crime, elle attend maintenant qu’on y pende un innocent et le sacrifice de cet innocent assurera la prospérité de Bescos.

À l’appel muet des clients, l’étranger répondit par un nouveau signe de tête approbateur.

— Cette jeune femme sait raconter une histoire, dit-il en remettant le magnétophone dans sa poche après l’avoir éteint.


Chantal se remit à son travail, elle devait maintenant terminer son service. Le temps semblait s’être arrêté à Bescos, personne ne parlait, le silence était à peine troublé par le tintement des verres, le clapotis de l’eau qui coulait dans l’évier, le bruissement lointain du vent.

Soudain, le maire s’écria :

— Nous allons appeler la police.

— Excellente idée ! dit l’étranger. N’oubliez pas que j’ai tout enregistré. Moi, je me suis contenté de dire : « Cette jeune femme sait raconter une histoire. »

— Monsieur, je vous demande de monter à votre chambre, de faire vos bagages et de quitter immédiatement le village, ordonna la patronne de l’hôtel.

— J’ai payé une semaine, je vais rester une semaine. Inutile d’appeler la police.

— Avez-vous pensé que c’est vous qu’on peut assassiner ?

— Bien sûr. Et cela n’a aucune importance à mes yeux. Toutefois, si cela arrivait, vous tous commettriez un crime et vous ne toucheriez jamais la récompense promise.

Un à un, tous les clients quittèrent le bar, les plus jeunes d’abord. Chantal et l’étranger se retrouvèrent seuls. Elle prit son sac, enfila sa veste, se dirigea vers la porte. Avant de franchir le seuil, elle se retourna :

— Vous êtes un homme qui a souffert et qui réclame vengeance, dit-elle. Votre cœur est mort, votre âme erre dans les ténèbres. Le démon qui vous accompagne a le sourire, parce que vous êtes entré dans le jeu qu’il a réglé.

— Merci d’avoir fait ce que je vous ai demandé. Et d’avoir raconté cette intéressante et véridique histoire de la potence.

— Dans la forêt, vous m’avez dit que vous vouliez répondre à certaines questions, mais vous avez élaboré votre plan de telle façon que seule la méchanceté est récompensée. Si personne n’est assassiné, le Bien ne remportera que des louanges. Comme vous le savez, les louanges ne nourrissent pas les affamés et ne raniment pas des cités décadentes. En fait, vous ne voulez pas trouver la réponse à une question, mais voir confirmer une chose à laquelle vous voulez croire : tout le monde est méchant.

Le regard de l’étranger changea et Chantal s’en aperçut.

— Si tout le monde est méchant, enchaîna-t-elle, la tragédie par laquelle vous êtes passé se justifie. Il est plus facile d’accepter la perte de votre femme et de vos filles. Mais s’il existe des êtres bons, alors votre vie sera insupportable, quoique vous disiez le contraire. Car le destin vous a tendu un piège et vous savez que vous ne méritiez pas ce qu’il vous a réservé. Ce n’est pas la lumière que vous voulez retrouver, c’est la certitude que rien n’existe au-delà des ténèbres.

— Où voulez-vous en venir ? dit-il d’une voix un peu tremblante mais contrôlée.

— À un pari plus juste. Si, d’ici trois jours, personne n’est assassiné, vous remettrez au village les dix lingots. En récompense de l’intégrité de ses habitants.

L’étranger sourit.

— Et je recevrai mon lingot, pour prix de ma participation à ce jeu sordide.

— Je ne suis pas stupide. Si j’acceptais cette proposition, la première chose que vous feriez serait d’aller le raconter à tout le monde.

— C’est un risque. Mais je ne le ferai pas : je le jure sur la tête de ma grand-mère et sur mon salut éternel.

— Cela ne suffit pas. Personne ne sait si Dieu entend les serments ni s’il existe un salut éternel.

— Vous saurez que je ne l’ai pas fait, car j’ai planté une nouvelle potence au milieu du village. Il sera facile de déceler la moindre tricherie. En outre, même si demain à la première heure je sors pour répandre dans le village ce que nous venons de dire, personne ne me croira. Ce serait comme si quelqu’un débarquait à Bescos avec ce trésor en disant : « Regardez, cet or est à vous, que vous fassiez ou non ce que veut l’étranger. » Ces hommes et ces femmes sont habitués à travailler dur, à gagner à la sueur de leur front le moindre centime, et ils n’admettraient jamais qu’un pactole leur tombe du ciel.

L’étranger alluma une cigarette, but le reste de son verre, puis se leva de sa chaise. Chantal attendait la réponse, debout sur le seuil de la porte ouverte, frissonnant de froid.

— N’essayez pas de me berner, dit-il. Je suis un homme habitué à me mesurer aux êtres humains, tout comme votre Ahab.

— Je n’en doute pas. J’ai donc votre accord.

Une fois de plus ce soir-là, il se contenta d’acquiescer d’un signe de tête.

— Mais permettez-moi d’ajouter ceci : vous croyez encore que l’homme peut être bon. Sinon, vous n’auriez pas eu besoin de machiner cette provocation stupide pour vous convaincre vous-même.

Chantal referma la porte derrière elle et s’engagea dans la rue, complètement déserte, qui menait chez elle. Soudain, elle éclata en sanglots : malgré ses réticences, elle avait fini par se laisser entraîner elle aussi dans le jeu. Elle avait parié que les hommes étaient bons, en dépit de toute la méchanceté du monde. Jamais elle ne raconterait à quiconque son dernier entretien avec l’étranger, car maintenant elle aussi avait besoin de connaître le résultat.

Son instinct lui disait que, derrière les rideaux des maisons plongées dans l’obscurité, tous les yeux de Bescos la suivaient. Mais peu lui importait : il faisait trop sombre pour qu’ils puissent voir les larmes qui ruisselaient sur son visage.

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