13

Au cours des siècles, divers facteurs avaient marqué la vie de Bescos : légendes à profusion, influences celtes et protestantes, mesures prises par Ahab, présence de bandits dans les environs, et c’est pourquoi le curé estimait que sa paroisse n’était pas vraiment religieuse. Certes, les habitants assistaient à certaines cérémonies, surtout les enterrements – il n’y avait plus de baptêmes et les mariages étaient de plus en plus rares – et la messe de Noël. Mais seules quelques bigotes entendaient les deux messes hebdomadaires, le samedi et le dimanche à onze heures du matin. Si cela n’avait tenu qu’à lui, le curé aurait supprimé celle du samedi, mais il fallait justifier sa présence et montrer qu’il exerçait son ministère avec zèle et dévotion.

À sa grande surprise, ce matin-là, l’église était archicomble et le curé perçut qu’une certaine tension régnait dans la nef. Tout le village se pressait sur les bancs et même dans le chœur, sauf la demoiselle Prym – sans doute honteuse de ce qu’elle avait dit la veille au soir – et la vieille Berta que tous soupçonnaient d’être une sorcière allergique à la religion.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

— Amen, répondirent en chœur les fidèles.

Le curé entama la célébration de la messe. Après le Kyrie et le Gloria, la dévote habituelle lut une épître, puis le curé lut l’évangile du jour. Enfin, le moment du sermon arriva.

— Dans l’Évangile de saint Luc, il y a un moment où un homme important s’approche de Jésus et lui demande : « Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » Et Jésus donne cette réponse surprenante : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul. »

« Pendant des années, je me suis penché sur ce petit fragment de texte pour essayer de comprendre ce qu’avait dit Notre-Seigneur : Qu’il n’était pas bon ? Que le christianisme, avec son idéal de charité, est fondé sur les enseignements de quelqu’un qui se considérait comme méchant ? Jusqu’au jour où j’ai enfin compris : le Christ, à ce moment-là, se réfère à sa nature humaine. En tant qu’homme, il est méchant ; en tant que Dieu, il est bon.

Le curé fit une pause pour laisser les fidèles méditer le message. Il se mentait à lui-même : il n’avait toujours pas compris ce que le Christ avait dit car si, dans sa nature humaine, il était méchant, ses paroles et ses actes devaient l’être aussi. Mais c’était là une discussion théologique qu’il ne devait pas soulever pour l’instant ; l’important était d’être convaincant.

— Aujourd’hui, je ne vais pas m’étendre sur ce sujet. Je veux que vous tous compreniez qu’en tant qu’êtres humains nous devons accepter d’avoir une nature inférieure, perverse ; et si nous avons échappé à la damnation éternelle, c’est seulement parce que Jésus s’est laissé sacrifier pour sauver l’humanité. Je répète : le sacrifice du fils de Dieu nous a sauvés. Le sacrifice d’une seule personne.

« Je veux conclure ce sermon en vous rappelant le début d’un des livres de l’Ancien Testament, le livre de Job. Un jour où les Fils de Dieu venaient se présenter devant l’Éternel, Satan aussi s’avançait parmi eux et l’Éternel lui dit :

— D’où viens-tu ?

— De parcourir la Terre et de m’y promener, répondit Satan.

« Et Dieu reprit : « As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n’a point son pareil sur la terre : c’est un homme intègre et droit qui craint Dieu et s’écarte du mal ! »

« Et Satan de répliquer : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Tu as béni toutes ses entreprises.

Mais étends la main et touche à tout ce qu’il possède : je gage qu’il Te maudira en face. »

« Dieu accepta la proposition. Année après année, Il châtia celui qui l’aimait le plus. Job subissait un pouvoir qu’il ne comprenait pas, qu’il croyait être la justice suprême, mais qui lui prenait ses troupeaux, tuait ses enfants, couvrait son corps d’ulcères. Jusqu’au jour où, à bout de souffrances, Job se révolta et blasphéma contre Dieu. Alors seulement Dieu lui rendit tout ce qu’il lui avait retiré.

« Depuis des années nous assistons à la décadence de ce village. À présent, je pense que ce n’est pas la conséquence d’un châtiment divin, pour la simple raison que nous acceptons toujours ce qui nous est donné sans réclamer, comme si nous méritions de perdre le heu que nous habitons, les champs que nous cultivons, les maisons qui ont été construites avec les rêves de nos ancêtres. Dites-moi, mes frères, le moment n’est-il pas venu de nous rebeller ? Dieu n’est-il pas en train de nous soumettre à la même épreuve que Job a subie ?

« Pourquoi Dieu a-t-Il traité Job de cette façon ? Pour lui prouver que sa nature, au fond, était mauvaise et que, même s’il avait un bon comportement, il ne devait tout ce qu’il possédait qu’à Sa grâce. Nous avons péché par orgueil en nous jugeant trop bons – voilà pourquoi nous sommes punis.

« Dieu a accepté la proposition de Satan et – apparemment – Il a commis une injustice. Ne l’oubliez pas : Dieu a accepté la proposition du démon. Et Job a compris la leçon, parce que, comme nous, il péchait par orgueil en croyant qu’il était un homme bon. Or, « personne n’est bon », dit le Seigneur. Personne. Cessons donc de feindre une bonté qui offense Dieu et acceptons nos fautes. Si un jour nous devons accepter une proposition du démon, nous nous rappellerons que le Seigneur, qui est dans les cieux, l’a fait pour sauver l’âme de Job, Son serviteur. »


Le sermon était terminé. Avant de continuer de célébrer la messe, le curé demanda à tous les fidèles de rester debout, il était sûr d’avoir réussi à faire passer le message.

Загрузка...