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Le monolithe celte se trouvait à une demi-heure de marche de Bescos. Durant des siècles, les hommes avaient cru que c’était seulement un rocher différent, imposant, poli par les pluies, autrefois dressé et un jour abattu par la foudre. Ahab avait l’habitude de s’en servir comme d’une table naturelle, en plein air, pour les réunions du conseil du village.

Jusqu’au jour où le gouvernement envoya un groupe de chercheurs faire un relevé des vestiges des Celtes dans la région. L’un d’eux découvrit le monument et fut bientôt suivi par des archéologues qui mesurèrent, calculèrent, discutèrent, fouillèrent, avant d’arriver à la conclusion qu’une communauté celte avait choisi ce site pour en faire une sorte de lieu sacré – mais sans déterminer quels rites elle y pratiquait. Les uns disaient que c’était une sorte d’observatoire astronomique, d’autres assuraient que c’était le théâtre de cérémonies dédiées à la fertilité – vierges possédées par des prêtres. Après une semaine de controverses, les savants partirent poursuivre ailleurs leurs recherches, sans être arrivés à une explication satisfaisante.

Le maire avait mis l’action touristique à son programme électoral et, une fois élu, il avait réussi à faire passer dans un journal de la région un reportage sur l’héritage celte des habitants de Bescos, mais il n’avait pas les moyens d’aménager le site et quelques touristes aventureux n’avaient trouvé qu’une stèle renversée dans les broussailles, alors que d’autres villages voisins avaient des sculptures, des inscriptions bien mises en valeur, des vestiges beaucoup plus intéressants. Le projet touristique avait donc capoté et, très vite, le monolithe celte avait retrouvé sa fonction habituelle : servir, en fin de semaine, de table de pique-nique.


Cet après-midi-là, des discussions, voire des disputes violentes, éclatèrent dans plusieurs maisons de Bescos, toutes pour le même motif : les maris voulaient y aller seuls, les femmes exigeaient de prendre part au « rituel du sacrifice », ainsi que les habitants appelaient déjà le crime qu’ils allaient commettre. Les hommes disaient que c’était dangereux, un coup de feu pouvait partir par inadvertance ; les femmes demandaient aux hommes de respecter leurs droits, le monde avait changé. Les hommes finirent par céder.

C’est donc une procession de deux cent quatre-vingt-une personnes – en comptant l’étranger, mais pas Berta, couchée endormie sur une civière improvisée – qui venait de s’ébranler en direction de la forêt, une chaîne de deux cent quatre-vingt-un points lumineux, lanternes et lampes de poche. Chaque homme tenait son fusil à la main, culasse ouverte pour éviter tout accident.

Deux bûcherons portaient à grand-peine la civière. « Heureusement qu’il ne faudra pas la redescendre, se dit l’un d’eux. Avec les centaines de plombs qu’elle va prendre dans le corps, elle pèsera encore plus lourd. » Son estomac se souleva – non, il ne fallait penser à rien, seulement au lundi.

Personne ne parla durant le trajet. Personne n’échangea un regard, comme si tous étaient plongés dans un cauchemar qu’ils devraient oublier le plus vite possible. Enfin ils arrivèrent, hors d’haleine, épuisés par la tension plus que par la fatigue, et formèrent un demi-cercle dans la clairière où se trouvait le monument celte.

Le maire fit signe aux bûcherons de détacher Berta du hamac et de la coucher sur le monolithe.

— Non, cria le forgeron, se rappelant les films de guerre qu’il avait vus où les soldats rampaient pour échapper aux balles de l’ennemi.

C’est difficile de faire mouche sur une personne couchée.

Les bûcherons empoignèrent le corps de Berta et l’assirent sur le sol, le dos appuyé contre le rocher. Apparemment, c’était la position idéale, mais soudain on entendit la voix d’une femme, entrecoupée de sanglots :

— Elle nous regarde. Elle voit ce que nous faisons.

Bien sûr, Berta ne voyait rien, mais comment ne pas être ému devant cette vieille dame dont le visage disait la bonté, sur les lèvres un léger sourire qui allait être ravagé par un feu de salve nourri.

— Tournez-la, ordonna le maire, lui aussi mal à l’aise devant cette victime sans défense.

Les bûcherons obéirent en maugréant, retournèrent au rocher, tournèrent le corps en le mettant à genoux, le visage et la poitrine appuyés sur le monolithe. Comme il était impossible de le maintenir dans cette position, ils durent lui lier les poignets avec une corde qu’ils firent passer par-dessus le rocher et fixèrent de l’autre côté.

Pauvre Berta, cette fois dans une posture vraiment grotesque : agenouillée, de dos, les bras tendus sur le rocher, comme si elle priait et implorait quelque chose. Quelqu’un voulut protester, mais le maire lui coupa la parole en disant que le moment était venu d’en terminer.

Vite fait, mieux fait. Sans discours ni justifications : on pouvait les remettre au lendemain – au bar, dans les rues, aux champs. Chacun savait qu’il n’aurait plus le courage de passer devant le seuil où la vieille s’asseyait pour regarder les montagnes en parlant toute seule, mais le village avait deux autres voies, plus un petit sentier en escalier donnant directement sur la grand-route.

— Finissons-en, vite ! cria le maire, content de ne plus entendre le curé et donc de voir son autorité rétablie. Quelqu’un dans la vallée pourrait apercevoir cette clarté dans la forêt et vouloir vérifier ce qui se passe. Préparez vos fusils, tirez et partons aussitôt !

Sans solennités. Pour accomplir leur devoir, comme de bons soldats qui défendaient leur village. Sans états d’âme. C’était un ordre auquel tous allaient obéir.

Mais soudain le maire comprit le mutisme du curé et il eut la certitude qu’il était tombé dans un piège. Désormais, si un jour cette histoire transpirait, tous pourraient dire ce que disaient les assassins pendant les guerres : qu’ils exécutaient des ordres. Que se passait-il, en ce moment, dans le cœur de tous ces gens ? À leurs yeux, était-il une canaille ou un sauveur ?

Il ne pouvait pas mollir, à cet instant où éclatait le crépitement des culasses refermées. En un éclair, il imagina le fracas de la décharge simultanée de cent soixante-quatorze fusils et, aussitôt après, la retraite précipitée, tous feux éteints comme il en avait donné l’ordre pour le retour. Ils connaissaient le chemin par cœur et mieux valait ne pas risquer plus longtemps d’attirer l’attention.

Instinctivement, les femmes reculèrent tandis que les hommes mettaient en joue le corps inerte, à courte distance. Ils ne pouvaient pas rater la cible, dès l’enfance ils avaient été entraînés à tirer sur des animaux en mouvement et des oiseaux en plein vol.

Le maire se prépara à donner l’ordre de faire feu.

— Un moment ! cria une voix féminine.

C’était la demoiselle Prym.

— Et l’or ? Vous avez vu l’or ?

Les hommes baissèrent leurs fusils, tout en gardant un doigt sur la détente : non, personne n’avait vu l’or. Tous se tournèrent vers l’étranger.

Celui-ci, d’un pas lent, vint se placer au centre du demi-cercle. Arrivé là, il déposa son sac à dos sur le sol et en retira, un à un, les lingots d’or.

— Voilà, dit-il simplement, et il regagna sa place.

La demoiselle Prym s’approcha du tas de lingots, en saisit un et le montra à la foule.

— À mon avis, c’est bien l’or que l’étranger vous a promis. Mais je veux qu’on le vérifie. Je demande que dix femmes viennent ici et examinent tous ces lingots.

Le maire, voyant qu’elles devraient passer devant la ligne de tir, craignant une nouvelle fois un accident, voulut s’interposer, mais dix femmes, y compris la sienne, obéirent à l’injonction de la demoiselle Prym et chacune examina avec soin un lingot.

— Oui, c’est bien de l’or, dit la femme du maire. Je vois sur chacun une estampille du gouvernement, un numéro qui doit indiquer la série, la date de la fonte et le poids : il n’y a pas tromperie sur la récompense.

— Avant d’aller plus loin, écoutez ce que j’ai à vous dire.

— Mademoiselle Prym, l’heure n’est pas aux discours. Et vous, mesdames, posez ces lingots et rejoignez vos places. Les hommes doivent accomplir leur devoir.

— Taisez-vous, imbécile !

Le cri de Chantal provoqua une stupeur générale. Personne n’imaginait qu’un habitant de Béseos pût s’adresser au maire en ces termes.

— Vous êtes folle ?

— Taisez-vous ! répéta Chantal à tue-tête, tremblant de tout son corps, les yeux injectés de haine. C’est vous qui êtes fou, vous êtes tombé dans ce piège qui nous mène à la condamnation et à la mort ! Vous êtes un irresponsable !

Le maire voulut se jeter sur elle, mais deux hommes le maîtrisèrent.

— Écoutons ce que cette demoiselle veut nous dire, lança une voix dans la foule. On n’en est pas à dix minutes près !

Cinq, dix minutes, en fait le temps comptait à ce moment où la situation semblait évoluer. Chacun sentait que la peur et la honte s’infiltraient, qu’un sentiment de culpabilité se répandait dans les esprits, chacun aurait voulu trouver une bonne excuse pour changer d’avis. Chaque homme était maintenant persuadé que son fusil tirerait une cartouche mortelle et craignait d’avance que le fantôme de cette vieille – qui avait une réputation de sorcière – ne vienne le hanter la nuit.

Et si quelqu’un parlait ? Et si le curé n’avait pas fait ce qu’il avait promis ? Et si toute la population de Bescos était mise en accusation ?

— Cinq minutes, trancha le maire, affectant un air autoritaire, alors qu’en fait c’était Chantal qui avait réussi à imposer les règles de son jeu.

— Je parlerai le temps que je voudrai, dit-elle.

Elle semblait avoir retrouvé son calme, décidée à ne pas céder un pouce de terrain, et elle s’exprima avec une assurance qu’on ne lui avait jamais connue :

— Mais rassurez-vous, je serai brève. Quand on voit ce qui se passe, il y a de quoi être très étonné, et tout d’abord parce que nous savons tous que, à l’époque d’Ahab, Bescos recevait régulièrement la visite d’hommes qui se vantaient d’avoir une poudre spéciale, capable de changer le plomb en or. Ils se donnaient le nom d’alchimistes et l’un d’eux en tout cas a prouvé qu’il disait la vérité, quand Ahab l’a menacé de mort.

« Aujourd’hui, vous avez décidé de faire la même chose : mélanger le plomb et le sang, persuadés que c’est de cet alliage que s’est formé l’or que vous avez devant vous. D’un côté, vous avez raison. De l’autre, soyez sûrs d’une chose : à peine l’or tombera-t-il dans les mains de chacun qu’il s’en échappera.

L’étranger ne comprenait pas où Chantal voulait en venir, mais il était impatient d’entendre la suite : tout à coup, dans un recoin obscur de son âme, la lumière oubliée brillait de nouveau.

— À l’école, nous avons tous appris cette légende célèbre du roi Midas, un homme qui a rencontré un dieu, et ce dieu lui a offert tout ce qu’il voulait. Midas était déjà très riche, mais il voulait accroître encore sa fortune et il a demandé au dieu de pouvoir changer en or tout ce qu’il toucherait. Son vœu a été exaucé.

« Laissez-moi me rappeler ce qui s’est passé : d’abord, Midas a changé en or ses meubles, puis son palais et tout ce qui l’entourait. Il a travaillé toute une matinée et il s’est retrouvé avec un jardin en or, des arbres en or, des escaliers en or. À midi, il a eu faim et il a voulu manger. Mais quand il a touché le succulent gigot d’agneau que ses cuisiniers lui avaient préparé, celui-ci s’est changé en or. Désespéré, il a couru voir sa femme pour lui demander de l’aider, car il venait de comprendre l’erreur qu’il avait commise. Il a juste effleuré le bras de sa femme et elle s’est changée en statue dorée. Affolés, tous les domestiques se sont enfuis, de crainte qu’il ne leur arrive la même chose. En moins d’une semaine, Midas est mort de faim et de soif, entouré d’or de toutes parts.

— Pourquoi nous raconter cette histoire ? demanda la femme du maire après avoir repris place au côté de son mari. Vous laissez supposer qu’un dieu serait venu à Bescos et nous aurait donné ce pouvoir ?

— Je vous ai raconté cette histoire pour une simple raison : l’or, en soi, ne vaut rien. Absolument rien. Nous ne pouvons ni le manger, ni le boire, ni l’utiliser pour acheter des animaux ou des terres. Ce qui a de la valeur, c’est l’argent qui a cours. Dites-moi : comment allons-nous changer cet or en espèces ?

« Nous pouvons faire deux choses : demander au forgeron de fondre ces lingots pour en faire deux cent quatre-vingts morceaux égaux, et chacun ira changer le sien à la banque de la ville. Soyez sûrs que les autorités seront immédiatement alertées, car il n’y a pas de gisement d’or dans cette vallée. Comment expliquer alors que chaque habitant de Bescos ait en sa possession un petit lingot ? Nous pourrons dire que nous avons trouvé un ancien trésor celte. Mais une expertise rapide révélera que l’or a été extrait et fondu récemment. Les autorités rappelleront que le sol de cette région a déjà été prospecté, que les Celtes, s’ils avaient eu de l’or en quantité, auraient construit une ville magnifique.

— Vous êtes une petite ignorante, dit le propriétaire terrien. Nous porterons à la banque les lingots en leur état, avec estampille et marque. Nous les échangerons contre des espèces que nous nous partagerons.

— C’est la seconde possibilité : le maire prend les dix lingots et les porte à la banque pour les échanger. Le caissier ne posera pas les questions qu’il poserait si nous nous présentions chacun avec son petit lingot. Comme le maire est une autorité, il ne lui demandera que les certificats d’achat. Faute de pouvoir les présenter, le maire montrera que les lingots sont dûment estampillés.

« À ce moment-là, l’homme qui nous a donné cet or sera déjà loin. Le caissier exigera un délai car, même s’il connaît le maire et lui fait confiance, il lui faudra demander une autorisation pour décaisser une aussi grande quantité de numéraire. Le directeur de la banque voudra connaître la provenance de cet or. Le maire, qui est intelligent et a réponse à tout, n’est-ce pas, dira la vérité : c’est un étranger qui nous en a fait cadeau. Mais le directeur, même s’il se fie personnellement à cette assertion, a un pouvoir de décision limité et il devra, pour éviter tout risque inutile, en référer au siège central de la banque. Là, personne ne connaît le maire, la règle est de considérer comme suspect tout mouvement de fonds important : le siège à son tour exigera un délai, pas de transaction avant de connaître la provenance des lingots. Imaginez : et si l’on découvrait que cet or avait été volé ? ou bien était passé par les mains de trafiquants de drogue ?

Chantal fit une pause. La peur qu’elle avait éprouvée, la première fois qu’elle avait essayé de s’emparer de son lingot, était maintenant une peur que tous partageaient. L’histoire d’un homme est l’histoire de toute l’humanité.

— Cet or a une histoire, se l’approprier peut avoir des conséquences graves, conclut Mlle Prym.

Tous les regards convergèrent sur l’étranger qui, durant tout ce temps, était resté totalement impassible.

— Inutile de lui demander des explications. Ce serait se fier à sa parole et un homme qui demande que l’on commette un crime est indigne de toute confiance.

— On pourrait le retenir ici en attendant que le métal soit changé en argent, proposa le forgeron.

L’étranger, d’un simple signe de tête, en appela à la patronne de l’hôtel.

— Il est intouchable. Il doit avoir des amis très influents. Je l’ai entendu téléphoner plusieurs fois, il a réservé une place dans un avion. S’il disparaît, ces amis s’inquiéteront et, craignant le pire, ils exigeront une enquête qui touchera les habitants de Bescos.

— Vous pouvez décider d’exécuter cette vieille femme innocente, ajouta Chantal. Mais comme je sais que c’est un piège que vous a tendu cet étranger, moi je refuse de m’associer à ce crime.

— Vous n’êtes pas en mesure de comprendre ! lança le propriétaire terrien.

— Si, comme j’en suis sûre, je ne me trompe pas, le maire ne va pas tarder à se retrouver derrière les barreaux d’une prison et vous serez tous inculpés d’avoir volé cet or. Moi, je suis à l’abri des soupçons. Mais je vous promets de ne rien révéler : je dirai simplement que je ne sais pas ce qui s’est passé. Par ailleurs, le maire est un homme que nous connaissons bien – ce qui n’est pas le cas de cet étranger qui doit quitter Bescos demain. Il est possible qu’il assume seul la faute, il suffirait qu’il dise qu’il a dévalisé un homme de passage à Bescos. Nous serons unanimes à le considérer comme un héros, le crime ne sera jamais découvert, et chacun continuera de vivre sa vie, d’une façon ou d’une autre – mais sans l’or.

— Je m’y engage ! cria le maire, persuadé que personne n’allait souscrire aux divagations de cette folle.

À cet instant, on entendit un petit déclic : un homme venait d’ouvrir la culasse de son fusil.

— Comptez sur moi ! J’accepte le risque ! vociféra le maire.

D’autres déclics lui répondirent en chaîne, signe que les hommes avaient décidé de ne pas tirer : depuis quand pouvait-on avoir confiance dans les promesses des hommes politiques ? Seuls deux fusils restèrent armés : celui du maire sur Mlle Prym, celui du curé sur Berta. Le bûcheron qui, tout à l’heure, s’était apitoyé sur la vieille femme se précipita sur les deux hommes et leur arracha leurs armes.

La demoiselle Prym avait raison : croire les autres était très risqué. Soudain, il semblait que tous s’en étaient rendu compte, car la foule commençait à se disperser.

En silence, les vieux d’abord, puis les plus jeunes reprirent le chemin du village, chacun essayant de retrouver ses préoccupations habituelles : le temps qu’il fait, les moutons qu’il faut tondre, le champ à labourer, la saison de la chasse qui va commencer. Rien ne s’était passé, car Bescos était un village perdu dans le temps, où les jours se ressemblaient tous.

Chacun se disait que cette fin de semaine n’avait été qu’un rêve. Ou un cauchemar.

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