CHAPITRE XI DANS LEQUEL LE SUIS MON PETIT BONHOMME DE CHEMIN !

Une minuscule rue tranquille, quelque part derrière le parc des Princes. Le 17 de la rue du Général-Hévacuay est une petite construction neuve toute en rez-de-chaussée, avec des fenêtres en forme de hublots. La porte est en bois verni. Deux serrures Yale la ferment.

Je les ouvre.

Une petite entrée pourvue d’un vestiaire. Deux portes. L’une donne sur un minuscule bureau moderne sentant bon le neuf. L’autre sur une vaste pièce encombrée d’éprouvettes, de cornues gentilles, de ballons, de réchauds, de sondes, de glotmutches de chproutz, de pétomètres, d’abracadamètres à mercure, de diabolo-grenadyn’h et de cages pleines de cobayes.

Une odeur de soufre et d’urine animale nous accueille.

— Ça fouette vachement dans le circus ! remarque Bérurier, lequel est rentré en possession de ses faibles moyens.

Nous avançons le long d’un immense comptoir recouvert d’une plaque de marbre.

Soudain, je tombe en arrêt sans trop me faire de mal, devant une malle d’osier semblable à celles qu’utilisent les comédiens en tournée pour charrier leurs fripes.

Le couvercle de la malle que je vous cause est fermé par un cadenas. Un chouette cadenas canadien. Il est à chiffres. J’essaierais bien quelques combinaisons, genre : date de la bataille de Marignan, mais ce serait du temps fichu.

— A toi de jouer, l’homme aux biceps ! intimé-je à mon fidèle bulldozer.

Pas besoin de le lui répéter. Béru empoigne le cadenas. Un mouvement de torsion comme pour déchirer un jeu de cartes en deux. Cric-crac-croc ! Avez-vous remarqué aussi à quel point j’ai le don de l’onomatopée écrite ? C’est moi l’inventeur du bruitage dans la littérature d’action. Je vous imite n’importe quel son : depuis le son de cloche (celle qu’a le son long et celle qu’a le son court) jusqu’au cri de la tortue de mer en gésine. Ça paraît fastoche, mais faut le faire ! C’est pas à la portée de tout le monde. Si vous n’avez pas une science approfondie des voyelles et le don de la consonne, vous êtes marrons. Tout ce que vous obtenez, c’est de l’à peu près et vous pouvez aller vous laver les dents à l’acide chlorhydrique !

Donc : cric-crac-croc et flicfff ! Le couvercle se soulève. Bérurier le Fort émet un gargouillis qui ferait crever de jalousie un robinet de vidange.

— Mords le contenu ! me dit-il.

Est-il besoin ? Vous aussi, vous l’avez deviné que Monica Mikaël gît dans le panier, n’est-ce pas ? Et pourtant votre intelligence ne vous empêche ni de dormir ni de voter.

Elle est là, les jambes repliées, les mains croisées sur le corsage : endormie. Ça schlingue le chloroforme dans la malle.

Il y a un tampon d’ouate imbibé aux côtés de la brave dame.

— Elle est canée ? demande l’Enflure.

— Ça m’étonnerait. Elle respire. C’est du grand sommeil à la Pinaud. On lui a fait renifler de la dorme en bouteille, Gros. Portons-la à l’air libre.

Nous la coltinons, sans la sortir de son panier, jusque dans l’entrée. Une fois là, on lui bassine les tempes avec de la tisane bien fraîche puisée au robinet. L’effet ne se fait pas attendre. En moins de temps qu’il n’en faut à une marchande de dixièmes de loterie pour vous vendre un billet non gagnant, Monica Mikaël a rouvert ses yeux baignés d’incompréhension.

— Que m’est-il arrivé ? demande-t-elle.

Elle fixe Béru qu’elle ne connaît pas. Puis elle tourne vers moi son beau visage de vieille morille déshydratée. Elle a un sursaut.

— Vous ! Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

— Comment vous sentez-vous, divine amie ? m’empressé-je.

— Mieux, fait-elle. Pouvez-vous m’expliquer…

— Tout ce qu’il y a de volontiers ! Virginie vous a bêtement chloroformée tandis que son camarade Hans Burger allait perquisitionner dans votre propriété !

Elle verdit, comme le compositeur du même nom.

— Est-ce possible ?

— C’est plus que possible, adorable compagne, puisque ç’a été réalisé.

— Comment savez-vous cela ?

— Parce que je suis commissaire spécial, ma tendre amie, et qu’un commissaire spécial se doit de connaître les histoires aussi spéciales que la vôtre.

Ça la rend méditative. Nous en profitons pour l’extraire de son panier. Elle a la tête qui lui tourne un peu, la pauvre grand-mère. Béru la soutient avec une sollicitude qui lui vaudrait un premier accessit au concours de l’homme le plus galant de France. Je referme le couvercle de la malle et elle s’assied dessus.

— Faudrait lui faire boire quelque chose, suggère le Preux Chevalier Béru. J’ai remarqué un bistrot pas loin, faut-il que j’allasse chercher un peu de gnôle ?

— Ce n’est pas de refus, soupira Monica.

Le Gros ne se le fait pas dire une fois et demie. Déjà il a giclé. Me voici seul avec cette honorable dame pour la deuxième fois de ma vie et, fort probablement, la dernière.

— Monica, tendre roseau pensant, attaqué-je, savez-vous que vous êtes inculpée de meurtre ?

Pas un muscle de son altier visage ne bronche. On dirait qu’elle n’a pas entendu. Et pourtant ses trompes d’Eustache ont leur prise de terre et elle comprend le français !

— De meurtre sur la personne d’Alexandre Baume, terminé-je. Mort d’une prise de judo pas piquée des hannetons. J’ignorais que vous possédiez ces petits talents de société !

— Ce n’est pas moi, chuchote-t-elle très bas.

— Vous aurez de la peine à le faire admettre au juge d’instruction !

— C’est Hans Burger, dit-elle. Cet homme est terrible ! Il fait ce qu’il veut de Virginie. Elle lui obéit aveuglément et elle sauterait par la fenêtre pour lui !

Intérieurement ça me dilate la rate. Elle ne croit pas si bien dire, Monica.

— Racontez en détail, fais-je.

— Raconter quoi ? soupire-t-elle.

Je réprime un frémissement de contentement.

— Tout, fais-je avec force. Depuis A jusqu’à Zitrone. On pourrait même commencer par votre petite maison sans fenêtres de Moisson, non ?

Son regard glauque me cloque un point d’interrogation. Elle est en train de se demander si je sais tout ou si je ne sais pas tout.

Je riposte par un petit hochement de menton assez martial, ma foi.

— Ce qui m’intéresse, dis-je, c’est l’ordre chronologique des événements, leur historique en somme, car vous venez de vous en rendre compte : je connais l’essentiel.

Pas mal tartiné, hein ? Vous appréciez le ton détaché du bonhomme ? Sa désinvolture ? Sa profonde psychologie ?

Elle se laisse prendre à mon petit air de douairière les fagots !

Elle se racle la gorge.

— A la mort du professeur Mikaël, attaque-t-elle, c’est Virginie qui s’est occupée de Puck.

Bon, voilà un nouveau mystère. Qui est Puck ? Je me garde bien de lui faire part de mon ignorance, car ce serait jeter bas cet édifice savamment élaboré.

— Elle avait été l’élève de Mikaël, poursuit Monica. Elle a su assumer avec beaucoup de dévouement l’entretien de Puck.

— Son mari était au courant ? interromps-je.

— Oui.

« Et puis un jour, les choses se sont gâtées. Virginie a fait la connaissance de ce Hans Burger et elle est devenue littéralement folle de lui. J’ai été tout de suite dans la confidence, car Virginie était une amie très chère et ne me cachait rien. Burger, qu’elle m’a présenté, ne m’était pas sympathique, mais j’ai caché à Virginie l’antipathie qu’il m’inspirait, me disant que, puisque après tout elle l’aimait…

« Pourtant je n’ai pas tardé à voir clair dans le jeu de Hans Burger. J’ai compris que c’était Puck qui l’intéressait, que c’était lui qu’il visait à travers Virginie.

Elle se tait pour essuyer la sueur qui ruisselle sur son front. Le Gros se radine, portant un verre plein de scotch. M’est avis qu’il a dû s’en envoyer quelques-uns derrière la cravetouse, car son regard flambe de nouveau comme un feu de sarments.

— Colle-toi ça dans le cornet, mémère ! qu’il dit irrévérencieusement à Monica. Ça ramone les voies… heug… respiratoires et ça te débouche l’évier en moins de… heug… rien !

Monica porte le breuvage à ses lèvres, avale une gorgée, fait la grimace et rend le glass.

— C’est trop fort ! minaude-t-elle ; je n’ai pas l’habitude de le prendre sans eau !

Ravi de l’aubaine, Béru chope le verre et le siffle d’un trait.

— De la came pareille, c’est autant dire du petit lait, mémé, assure-t-il. La flotte, garde-la plutôt pour tes abolitions.

Je lui fais signe de la boucler.

— Reprenons, fais-je. Donc, Hans Burger s’intéressait à Puck ?

— Indiscutablement !

— Qui c’est-y qu’est-ce ? demande Bérurier.

— Puck ! lui fais-je en ponctuant d’une œillade éloquente, tu sais bien ?

Mais il est trop beurré pour saisir des nuances. Les subtilités, c’est pas son blod.

— Comment veux-tu que je susse qui c’est Puck, vu que j’ai jamais connu de mec de ce blaze !

— Alors, tais-toi !

J’ai parlé comme un chien aboie. Il se renfrogne.

— Faudrait voir à pas trop chahuter le bonhomme devant des mea culpés, ronchonne l’Abominable.

Notre petit duo n’a pas échappé à Monica. Ses sourcils joints me renseignent sur son trouble.

— Poursuivons, je n’ai pas de temps à perdre ! tranché-je.

Elle hésite un peu mais repart.

— J’ai compris qu’Hans Burger était un agent secret. J’ai fait part de mes doutes à Virginie. Mais elle m’a dit qu’elle le savait. Elle trouvait un certain romantisme à la chose. A partir de ce moment, elle a commencé un traitement particulier sur Puck. Elle le conditionnait, c’était sa propre expression, en vue d’une importante expérience. Je ne voulais pas, mais elle me tenait, comprenez-vous ?

— Elle vous tenait ? ne puis-je m’empêcher de répéter.

Du coup, une expression rusée traverse sa physionomie. Monica a l’air ravi de quelqu’un qui découvre avec soulagement qu’un secret qu’il croyait divulgué ne l’a pas été.

— Enfin… Oui.

Je fais un geste désinvolte.

— Poursuivez !

— Son mari a fini par s’apercevoir de la situation.

— De sa liaison avec Hans Burger ?

— Oui, et des projets concernant Puck.

— N’aurait-il pas été prévenu par une lettre anonyme ? hasardé-je.

C’est à des détails pareils qu’on peut mesurer la perspicacité d’un poulardin, mes filles ! Monica rosit, se trouble. J’ai vu juste, preuve que je commence à savoir lire en elle. C’est un être faible. Elle a eu recours à ce moyen inélégant pour essayer de redresser la situation.

— Cela se peut, bredouille-t-elle.

Et, sous mon œil de larynx, elle se trouble comme un verre de pastis sous la pluie.

— C’est même, je crois, ce qui est arrivé.

— Et alors le docteur Baume a fait une scène terrible à sa femme. Il l’a menacée de signaler à la police les agissements de son Jules, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Virginie a pris peur. Elle vous a prévenue ?

— Non, c’est Hans Burger qu’elle a prévenu. Moi j’étais venue chez elle comme je le faisais souvent. Elle m’a demandé de réclamer une consultation à Alexandre. Ce que j’ai fait, sans comprendre où elle voulait en venir. A peine me suis-je trouvée dans le cabinet de consultation que Hans est entré par la porte donnant sur les appartements. Le docteur a compris qu’on lui voulait du mal. Il y a eu une brève lutte à laquelle j’ai assisté sans pouvoir intervenir. Mais Burger a fait une prise à Alexandre, par-derrière. Une prise curieuse. Le docteur n’a plus résisté. Lorsque Hans l’a lâché, Alexandre est tombé sur la table d’auscultation. Je pensais qu’il n’était qu’évanoui ; mais en fait il était mort. J’ai cru que j’allais devenir folle. Hans m’a dit de me tenir tranquille. Il m’a même giflée !

Elle se frotte la joue.

— Et puis Virginie est arrivée, qui m’a suppliée de ne rien dire. Tout ça était un vrai cauchemar. Un cauchemar… J’ai fait ce qu’ils ont voulu. J’ai dit à l’assistante que le docteur avait eu une crise… Heureusement, un médecin appelé d’urgence a confirmé. Je pensais que… que…

— Que la police ne saurait rien ? ironiqué-je.

— Heu… oui.

Un violent ronflement nous fait sursauter. C’est l’Eminent qui en écrase avec application. Il produit un bruit de course de hors-bord. Il se tient assis sur un coin de la malle d’osier. Et il a le front appuyé contre le mur.

— Il a profité de votre reliquat de chloroforme, l’excusé-je.

Elle fronce le nez, assez méprisante.

— Ensuite ? impitoyablé-je.

— Cette pauvre Virginie ! élude-t-elle.

Plus pauvre encore qu’elle ne se l’imagine ! Mais il sera temps de lui apprendre, après sa confession, la fin tragique de sa petite camarade.

— Qu’a-t-elle fait, cette pauvre Virginie ?

— Après l’incinération d’Alexandre, elle était joyeuse, vous entendez ? JOYEUSE ! Elle m’a dit que désormais il serait impossible de prouver quoi que ce soit, qu’elle était libre et qu’elle allait partir pour l’Allemagne de l’Est en compagnie de Hans Burger. Elle voulait emmener Puck avec elle. C’est alors que j’ai refusé. Vous comprenez, Puck, je n’ai que lui au monde. Depuis des années, je m’y suis attachée ! On s’attache bien à un chien ou à un chat !

Je donnerais tout ce que vous avez sur votre compte en banque pour savoir ce que c’est que ce damné Puck dont elle me rebat les étagères à mégots ! J’ai beau me poser des questions, je ne me fournis pas de réponse satisfaisante.

— Ben voyons, réponds-je à sa tirade. Vous lui avez donc dit que vous n’étiez pas d’accord ?

— Oui. Je lui ai signifié que tout était fini entre nous. Elle s’est mise dans une rage folle. Elle m’a dit qu’il ne fallait pas aller contre les décisions de Hans. Que lui-même avait des comptes à rendre à ses chefs et que, de gré ou de force, elle emmènerait Puck !

De belles larmes bien rondes coulent sur ses joues fanées.

— Et alors ? insisté-je encore, sans le moindre égard pour ce chagrin plein de noblesse et de dignité.

Impitoyable, votre San-A., mes poules bleues, lorsqu’il est à l’établi. Les larmes des dames ne l’émeuvent plus. Il ne pense qu’à son turf, San-Antonio. C’est un mordu du boulot bien fait. Il suit sa mission coûte que coûte. Sa devise ? « Jusqu’au bout ». Ou bien « Dieu et mon petit doigt » presque kif-kif la devise de la british family, mais qu’importe, malgré Jeanne d’Arc et le Marché commun, on l’aime bien, la famille anglaise. Depuis que nous avons expédié nos kings à nous chez saint Pierre ou chez Plumeau, elle est devenue la nôtre. On la suit partout : aux sacres de Westminster, au derby des psaumes, en vacances, en croisière, chez le photographe ou le gynécologue. On participe à ses soucis, à ses nuits de noces, à ses déboires matrimoniaux, à ses préoccupations domestiques. Quand la Queen renvoie sa cuisinière, ça fournit cinq colonnes à la une de nos hebdos. Quand le Prince change son secrétaire, idem. A ce titre-là, la France fait partie du Commonwealth à part entière, comme disent les journalistes sportifs.

— Et alors ? re-insisté-je.

— J’ai tenu bon.

— Bien qu’elle vous tînt ? insinué-je.

Elle agite ses ramasse-miettes artificiels.

— Oui.

— Que s’est-il passé ?

— Elle m’a téléphoné ce matin pour me dire qu’elle se résignait à me laisser Puck et que le coup était arrangé vis-à-vis de Hans. Néanmoins je me suis méfiée et j’ai caché Puck.

— Vous avez fort bien fait, l’interromps-je.

— Elle est venue me chercher. Elle était d’une gentillesse qui m’a rappelé son attitude d’avant Burger. La perfide ! Elle m’a dit qu’elle avait préparé une série de traitements pour Puck et qu’elle voulait me les remettre pour que je puisse le soigner pendant son absence… Nous sommes donc venues ici…

Un quadrimoteur à réaction cherche son terrain au-dessus de nos têtes. Renseignements pris, il ne s’agit que du Gros qui continue d’en concasser comme un sonneur.

— Et alors elle vous a chloroformée ?

— Je ne me souviens de rien. Elle m’expliquait des choses. Je ne pensais qu’à ce qu’elle me dirait. Et puis, oui : elle m’a appliqué brusquement un tampon sous le nez. J’étouffais. Tout s’est brouillé.

Ses larmes y vont d’une nouvelle tournée.

— Voici toute l’histoire, soupire-t-elle. Vous savez tout.

— Oh ! que non, dévoilé-je-mes-batteries-je. Par exemple, j’ignore ce que vous cachez et qui permettait à ces plaisantins d’avoir barre sur vous. J’ignore également qui est Puck et où vous l’avez mis ! Vous voyez, ça fait encore de la conversation en perspective !

Ses larmes se tarissent soudain comme le verbe d’un représentant de commerce venant de s’apercevoir qu’il cherchait à vendre des gants de boxe à un manchot.

— Ah ! vous… vous ne…

— Non, dear dame. Je ne sais pas. Alors procédons par ordre : qui est Puck ?

Je commence à me traiter de ramolli. C’est mauvais de rompre un charme brutalement. Monica était prise dans le ronron de sa confession. Elle s’embaumait toute seule en débitant son historiette. Et puis, v’là, je la descends en flammes dans le ciel plombé de la réalité. Du coup elle a une contraction cérébrale, comprenez-vous. Elle se reprend, la vioque. Elle sent d’instinct que des secrets, ça constitue une espèce de monnaie d’échange, fût-ce vis-à-vis d’un poulaga. Et elle devient avare des chiens, je veux dire des siens, voilà que je cause auvergnat sous le coup de l’émochion.

— Eh bien, je vous écoute ! brutalisé-je.

Elle reste de marbre.

C’est alors qu’il se produit du neuf et du déraisonnable dans la strass. La porte du labo s’ouvre brutalement et trois messieurs aussi sympa qu’une épidémie de peste bubonique font irruption. Leur entrée est réglée comme une figure de ballet.

Il y a un gros, sanguin et chauve, au cou énorme, que j’identifie à la seconde même comme étant le chef de feu Hans Burger. Et puis deux ouistitis à figure d’ablette malade, qui ne m’impressionnent que parce qu’ils brandissent l’un et l’autre un pistolet mitrailleur.

— Mains levées, tout le monde ! ordonne le mahousse.

Monica hoquette ; plus maître de moi, je me contente de froncer les sourcils. L’un et l’autre cependant nous élevons nos bras. Béru a droit à un coup de latte dans les cerceaux. Il pousse une méchante beuglante.

— Qui c’est-y l’enviandé qui se permet des principautés avec un inspecteur principal ? commence-t-il.

Son regard couleur de fosse d’aisances agitée découvre le regard hostile des pistolets braqués sur lui. Le sens de la réalité réintègre son cerveau ramolli.

— Je vois, fait-il, le chabanais continue !

— Les mains en l’air ! commande le gros homme adipeux.

Et cette fois, le Vaillant se soumet.

— Nous sommes très pressés, révèle le visiteur impromptu.

Il se tourne vers Monica.

— Où est Puck ? Allons, vite !

Monica crispe ses lèvres pour bien montrer au monsieur que lorsqu’elle tient le silence avec les dents, il n’est pas aisé de le lui faire lâcher.

Le zig en a vu d’autres ; des plus réticents et des plus coriaces.

Il fait signe à ses troupes aéroportées de nous emmener dans le laboratoire, c’est-à-dire à bonne distance de la rue.

Tout en cheminant, mains levées, je me rends compte que les pistolets sont pourvus de silencieux. Ces noix vomiques peuvent nous démolir comme des pipes en terre sans que le crémier du coin ait sa jouissance paisible et bourgeoise le moins du monde troublée.

— Je m’excuse, messieurs les policiers, fait avec une certaine courtoisie le gros suifeux. Je n’ai pas l’habitude d’agir ainsi avec les gens de votre profession, mais, je le répète, je suis talonné par le temps et je crois que j’interviens in extremis.

Ayant souscrit aux convenances, il se consacre à nouveau à la pauvre Monica.

— Puck, dit-il, sinon les choses vont aller extrêmement mal pour vous !

Elle ne moufte pas.

L’Adipeux fait claquer ses doigts. L’un de ses aides sort quelque chose de sa fouille. C’est un rouleau de fil terminé d’un côté par une fiche électrique, de l’autre par une sorte de petite lance métallique. L’affreux branche sa fiche dans l’une des nombreuses prises du labo. Puis il darde (comme dirait Frédéric) la lance sur Monica. Elle est d’un beau vert tirant sur le bleu, la pauvre chérie. Mais elle essaie de faire comme les tonneaux : c’est-à-dire bonne contenance[4]. D’un geste de bretteur, le gros sac se fend et pique sa lancette dans le bras de Monica. Elle pousse un cri terrible et s’affaisse.

Le tortionnaire retire sa dague.

— Parlez ! ordonne-t-il.

Elle suffoque, puis peu à peu, retrouve un rythme respiratoire plus conforme aux exigences de son organisme[5].

Pendant ce temps, que fait le joli petit San-Antonio d’amour de ces dames ? L’homme qui leur fait connaître l’extase et qui les emmène au septième ciel aussi normalement qu’une agence de voyage emmène des touristes au Musée du Louvre ? Hein ?

Eh bien ! le San-A. adulé, il regarde discrètement autour de soi. Il voudrait bien reprendre les choses en main parce qu’il a horreur de jouer les V majuscules trop longtemps. D’abord, ça fatigue et puis ça finit par être dégradant. Qu’est-ce qu’il avise, sur des rayonnages situés à la hauteur de ses jolies mains levées ? Des flacons ! Une théorie fantastique. Ils sont colorés par les liquides qu’ils recèlent. Et étiquetés soigneusement. Mine de rien, je déchiffre les étiquettes. A moins d’un mètre de moi je repère celui qu’il me faut et qui annonce — « Acide chlorhydrique. »

— Parlez ! répète Bibendum. Vous savez parfaitement qu’il est stupide de vous taire ! Vous finirez par parler ! A quoi bon reculer cet instant, puisqu’il est inévitable ?

Il la travaille par la logique.

Sa lancette braquée, il marche à nouveau sur Monica. Chouette mouvement, qui me permet de reculer d’un mètre pour éviter le sursaut de la pauvre vioque. L’attention de tout le monde — sauf de ma main droite — est braquée sur elle.

La lance électrique n’est plus qu’à quelques millimètres de Monica.

— Cette fois-ci je vous l’enfonce dans l’œil, promet le Salace.

Et on ne doute pas de ses promesses. Buter quelqu’un, l’énucléer ou l’eunuquer, ça ne lui fait pas plus que d’écraser un moustique sur sa fesse.

Ma main droite, pendant ce temps, débouche avec une infinie lenteur le flacon d’acide. Au moindre tintement cristallin, ces foies-blancs découvriront mon petit bricolage clandestin et m’expédieront une décoction de plomb brûlant.

— Décidez-vous, pour la dernière fois, débite le gorille.

— Je l’ai mis dans la barque de plaisance que je possède et qui est amarrée sur la Seine, balbutie Monica Mikaël.

— Le nom de cette barque ?

— L’Azur ! Elle est peinte en bleu et blanc. Puck se trouve dans une petite cage…

Ça y est, mes fils ! Je l’ai en main, le flacon débouché. Maintenant il s’agit de ne pas rater l’opération, de bien calculer les angles.

Il faut commencer à arroser le mitrailleur de droite, parce que c’est lui qui m’a dans son rayon de seringage.

Le gros type se trouve entre le second mitrailleur et moi.

Enfin, nous verrons. Je me sens calme, paisible, comme si je faisais une partie de pêche au lancer par une belle matinée d’été. Mon geste, j’ai pas à le décider, ma brave main droite l’accomplit toute seule comme une grande.

Il y a un jet jaunâtre. Une giclée d’acide arrive en plein dans la bouille du gars. Il pousse un hurlement de dément et, lâchant sa pétoire, se pétrit le visage en hurlant. Le gros type se tourne vers moi et morfle une seconde distribution de pisse d’âne. Ça fait plaisir de le voir se trémousser en poussant des clameurs d’orfèvre. Il ne me reste plus de lotion démaquillante dans le flacon pour le troisième. Je le regrette d’autant plus que cet enviandé balance le potage à tout va. Je fais un saut de carpe. C’est ma petite amie Monica qui ramasse la seringuée dans son corsage. Elle tousse un coup comme chez le toubib quand il écoute vos soufflets, par exemple elle est dans l’impossibilité de compter dix fois trente-trois ! Elle s’écroule à la renverse au milieu des flacons (comme la lune) et des cornues (gentilles). Son sang glougloute.

Quelqu’un dont à propos duquel je n’ai pas eu le temps de causer, c’est Béru. L’odeur de la poudre et la frénésie de l’action agissent sur sa forte personnalité. Et il est d’autant plus furax, le Gravos, qu’une volée de balles vient de perforer un pan de sa veste de haut en bas. Il n’est plus question de stoppage maintenant. Le costar du jour, c’est dans la poubelle du coin qu’il va finir son éphémère carrière ! Pas vergeot, ce complet à barreaux !

Le Gros plonge, arrache le pistolet vide des mains du tireur et lui fracasse le bol d’un terrible coup de crosse.

Je ne veux pas donner de détails pénibles aux âmes sensibles, pourtant faut que vous le sachiez : le zig éternue sa cervelle sur le globe électrique.

Vous parlez d’une corrida. Et je vous la raconte bien, hein ? J’ai le sens du reportage, c’est inné. Je ne comprends pas que Lazareff ne m’ait pas encore fait de propositions. La revue du 14 juillet ou le couronnement de Paul VI racontés par moi, ça voudrait payer, non ? Sans parler du Tour de France ou de l’affaire Parfumée. Mais passons, c’est le propre des grands de ce monde que de passer à côté des génies du siècle sans les voir.

Tandis que le Béru bien-aimé, bien apprécié et vigoureux, décapsule le second tirailleur, le gros type et son premier sbire continuent de hurler et de se masser la vitrine. Béru ramasse le premier pistolet gisant à terre. Et ce dieu Mars qui ne se connaît plus défouraille tant que ça peut sur les deux vitriolés en les traitant de noms barbares !

Il ne leur pardonne pas de nous avoir contraints à lever les bras. Il déteste les mystifications, Béru. La dignité de la police pour lui, c’est sacré. On ne chahute pas avec ces choses-là !

Tu parles d’une hécatombe, mon neveu ! Quatre viandes froides sur le carrelage, plus les deux autres de tout à l’heure, ça fait du peuple ! Mon rapport, il va falloir que je le rédige sur papier couché !

— Arrête, Gros ! trépigné-je. Arrête, n… de D… ! Qu’est-ce qui te prend de jouer à la Saint-Barthélemy !

Il stoppe, essoufflé, crachotant dans un nuage de poudre.

— Y a légitime défense, répond cet éléphant. Mords ma veste, Gars. C’est la preuve par 69, non ? Du fil à fil made en Anglande ! Un costar que même les plus grosses vedettes d’Hollyvode n’en n’ont jamais eu le pareil. Tu peux les prendre tous : Frank Sinapisme, Brute l’Encastré, Branlon Mado, Georges Veine, Georges Raffle, J’aime-le-Steward et consort ! Jamais t’as vu un complet comme voilà sur leur dos ! Jamais !

— Calme-toi, Alexandre-Benoît, préconisé-je. Pour ces messieurs-dames, c’est un complet de sapin que le tailleur va exécuter. Tandis que, en cherchant chez les spécialistes des tissus d’ameublement, tu dois trouver un produit de remplacement intéressant. Quelque chose qui représenterait une chasse à courre. par exemple, ou des feuilles de philodendron sur fond d’azur.

Le voilà rasséréné tout à coup.

— C’est vrai, reconnaît-il. J’y avais pas pensé.

Puis, redevenant professionnel :

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on branle ?

— On tube au Vieux pour qu’il fasse ramasser les décombres et on va récupérer Puck.

— Qu’est-ce que ça peut être, Puck ? Ils n’avaient que ce truc-là en tête, tous !

— Et ça les a tués, fais-je sombrement.

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