CHAPITRE IV DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE LE PÈRE-LACHAISE MÈNE À TOUT… À CONDITION D’EN SORTIR

— Psst ! Gros !

Sa Majesté qui déambulait dans une allée bordée de couronnes de perles s’arrête. Il regarde autour de lui et me découvre, embusqué derrière un mausolée à grand spectacle habité par un richissime aficionado du Châtelet.

Sévère, la bouche lippue, l’œil en goutte d’huile, le front plissé comme un Kodak à soufflet, il s’avance sur moi en faisant gémir le gravier.

— Peux-tu me dire quoi t’est-ce que signifie ton altitude, Gars ? me demande-t-il. Tu t’es taillé comme un malpropre au moment où ce que la cérémonie commençait. J’ai cru que c’était d’ordre intestinal, mais ne te voyant pas revenir, je m’ai inquiété.

Je l’attire à l’écart : la veuve et Monica ressortent du Columbarium. Le Gros a un frémissement.

— Faut que j’allasse présenter mes condoléances, me dit-il en essayant de s’arracher à mon étreinte.

— Moule-moi avec tes mondanités ! m’emporté-je. Il s’agit bien d’aller faire des ronds de jambe !

La gravité de mon ton le trouble.

— C’qui s’passe ? interroge-t-il dans un soupir.

— Tu es certain que le décès du toubib était naturel ?

— C’te cuennerie : on a fait l’autopsie. C’est pas moi qu’ai décidé ça tout seul, mais le légiste.

— Comment se fait-il que le Vieux t’ait chargé d’une besogne qui relève du commissariat de quartier ?

Il se gratte le lobe et, ayant terminé cette opération, s’arrache un poil du nez.

— Va lui demander, il ne me l’a pas dit !

— Ça ne t’a pas surpris ?

— S’il fallait se poser des questions chaque fois que le Tondu nous fout au labeur !

— Tu as interrogé la personne qu’il était en train d’ausculter lorsqu’il est mort ?

— Non, fait-il en pâlissant un peu. Tu penses que c’eût été t’utile ?

— Quand on est chargé de mener une enquête, Gros, interroger le principal témoin, c’est utile !

— Mais puisqu’il est mort de sa bonne mort !

— Au moment où le Vieux t’a mis sur l’affaire tu n’en savais encore rien !

— Mais l’assistante du docteur m’a expliqué. Et puis y avait un de ses confrères sur place qui déjà déclarait que c’était un arrêt du cœur !

Et, vite, il se hâte d’enchaîner :

— Je m’ai contenté de réclamer une autopsie. Après tout, c’était le principal, non ?

— Yes, Gros. Mais ça n’était pas tout. Tu vas séance tenante retrouver la cliente qui a compté jusqu’à douze mille cinq cents avant de s’apercevoir que Baume était cané. De la nuance, hein ? Du doigté.

— Mais p… d’Adèle ! jure le Malotru, quoi t’est-ce qui s’est passé pour que soudaince tu prisses l’affaire en main alors que c’est moi dont à qui on a chargé d’enquêter ?

— Il s’est passé que je connais ta jolie veuve, balourd.

— Pas possible !

A priori je n’ai rien à lui reprocher, sinon d’être l’amie intime d’une dame que le Dabe m’avait chargé de surveiller.

— Et la dame que tu causes, elle a mis le feu à l’Elysée, tué son père ou violé un petit garçon ?

— Non. A ma connaissance elle n’a rien fait.

— Ah ! Ah ! tonitrue l’Enflure. Et c’est pour ça qu’elle est suspecte ? Soupçonnée de n’avoir rien fait ! Tiens, j’en ai mon bandage herniaire qui roule sur la jante, Mec !

— J’ai dit qu’elle n’avait rien fait A MA CONNAISSANCE, Gros. Mais j’ai idée qu’à la connaissance du Vieux elle a sûrement fait quelque chose ! Du reste je vais en avoir le cœur net. Fais ce que je t’ai dit et rembour dans deux plombes au burlingue, ça joue ?

Béru Ier, roi des Naves, secoue véhémentement sa lourde tranche violacée.

— Jockey ! fait-il. Mais je suis prêt à te parier la peau de mes joyeuses que Mme Baume c’est de la personne sans tache. Persil lave pas plus blanc, souviens-toi-z’en.

Là-dessus, il enfonce son bada de quatre bons centimètres, ce qui amène le couvre-chef à la limite de sa visibilité, et il se barre dans Pantruche, comme un sanglier dans un champ d’investigation.


Le Dabe a sa frite des grands jours. Celle qu’il arbore lorsqu’il va chez un ministre ou lorsqu’il en revient.

— Vous avez voulu me voir ? demande-t-il d’un ton maussade, ce qui, traduit en clair, signifie « pourquoi venez-vous m’avemmaverdaver étant donné que je ne vous ai pas sonné ? ».

Ça ne m’émeut pas. Si on ne cassait pas les lattes à ses supérieurs, à qui les casserait-on, mon Dieu ?

— Oui, patron. C’est rapport à l’affaire Monica Mikaël.

Du coup, son regard d’émeraude se fige. Sa main de masseur se met à triturer un coupe-papier en bronze représentant un lézard.

C’est fou ce que le Dabe peut chatouiller son lézard lorsqu’il est préoccupé.

— Eh bien ? insiste-t-il.

— Je viens de voir cette personne…

— Où ?

— Au Père-Lachaise. Elle était en compagnie d’une de ses amies qui vient de devenir veuve à la fleur de l’âge.

Son regard couleur des mers du Sud s’anime. Un mince sourire fleurit sur ses lèvres glacées.

— Mme Baume ?

— Oui, patron. Et j’aimerais savoir pourquoi vous avez chargé Bérurier d’enquêter à propos d’un décès normal.

— Je voulais savoir s’il l’était, normal, précisément.

— Puis-je vous demander la raison de votre inquiétude ?

Il lâche son lézard et fait craquer ses jointures en opposant ses mains comme pour une prière et murmure :

— Dans notre métier, San-Antonio, nous avons des intuitions. Je ne vous apprends rien.

— En effet, patron, reconnais-je.

— Depuis quelques mois je fais surveiller Monica Mikaël.

— Pour quelle raison, Boss ?

— Sans raison.

Il se tapote le pif.

— Elle était l’épouse d’un éminent biologiste. Un jour j’ai lu dans une revue technique un long papier sur l’œuvre de Mikaël. Ce papier m’a frappé.

— A cause ?

Agacé, il secoue la tête. Il n’aime pas se livrer, le Tondu. Ça le gêne d’admettre qu’il a des caprices et qu’il mobilise ses éminents limiers[1] pour se dissiper des arrière-pensées.

— Ce serait trop long à vous expliquer, mon cher ami.

Beau fixe, les gars ! Je suis son cher aminche ! Y a du progrès.

— Ayant fait surveiller cette dame, j’ai appris qu’elle ne fréquentait qu’une seule personne et que cotte personne était Mme Baume. Aussi, lorsque j’ai lu le décès du mari de cette dernière dans le journal, ai-je chargé Bérurier de s’assurer que tout était en ordre.

— Et il a fait procéder à une autopsie. La Veuve a dû ruer dans les brancards ?

— Je ne crois pas. Elle a seulement exigé une discrétion absolue. Et elle l’a obtenue puisque la presse n’en a pas parlé.

Je fais claquer mes doigts.

— Je réclame une contre-autopsie, patron.

— Trop tard, Baume a été incinéré.

— Non, patron.

Je lui raconte ma petite initiative du Columbarium. Mon culot le fait un peu tiquer, pourtant le Décoiffé apprécie les coups de tête.

— Fort bien, mon bon. Carte blanche !

Carte blanche ! Combien de fois me l’a-t-il balancée, cette petite phrase miracle !

Son bon se prend la main et s’emmène promener dans les étages supérieurs. Je vais au labo et je demande aux aminches de faire prendre le docteur défunt au Columbarium.

Je leur dis qu’une autopsie a été déjà pratiquée, mais que j’aimerais avoir leur opinion. Pas besoin de leur faire un dessin !

Ils vont mettre le paquet, les frères !

Il ne me reste plus qu’à aller attendre le preux Béru dans mon bureau. J’ai la joie profonde d’y trouver l’émouvant Pinaud. Il est en train de se livrer à une fort délicate opération comptable. Nanti d’un petit flacon à étiquette rouge, il compte les gouttes qui s’en échappent.

— Vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf et…

— Salut, Pinuche, qu’est-ce qui ne carbure pas ?

Il relève son flacon.

— Oh ! c’est toi, San-A.

Il me montre son mystérieux — et inquiétant — petit flacon.

— Tu vois, me dit-il. C’est l’âge !

Je réclame des précisions et il me les donne complaisamment.

— Depuis quelque temps j’ai des absences de mémoire. D’un moment à l’autre, je ne me rappelle plus ce que j’ai fait.

— C’est embêtant, ça, petit bonhomme !

— Tu parles. J’ai consulté un neurologue. Paraît que j’ai des troubles du disjoncteur. C’est comme qui dirait pour ainsi dire un court-circuit qui se ferait dans ma tête à certains moments.

Pauvre Pinuche ! Pauvre cher, brave, bon et adorable Pinuche, si doux, si inoffensif, si tendre. S’il a la cervelle qui prend le jour, je le vois mal parti !

— Et ton médicament, c’est quoi ?

— Je me rappelle plus, avoue-t-il.

Il regarde le flacon.

— Ah oui : du Bézu fondamental ; y a de l’extrait de glandes dedans. Avec du phosphore et du gardénal. Ça calme les nerfs et ça les régénère. J’ai confiance. Trente gouttes par jour, pas une de plus.

Il consulte sa montre.

— Il faut que je les prenne, c’est l’heure.

Et il se remet à laisser tomber des gouttes dans son verre.

— Une, deux, trois, quatre…

Le téléphone sonne et je décroche. C’est le zig du labo qui me demande à qui il doit réclamer les fafs officiels pour aller retirer la viande froide. Naturellement je le branche sur le Vioque.

Pinuche, lorsque je raccroche, achève de compter ses gouttes.

— Vingt-sept, vingt-huit vingt-neuf et…

Là-dessus, le Chevalier Béru fait une entrée de théâtre. Il a mis des lunettes de soleil aux verres gros comme des hublots de bathyscaphe et à la monture achardienne.

— Tu te prends pour Belmondo, je ricane.

Il hausse les épaules.

— J’ai découvert ça récemment. Rien de tel que des verres fumés pour te rendre méconnaissable. Si je te dirais que quand je suis rentré chez moi avec ça, ma Berthe m’a pas reconnu et qu’elle s’est mise à me faire de l’œil parce qu’elle croyait que j’étais un représentant.

Puis, visant Pinuche :

— Tu te farcis des gouttes, pépère ? s’étonne-t-il.

Pinaud relève son flacon au bec duquel perle la trentième goutte.

— C’est rapport à certaines absences de mémoire, ré-explique-t-il volontiers. Ça me prends, parfois. D’un moment à l’autre, je me rappelle plus ce que je fais !

Le Gros empoigne le menu flacon à pleines francforts.

— Et c’est bon, ce truc-là, quand on a le bulbe qui fait relâche ?

— C’est miraculeux, assure Pinuche. Je ne me rappelle plus qui en a pris et a été guéri.

Il réfléchit un instant, puis, secouant la tête, il soupire.

— Non, je me rappelle plus qui !

— Tu as le renseignement ? je demande à Béru.

— Yes, monsieur. La dame qui se trouvait dans le cabinet du docteur quand c’est qu’il a lâché la rampe, c’est une certaine Monica Mikaël, qui habite…

— A Moisson, dans les Yvelines !

Il en ouvre puissamment la bouche, nous découvrant, outre des chicots noircis et les débris d’un dentier sinistré, une langue grisâtre.

— Mais… tu…

— Oui, je !

— … quatorze, quinze, seize…, égrène Pinaud.

Je regarde distraitement les gouttes qui pleuvent du flacon.

Marrant, le hasard, hein ? Il a fallu que je revienne de voyage juste au moment où l’on fricassait le docteur Baume. Et qu’est-ce qui m’a poussé à accompagner Béru au Père-Lachaise, sinon un instinct secret, blotti au fond de moi-même comme un mendiant sous le porche d’une église ?

— Vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, et trente ! termine Pinaud. Il verse un coup de beaujolais dans son verre.

— Tu le prends avec du juliénas, ton remède ? m’étonné-je.

— Pourquoi pas ? objecte péremptoirement Pinaud.

Il lève son glass.

— A la bonne vôtre.

C’est alors que je m’arrache à mes préoccupations, à ma distraction et autres rêveries professionnelles.

— Malheureux ! ne bois pas !

— C’est à moi que tu causes ? demande Pinuchet après avoir éclusé son godet recta.

— Tu as compté trois fois trente gouttes dans ce verre !

Il hausse les épaules.

— Qu’est-ce que tu racontes. Y a pas plus minutieux que moi !

Puis, avec un rire chevroté :

— Tu te figures que j’irais chahuter avec ça ? Alors que sur l’étiquette il y a écrit en gros, de ne pas dépasser la dose prescrite, et que…

Il ne termine pas sa phrase. Son nez tombe sur son gilet. Il se met à roupiller comme huit millions de téléspectateurs pendant l’émission consacrée aux secrets des chefs-d’œuvre !

— Il se trouve pâle ! barrit le Gros.

Je chope la boîte ayant servi d’emballage au flacon, j’en retire le fameux prospectus qui fait tant de bien à lire. Il est dit que dans les cas d’agitation forcenée et d’amnésie totale, on peut aller jusqu’à cent gouttes. C’est à peu près la dose que vient de se farcir Pinuche.

Rassuré, je le coltine dans mon fauteuil. Je lui allonge les jambes sur une chaise, lui croise les mains sur le ventre, lui rabats le bada sur l’œil, lui glisse un coussin dans les endosses et je ferme les volets.

— Laissons-le oublier la vie, dis-je. Avec la gueule qu’elle a, il ne perd pas grand-chose.

L’homme aux lunettes noires m’accompagne jusqu’au bistraque du coin.


— Ne m’as-tu point dit, Honorable Enflure, que le docteur Baume avait une assistante ?

— Sifflet ! répond le Valeureux. (Ce qu’il convient de traduire par « si fait ! ».)

— Tu as l’adresse de cette souris ?

L’homme à l’intelligence-en-berne me cligne de l’œil. Il fouille ses profondes, en extirpe des choses bizarres et sans utilité manifeste, et finit par sélectionner dans cette annexe de la voirie municipale un couvercle de boîte de camembert. L’une des faces est ornée d’un portrait de vache ressemblant comme une sœur à Bérurier — à croire que c’est sa carte d’identité qu’il vient de sortir — l’autre comporte une adresse laborieusement tracée au crayon Bic. (Pour faire pendant avec la vache, ç’aurait dû être le crayon bique.)

— Vos désirs sont en désordre ! me dit-il, avec une noblesse d’expression et cette aristocratie du geste qui constituent le principal de sa séduction.

Le couvercle de camembert a un défaut : il sent le camembert.

Je lis :

— Mercédès Maupuis, 118, rue du Caporal-Hépingley.

— Quelle genre de fille est-ce ? m’enquiers-je.

— Elle était aux funérailles, dit Béru, t’as dû la voir.

— Peut-être, et même sans doute, pour ne pas dire probablement seulement, comme je ne la connaissais pas, je ne l’ai pas reconnue, comprends-tu !

Il se gondole comme un Vénitien qui mangerait des biscuits Gondolo sur de la tôle ondulée.

— Evidemment, pouffe-t-il. Y a des moments que t’as des raisonnements qu’on ne se douterait jamais que t’es intelligent.

— Je reprends ma question, coupé-je, impatienté. Quel genre de fille, cette Mercédès Maupuis.

— Charmante brunette. Pas mal culbutée. Le genre friponne délurée. Une Mercédès à injection directe, quoi !

Et de s’esclaffer parce que, sur le plan boutades, Béru est son principal client.

— Allons lui rendre visite ! tranché-je.

Il est choqué.

— Je l’ai questionnée en long, en large et en diagonale, San-A. Je vois pas ce qu’on pourrait lui tirer comme rabe de vers de nez !

— Eh bien, suis-moi, et tu verras !


La rue du Caporal-Hépingley est une voie distraite avec des immeubles à gauche, des immeubles à droite et un carrefour à chaque bout. Le 118 offre la particularité de se situer entre le 116 et le 120. C’est une maison de quatre étages, pas mal conservée pour son âge. Le rez-de-chaussée est occupé par la boutique d’un brocanteur. Les objets les plus hétéroclites encombrent la façade. Ce capharnaüm va du fauteuil percé style Louis XVI Idéal Standard au cor de chasse cabossé, en passant par la cage à oiseaux byzantine.

La concierge, une dame mesurant un peu moins d’un mètre cinquante et pesant un peu plus d’une tonne, nous apprend avec un air de profonde réprobation que Mercédès Maupuis crèche au deuxième. Nous nous engageons dans l’escalier. Au fur et à mesure que nous prenons de l’altitude, le chant véhément d’un quidam atteint nos trompes d’Eustache. Le ténor affirme que dans le lit de la marquise ils étaient quatre-vingts chasseurs. Ce qui laisserait entendre que la dame avait le bustier en forme de rendez-vous de chasse.

Lorsque nous atteignons le second, nous constatons avec une certaine surprise que ce ramdam vient précisément de chez Miss Maupuis.

— Dis donc, Gros, murmuré-je tout en faisant un touché au bouton de sonnette, elle a le retour d’enterrement joyeux, ta souris !

Il ne sait plus qu’en penser, Béru. Il prend cette mine dubitative qui le fait ressembler de façon frappante à un fromage de Brie entamé.

Première conséquence de mon coup de sonnette : le chanteur vient de la boucler. Seconde conséquence : la lourde s’ouvre. Je me trouve nez à nez avec une fille n’ayant pour tout vêtement qu’une blouse blanche qu’elle tient fermée d’une main. Du moins le croit-elle car un pan de la blouse lui a échappé et la partie gauche seulement de sa personne est couverte. Je constate que la partie droite est en parfait état de fonctionnement. Cette môme a le gabarit croisière. Son sein droit me suffirait comme oreiller. J’ai pas l’honneur de la connaître, mais au premier coup de périscope je pige qu’elle est blindée. Elle a les yeux en forme de soupiraux. Des mèches de cheveux pendent sur sa façade et malgré sa volonté de se tenir droite et immobile, elle oscille comme un pendule.

— Mlle Maupuis ?

— Si, signore ?

— Je voudrais vous entretenir un instant.

Elle se marre.

— Pourquoi un instant, ânonne-t-elle, je rêve d’un jules qui m’entretienne toute la vie.

Elle soulève ses stores, me défrime et conclut :

— Surtout s’il est baraqué comme vous. J’adore les beaux gosses et je m’en fais des cataplasmes.

Bérurier toussote, intimidé.

La fille lui virgule un regard ondulatoire.

— Tiens ! c’est Lagonfle !

Du coup, l’inspecteur principal Bérurier sent que son standing a des ratés.

— Dites, ma gosse, sévérise-t-il, il faudrait voir à voir qu’on voit !

Mais une telle menace ne trouble pas la félicité de la demoiselle.

— Et mon c…, c’est de l’inspecteur ? demande-t-elle à brûle-pourpoint. Car t’es inspecteur, hein, Bibendum, dis pas le contraire, je reconnais ta hure. Je croyais me rappeler que tu avais du persil dans les narines, comme quoi on ne peut pas se fier à sa mémoire !

Cette fois, le Béru l’a saumâtre.

— Insultes à inspecteur principal dans l’exercice de ses fonctions, je ne peux pas le permettre ! déclare-t-il. J’ai pas l’habitude de porter le pet, mais…

— En effet, coupe la dévergondée, t’as plutôt une bouille à le lâcher.

Béru l’abandonne, méprisant, et se tourne vers moi :

— Je vais lui tenter un procès en divagation, hein ?

— T’es pas gardien de la paix, Gros, plaidé-je. Je la trouve marrante, cette beauté.

Comme j’achève ces mots, un zig d’une vingt-deuxaine d’années paraît dans le couloir. Il est en slip, chaussettes, cravate. C’est tout. Ses crins ébouriffés, son visage bouffi indiquent qu’il est à l’unisson de son hôtesse.

— Et alors, Mercédès, crie-t-il. C’est pour une césarienne, ou quoi ?

— Venez boire un pot ! me propose aimablement Mercédès.

Je fais signe au Gros de remiser sa rancune et nous pénétrons dans un studio où un couple est en train de jouer à touche-pipeline. Ces deux-là sont complètement à loilpé.

— Y a de l’ambiance chez vous, je remarque.

— Il faut bien se distraire un peu, la vie est courte, explique et philosophe Mercédès.

Elle me désigne le couple à poil.

— Je vous présente Gaston et Hélène !

— Enchantée ! fait Hélène en lâchant son pote pour me serrer la main.

— Très heureux ! renchérit Gaston en larguant la donzelle pour me serrer l’autre.

— Asseyez-vous où vous pourrez, propose Mercédès, vous éclusez un drink, mes petits poulets ?

Nouveau sursaut bérurien.

— Je te jure que je vais lui attenter un procès en divulgation ! ronchonne le Gravos. La plaisanterie, je suis pas contre, mais faut pas chahuter avec l’honneur professionnel !

— Whisky ou vodka ? demande la môme.

Ça calme le Gros.

— Ou bien les deux mélangés ? insiste-t-elle.

Béru est pour. Moi je me contente de whisky nature. Les amis Gaston-Hélène font comme si nous n’étions pas là et jouent à la bébête qui monte, qui monte, qui monte ! L’autre copain de Mercédès, un dénommé Riri, reprend le cours de ses occupations et ôte la blouse blanche de notre accueillante hôtesse. Je dois dire que j’ai vécu pas mal d’instants de qualité depuis que je suis flic, mais des comme-çui-là, c’est la première fois. Venir questionner un témoin et tomber en pleine partousette, c’est rare.

— Quand je disais qu’elle était culbutée façon princesse ! chuchote le Mahousse, lequel, oubliant tout ressentiment, se fait jaillir les gobilles à force de mater la gosse.

Négligemment, il avance une main avide vers le culbuteur de la gosse si bien culbutée. Sa main avide devient une main pleine.

Le Gros essuie une mandale formidable de la part du partenaire de Mercédès, qui me paraît être un petit exclusif dans son genre.

Cette fois, le Gros réagit sauvage.

— De quoi ! s’époumone-t-il. Voies de portefaix sur la personne d’un inspecteur principal dans l’exercice de ses fonctions !

— La fonction crée l’organe, Gros, le calmé-je.

Mais calme-t-on un Béru giflé ?

On joue Ouragan sur le Caine à tarif réduit, les Mecs ! Il pleut sur la ville comme il peut dans mon cœur ! Le Gravos a empoigné Riri par sa cravate et lui fait décrire une douzaine de tours complets autour de sa personne. Après quoi il se l’immobilise et lui téléphone un pain d’une livre dans le clapoir. Le pauvre Riton glaviote une prémolaire et de la langue commence à soutenir deux incisives en instance de départ. Mais il est trop tard pour colmater les brèches. Béru pose son chapeau sur le divan et lui file un coup de boule dans la devanture. Le nez du gars Riri se déguise en tomate trop mûre. Béru le lâche, le gars pantèle.

— Défends-toi, si t’es un homme ! intime le Féroce.

Autant demander à des nouilles trop cuites de conquérir le titre de champion du monde des poids lourds.

Il reste penaud, saignant, geignant, bras ballants.

Ecœuré, le Gros le finit d’un crochet du droit qui flanquerait le torticolis à une centrale thermonucléaire. Riri va à dame et n’en bouge plus. Pendant ce bigntz, les autres copains ont continué de jouer à dada. La fille pourrait faire de la réclame parlée pour Banania car elle hurle qu’Y a bon !

Flageolante d’admiration, Mercédès s’approche de Béru. Elle vénère sa force, elle caresse sa sueur, éponge son courroux.

— Mon grand, gazouille-t-elle, je t’avais méconnu. Comme tu es fort ! Comme tu es beau ! Comme tu es superbe !

Béru me lance un regard suprêmement triomphant avant de s’abattre sur le divan.

Elle le pétrit, le consume, le consomme, l’assaisonne, le gobe. l’entonne, le déboutonne, le bonbonne, l’étonne, le trombonne. Je tape sur l’épaule du Gros.

— Tentative de corruption sur la personne d’un inspecteur principal dans l’exercice de ses fonctions, lui dis-je, mademoiselle va le sentir passer.

Je ne crois pas si bien dire.

Pendant que mon digne camarade explique à Mercédès la façon pittoresque dont les poulets se perpétuent, je fais un brin de causette avec Gaston qui, lui, a terminé ses devoirs.

— Vous faites souvent vos petites galipettes, ici ? je demande à la sournoise, en ponctuant du bon sourire complice qui met en confiance.

— Quelquefois. Mais aujourd’hui c’est de l’imprévu.

— Ah oui ?

Il est arrivé un truc heureux à Mercédès.

— Son patron a été incinéré ?

Il rigole.

— Oui, et il lui a laissé de la braise.

— Sans blague, elle hérite ?

— Dix briques, ça s’arrose, vous comprenez ?

— Bigre ! Il l’avait couchée sur son testament ?

— Plutôt sur sa table d’auscultation. Il se la payait entre deux clients. C’était, paraît-il, un drôle de frénétique.

Le copain se gratte le bas du dos.

— Le coup de pot, quoi ! Dix briques ! Elle a de quoi voir venir maintenant, Mercédès. Remarquez que ça ne fait pas gros, en billets de cinquante. Tout à l’heure elle s’est amusée à nous faire deviner combien contenait la liasse. Pas un de nous n’a trouvé. Le plus rapprochant, c’était Riri qui a dit trois briques, vous jugez de l’écart ! Moi je pensais deux !

Sa partenaire le rappelle pour un complément d’information.

— Vous m’excusez, dit-il, faut que je la termine. Hélène, c’est de la personne qui a du tempérament. C’est pas avec des promesses qu’on la contente, non plus qu’en lui récitant du Musset.

Pendant que ces messieurs-dames s’expliquent, je vais dans l’entrée. Non pas par pudeur, je ne suis pas du genre hypocrite, mais parce que dans l’entrée, gentiment posé sur une tablette, se trouve un appareil téléphonique.

Je décroche et fais le numéro du Vieux.

— Dites voir, patron, fais-je, estimez-vous possible qu’un héritier palpe dix millions en liquide le jour des funérailles du testateur ?

— Certainement pas, tranche le Big Boss.

— C’est bien ce que je pensais.

— Pourquoi cette question, mon bon ami ?

Je le mets au parfum, en passant décemment sous silence l’aspect pornographique de notre visite.

— Je vais contacter le notaire des Baume, décide le Vioque. Rappelez-moi dans dix minutes.

Entendu.

Je vais raccrocher, mais sa voix sèche m’appelle :

— San-Antonio !

— Patron ?

— Qu’est-ce que c’est que ces gémissements de femme que j’entends ?

— C’est Béru qui interroge la fille, mens-je.

— Qu’il ne la brutalise pas ! décrète le Boss. Enfin… pas trop.

— Soyez sans inquiétude, monsieur le directeur. Il y a dans les cris que vous entendez une grosse part de chiqué !

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