— Voilà comme nous allons opérer, Gros. Je vais rendre une petite visite de courtoisie à la mère Mikaël…
— Tu la connais ? s’étonne le Mastodonte.
— Un peu.
— C’est une de tes conquêtes ? friponne-t-il en me balanstiquant un coup de coude dans le buffet.
Décidément, ce printemps lui porte à la peau ! Faut dire qu’il lui a apporté certains encouragements. Le Gros s’est transformé par sa partie de scoubidou-troulalaïtou de la veille.
— Yes, Gros : c’est une de mes conquêtes.
— Du nectar ?
— Il ne faut rien exagérer. Beaucoup de cœur à l’ouvrage, mais trop de carat pour qu’on se vautre vraiment dans le plaisant. Chez les souris, faut l’admettre : il y a la cote d’alarme, Gros. Quand elles ont trop de bouteille on n’a plus envie de trinquer !
Il opine fiévreusement.
— Tu voyes, me dit-il. Personnellement, j’avais toujours eu une tendance pour les dames mûres. Je me marrais bassement quand c’est que j’apprenais qu’un vieux salingue venait de se farcir une écolière. Mais maintenant je remise mon jugement. Quand tu commences à avoir toutes tes chailles, tu ressens le besoin de rafraîchir tes draps avec de la viande tendre, c’t’ automatique. A partir de dorénavant, je prends la révolution de me farcir du bétail en dessous de trente-cinq. Passé ce délai, je déclare les nanas ineptes pour le service armé.
— Et ta Berthe, Gros ?
Il hoche la tête.
— Confondons pas. Berthe, c’est mes brancards : je suis t’attelé et l’habitude c’est un peu comme la force vermifuge ou quadrupède, je me rappelle plus au juste, qui tient en équilibre les trucs instables. Avec Berthe c’est comme de se mettre à table chez soi pour tortorer le ragoût-bonne-femme, tu piges ? Même si y a pas de nappe et pas de serviette, même si les couverts sont pas signés Christofle, tu bectes sans chichiter, biscotte t’es dans tes meubles. Seulement sitôt que tu te pointes au restaurant, tu casses la cabane si la cuisine est pas z’au beurre ou si que le loufiat a omis de te placer des cure-dents sur la table ou de t’apporter un bol de flotte après l’homard-terminus. A l’estérieur on devient exigeant, c’est la nature de l’homme en particulier et du Français en général. Faut s’y faire.
Je lui fais signe de suspendre pour un temps son éminente dissertation.
— Si on revenait à notre turf, Gros ?
— Excuse, fait-il. Je causais pour parler. Alors, M’sieur le Marquis, vot’ chasse z’à courre, on la fait en jeep ou à dos de mulet ?
— On la fait à pied, Gars. Je te disais que j’allais rambiner la vieille. Sous un prétexte quelconque je l’emmènerai balader. Toi, l’œil de lynx, tu seras planqué dans les environs. Sitôt que tu nous verras filer, tu t’introduiras dans la bergerie et tu visiteras toute la taule de fond en comble, y compris les dépendances, vu ?
— Espère un peu, Mec. J’ai le fouineur aimanté. Pas besoin de boussole !
— Bon. Maintenant il se peut qu’elle ait du trèpe, auquel cas on remettra la perquise à plus tard. Ça joue ?
— Lu et approuvé, bon pour accord ! débite l’Enflure.
Je le laisse dans la campagne bruissante. On dirait un zèbre en liberté.
La Sapinière est paisible lorsque je m’annonce.
Je sonne. Nobody ne répond. Les volets sont clos comme les yeux de Pinaud et un silence entier règne sur la propriété.
J’insiste un chouïa. Mais les sonnettes font un bruit particulier dans les maisons vides. Celle-là me répond « Va te faire voir, pauvre gland » avec un petit accent impertinent qui me défrise les poils de la poitrine.
J’avise un mouflet d’environ six ans qui fait du tricycle sur le chemin. Je lui vote une risette façon Pierrot Gourmand à laquelle il répond par une autre de la même marque.
— Comment t’appelles-tu, Bébé-Rose ? je lui demande.
— Anquetil, me répond le champion.
C’est beau l’émulation, comme disait Scott.
— Tu connais la dame qui habite ici ?
Je lui désigne la Sapinière. Il opine en reniflant une magnifique stalactite telle que M. Michel Sifre lui-même n’en a jamais vu.
— Elle est partie ?
— Oui.
— Quand ?
— Tout de suite !
— Avec une dame ?
— Oui.
— En auto ?
— Oui.
Dans un sens je ne suis pas mécontent. La voie est libre. Je vais pouvoir opérer en loucedé.
— Tu vas bientôt faire le Tour de France ? demandé-je au bambin.
— Je l’ai déjà gagné, me rétorque-t-il.
Nous nous sommes dit l’essentiel. Je m’éloigne pour aller rejoindre le Révérend Bérurier qui drague dans un petit chemin forestier proche de la demeure.
Je vais pour le héler, mais du bras, il m’intime l’ordre de la boucler. C’est donc à pas menus et feutrés que j’opère la jonction.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Beau Zèbre ?
— Je crois qu’on est plusieurs à voyager pour la même maison, me fait-il.
— Comment ça ?
Il me désigne une bagnole noire stoppée dans le chemin, un peu plus loin. Elle est en réalité en-dehors du sentier, sur la terre pelée du sous-bois.
— Comme je m’ai annoncé, explique Son Eminence, y a un type qu’est sorti de la chignole et qui a escaladé le grillage.
— Pas possible ?
— Sifflet ! A l’heure où que je mets sous presse, il est en train de batifoler chez la vioque. Elle y est pas, hein ?
— Non.
— Tu vois qu’il a eu la même idée que nous, ce pèlerin.
— N’est-ce pas un grand blond vêtu d’un imperméable blanc ?
— Textuel !
— C’est le type qui a rejoint Virginie Baume dans l’église.
Ça se corse, hein, mes frères ? Je crois que nous nous sommes pointés opportunément. Qu’est-ce qu’elle manigance, la petite veuve, j’aimerais bien le savoir. M’est avis que ce micmac cache un bigntz du tonnerre de Zeus. Quand le lièvre va être débusqué, on s’apercevra qu’il s’agit d’un beau morcif, moi je vous le dis.
— Que décide le commissaire de mes deux ? demande impertinemment le ci-devant missionnaire.
— Il y a deux écoles, Gros.
— Je sais, ricane ce monument d’humour : l’école libre et l’école laïque !
Je passe outre.
— Ou bien nous pénétrons à notre tour dans la propriété afin de choper le visiteur en flagrant délit. Ou bien on attend sa sortie et on lui file le train pour voir où il va.
Le gros tas de saindoux émet alors l’un de ces avis pertinents dont il a le secret.
— Je suis pour la première prothèse, fait-il. On est toujours à temps de retrouver son P.C. after.
— Ah, tu trouves ?
— Puisqu’il est pote avec la mère Baume ! Par elle on aura son curry-culd’homme vitré.
— Bien pensé. Tu es chargé ?
— Tu sais bien que je sors jamais sans ma bonne, fait-il en tapotant sa poche intérieure.
Mais il blêmit.
— Mince ! J’ai oublié mon soufflant chez le tailleur.
— Tu es décidé à faire sa fortune à cet homme, ricané-je. Tu lui laisses ton slip et ton revolver !
Je palpe mes vagues. Elles sont aussi démunies d’artillerie que les arsenaux français en 1940.
— Ecoute, fait le Gravos. Depuis quand t’est-ce qu’on a besoin d’une mitrailleuse jumelée pour arrimer un quidam ?
— T’as raison, la Lune, allons-y.
Et nous escaladons le grillage à notre tour.
Je passe le premier, à tout seigneur tout honneur. Lorsque c’est le tour du Gravos, un bruit caractéristique se fait entendre. Il saute sur la pelouse de Monica Mikaël et constate avec moi que le fond de son falzar est resté accroché au sommet du grillage où il se met à flotter comme un pavillon victorieux.
— Quelle ch… de métier ! brame le malheureux ! Un complet complètement neuf ! Je l’ai laissé au champ d’honneur dans l’exercice de mes ponctions, je te le fais remarquer. Il sera sur ma note de frais ! La France, je veux bien lui faire cadeau de ma peau, mais pas de mon pantalon, y a aucune raison !
— Mais oui, mais oui, le calmé-je. Tu t’en achèteras un tout neuf, en fer !
Nous sommes à l’affût derrière un massif de fraisiers. J’ai beau me détrancher, je ne vois rien. La maison est toujours fermaga. Pas une lourde, pas une window ouverte !
— C’est le désert de Gaby ! chuchote le défondeculotté ! Où qu’il est passé, mon oiseau ?
Comme si la bonne fée Machin-chouette avait entendu sa question et tenait à lui fournir une réponse, un léger grincement nous parvient. Le bruit provient de la construction sans fenêtre qui s’élève au fond du jardin et à laquelle il a été fait allusion au début de ce très remarquable ouvrage !
Nous hasardons nos museaux dans cette direction. Cela nous permet de constater que l’unique porte de ladite construction est entrouverte.
— On charge ? demande le frémissant, le piaffant, l’intrépide Béru.
— A la baïonnette !
Nous voilà partis, les coudes au corps sur la pelouse. Chemin courant faisant, le Gros se prend les nougats dans l’arceau de fil de fer d’une bordure et opère un vol plané impressionnant. Il atterrit au milieu d’un énorme massif de rosiers. Lorsqu’il s’en extrait, un revers de son beau costard à rayures pend sur le veston. Et le Gravos qui, de tout temps, a ressemblé à un porc, ressemble maintenant à un porc-épic. De toute façon, Béru est un porc épique ! Vous l’admettez ?
Stoppé dans sa furia francese, il se met à arracher les épines qui transforment son nase en pelote d’épingles.
— C’est pas le moment, bonhomme la Lune, le houspillé-je.
— T’es marrant, ronchonne l’Affreux. J’ai l’impression que mes parents étaient cactus ! Et puis t’as vu ma vestouse, maintenant ?
— Sur la note de frais, Gros.
— D’accord, on me remboursera. Mais jamais je retrouverai le même costar, San-A. ; voilà le drame ! Ce complet était tunique.
L’heure des considérations, des commisérations, de la consternation et des revendications n’ayant pas encore sonné, je poursuis ma marche en avant. Me voici au seuil de la lourde. Je passe mon regard velouté à l’intérieur. Ce que j’asperge me fait douter de mes sens. Je m’attendais à un laboratoire quelconque, ou à une geôle, ou à une resserre, ou à autre chose, mais pas à ÇA ! Non, pas à ça !
Devinez un peu de quoi il s’agit, vous qui vous croyez malins. Hein ? Allez, essayez de phosphorer, mes petits amours ! Vous finissez pas avoir le cervelet qui s’ankylose ! Faut la faire travailler un peu, votre matière grise, sinon elle va devenir aussi noire que les ongles de Béru. Déjà il y a de la moisissure autour, j’en suis certain. Le moment de réagir est arrivé, les gars. La couennerie, l’apathie, le gâtisme précoce, ça va un moment, mais j’en ai classe de vous tirer la pensarde comme un poids mort ! Faut toujours tout inventer pour vous, c’est immoral à la longue. Vous vous figurez que pour deux francs et des poussières vous pouvez vous agripper à l’imagination d’un type et laisser flotter les rubans. Vous faites du ski nautique avec vos cerveaux, voilà la vérité ! Vous êtes une bande de c… tractés décontractés !
En ce moment, par exemple, pas un seul d’entre vous n’est fichu de deviner ce que mon regard sagace (et quelquefois salace) découvre à l’intérieur de ce local sans fenêtre. Si ? Eh ben dites, je vous écoute ! Motus, hein ? Vous avez beau donner la forme d’un pas de vis à votre caberlot, rien de satisfaisant n’en sort. Votre intelligence se met en torche et vous touchez le sol avec des grâces de bouse de vache ! De quoi ? Y en a qui renaudent ? Pardon ? Vous dites que j’exagère ? Que je suis sévère avec vous ?
Sans blague, vous ne parlez pas sérieusement, j’espère ! C’est l’évidence même que vous avez autant d’imagination qu’un parapluie. Enfin, on n’y peut pas grand-chose. Puisque ma mission ici-bas c’est d’éduquer les masses, je l’accomplirai stoïquement, jusqu’au bout. Quand on a du génie à revendre, faut en revendre, c’est dans la nature des choses, comme dit Carolus. Et il s’y connaît, vu que la nature des choses n’a pas de secrets pour lui.
Bérurier, qui m’a rejoint, épineux comme un buisson ardent, mate à son tour. Il tressaille, sa glotte fait roue libre, et son regard lui tombe dans les chaussettes. Il a toutes les peines of the world à le ramener à la surface.
Ce que nous voyons, mes enfants, c’est un appartement de poupée ! Vous lisez bien ? Gulliver à Lilliput, parfaitement.
Supposez que les Galeries Lafayette reconstituent dans la plus vaste de leurs vitrines une maison miniature et vous serez sur les berges du réel. Il y a là plusieurs pièces dont les cloisons s’élèvent à un mètre vingt à peu près. Un homme de taille normale peut donc avoir une vue générale de l’appartement. Une maquette de marchands immobiliers, vous mordez ? Faut tout vous détailler, mes pauvres. Quand on s’obstine à vous faire piger quelque chose, à vous, c’est tout de suite la méthode Assimil et les schémas au tableau noir.
C’est adorable, cet appartement miniature. Il y a là un salon, avec des meubles gros comme des boîtes à biscuits, une salle à bouffer, une cuisine, une salle de bains, des gogues dont la cuvette ressemble à un pot à moutarde. Il y a un jardin japonais avec des ponts, des rocailles, des plantes rares. Il y a un gymnase avec une balançoire pas plus grande que celle d’un écureuil, des barres parallèles et tout…
— On se croirait chez Lili la pute ! chuchote Bérurier, extasié.
Entendez par là qu’il veut parler de Lilliput.
Le type blond se déplace minutieusement dans ce décor ahurissant. Il paraît chercher quelque chose.
— Ça biche, pêcheur ? je lui demande.
Mes aïeux ! Cette volte-face ! On dirait qu’il vient de confondre un câble à haute tension avec des suppositoires habituels. En moins de temps qu’il en faut à Kid Mayehose pour dégainer sa rapière, le voilà qui me braque avec une arquebuse tellement grosse qu’on se demande pourquoi ils ne sont pas deux pour la charrier. C’est un feu à canons doubles superposés. Quand ce machin-là vous regarde dans les yeux on se demande si les Chintocks n’auraient pas mieux fait d’inventer le poil à gratter plutôt que la poudre.
Il s’avance, le pas net, l’œil de marbre. Il a une mâchoire de brochet, des arcades sourcilières proéminentes et tout. Pas plus sympa qu’une feuille d’impôt, ce zig. La silhouette est avantageuse, mais quand on entre dans le détail, on comprend vite qu’il ne vaut pas un coup de cidre.
— Levez les mains ! m’enjoint-il.
Le moyen de lui refuser, je vous le demande, quand c’est demandé si gentiment.
Je cramponne les nuages vite fait.
— Avancez !
Je m’approche de lui. Mais il les connaît toutes dans les coins.
— Assez comme cela ! déclare-t-il lorsque je suis à deux mètres cinquante de sa personne.
Quelque chose sanglote en moi : mon orgueil. Se faire braquer d’emblée c’est pas marle. Mais quelque chose par contre chante en moi : mon espoir. En effet, l’arquebusier n’a pas vu Bérurier que je masquais. Or Béru, réalisant la situation, s’est jeté en arrière et, pour l’instant, fait le mort. Un Béru averti en vaut deux. Que dis-je, il en vaut trente ! Lorsqu’il cesse de se marrer, le Mastar, il devient fumant. Les cas désespérés lui vont bien au teint.
— Qui êtes-vous ? me demande le zig.
Quel est son accent ? Je cherche, c’est léger, mais ce n’est pas l’accent du Berry.
— Un touriste, dis-je.
— Papiers ! demande-t-il.
Je vais pour porter la main à mon veston. Il me stoppe.
— Attendez !
Je me fige.
— Tournez-moi le dos !
C’est un accent d’Europe centrale, décidément.
J’obtempère.
— Maintenant sortez votre portefeuille et lancez-le-moi par-derrière. Si c’est une arme que vous prenez, je vous abats avant que vous ayez eu le temps de vous en servir.
Pas mal combiné. C’est un professionnel, ce mec-là. Il a sa licence depuis longtemps, sa technique me le prouve. Je fais ce qu’il m’a demandé, d’assez mauvaise grâce je le reconnais.
Une petite astuce san-antoniesque pourtant : au lieu de balancer mon larfouillet loin de moi, je le laisse choir à cinquante centimètres de mes talons. De la sorte, lorsque mon archer se baissera pour le ramasser, il aura droit à une dégustation de semelle magnifique.
— Enfantin, murmure-t-il. Voulez-vous avancer de deux pas, je vous prie.
Qui c’est qui l’a dans le Laos, mes trognons jolis ? C’est votre petit San-A. ! Je fais deux pas en avant. Le gnace s’approche, ramasse mon portefeuille et l’examine.
— Commissaire San-Antonio ! dit-il. Je vous connais de réputation.
— C’est un honneur que je n’ai pas en ce qui vous concerne, riposté-je, vous êtes monsieur ?…
— M. Machin, fait-il en riant. Qu’êtes-vous venu faire ici, commissaire ?
— La même chose que vous, bluffé-je, essayant de prêcher le faux pour apprendre le vrai.
— Eh bien, tout comme moi, vous aurez fait chou blanc ! conclut-il amèrement. Comment se fait-il que vous soyez sur l’affaire ? Il y a eu des fuites ?
— Il faut croire, évasivé-je.
— Dommage, termine l’enfoiré. Allez vous mettre au fond de la pièce, voulez-vous ?
Je me dis que c’est sans doute ici que les Athéniens s’atteignirent. Dans ce genre de rencontres, c’est la prise de congé, l’instant périlleux. Comment l’entend-il ? That is the question.
— Vous partez ? je demande.
— Oui.
Je me demande très fort s’il va m’assaisonner avant de filer. Laisser derrière soi un témoin de ma trempe peut être dangereux pour sa santé. Ce type doit être diaboliquement malin car, depuis le début de nos relations, il devine mes pensées sans que j’aie à les formuler.
— Non, dit-il, je ne vous abattrai pas, commissaire. A condition toutefois que vous me facilitiez les choses, naturellement. Gardez les mains levées pendant que je referme la porte. La serrure est vicieuse, j’aurai une marge suffisante. Comme je quitte votre beau pays dans les heures qui viennent, il est inutile que je commette un gros délit !
Il rit.
— D’accord ?
— D’accord !
Et votre San-A., mes chéries chéries, très mortifié de se trouver dans une aussi ridicule position, continue de jouer « Je vous ai compris » avec ses beaux bras levés en forme de « V ».
Le zig recule jusqu’à la lourde. A la qualité du bruit, je sais qu’il est maintenant sur le seuil. Je perçois un choc qui, pour être sourd, n’en est pas moins violent.
— Descendez, on vous demande ! lance l’organe plantureux de mon cher petit camarade Béru.
Je me retourne. Le Gravos est là, une bouteille à la main. J’aperçois les pieds en flèche de mon agresseur.
— Tu peux stopper ta gymnastique, San-A., ricane l’Abomination des abominations, remarque que c’est pas mauvais pour la circulation du raisin !
J’abaisse les brandillons et je m’approche du seuil. Le zigoto à l’imper gît dans le soleil ; sa pétoire est tombée à ses côtés. Il ne bouge plus.
— C’est bien la Providence qu’a placé cette boutanche à portée de pogne ! fait le Gravos en me montrant sa massue improvisée. Juste à côté de la porte qu’elle était ; bien sage à m’attendre. J’ai z’eu qu’à la choper par le cou.
Je palpe le matraqué.
— Mais dis donc, Béru, bredouillé-je, tu l’as défoncé, ce cher homme.
Ma main a beau explorer sa poitrine sous l’imper, on joue « le Monde du silence » dans sa caisse d’horloge.
— T’es sûr qu’il est viande froide ? s’étonne le Mahousse.
— Certain. Tu lui as administré une dose pour mammouth !
Béru brandit sa bouteille.
— Je m’ai pas méfié, dit-il, mais ces champenoises ont un c… comme çui de Berthe. J’ai cru qu’elle allait faire des petits.
— Et tout ce qu’elle a fait, c’est un beau défunt !
— Je m’excuse de te demander pardon, Gars. Mais dans ces cas-là on adopte pas le style larbin. C’était pas un coup de plumeau que je voulais y donner de toute manière…
Il hausse les épaules et, à ma grande stupeur, se permet une citation latine puisée dans les pages roses de la Rousse.
— Hévéa jacte à l’est, dit-il. Après tout, qu’il soye clamsé de ça ou d’une infraction du sidecar[2], qu’est-ce que ça change ? Il aura jamais su ce qui y est z’arrivé. Et il doit se payer une drôle de frime, là-haut, maintenant que saint Pierre y tape sur l’épaule en lui annonçant que c’est le terminus.
« La vie, mon vieux, c’est plein de coups fourrés. Tu crois que tu la tiens en laisse et puis elle te fait marron au moment où ce que tu t’y attends le moins. Lui, il jouait les fiérots avec son arquebuse et il était heureux de t’avoir collé le nez au mur. L’avenir lui appartenait. Et moi j’étais derrière avec une pauvre bouteille qu’on n’en donnerait pas vingt centimes de consigne !
Fatalitas, Gars.
Pendant qu’il philosophe comme à l’accoutumée, je fouille sa victime. Je trouve dans les poches du mort un passeport au nom de Hans Burger, 38 ans, sujet allemand de l’Est. Il a sur lui des dollars, des marks et des francs français. A part ça, je trouve des cigarettes, un briquet en or, un canif et un trousseau de clés. Ce sont les clés de la bagnole. Une plaque est passée dans l’anneau qui les réunit. Et cette plaque porte le nom et l’adresse d’une maison réputée, spécialisée dans la location d’autos. M’est avis qu’il a loué sa tire.
— La pêche est bonnarde ? demande l’Immonde.
— Pas mauvaise.
Il me désigne le local.
— Qu’est-ce que tu penses de ça, bonhomme ?
— Rien pour l’instant, fais-je.
— Tu crois que c’est un nain qui crèche là ?
— Il n’existe pas de nain assez petit pour utiliser ces meubles ! Le lit fait trente centimètres !
— Alors quoi ? Ta vioque roule sur la jante et joue à la poupée ?
— Qui sait ?
Il hausse les épaules.
— Y a sûrement aut’chose. Si qu’elle jouerait à la poupée, tu te figures que ce grand voyou serait venu faire une perquise et que le Vieux s’intéresserait à elle ?
Je branle le chef.
— En effet, papa, y a sûrement autre chose.
— On explore sa carrée ? questionne-t-il en montrant sa coquette maison.
— Puisque nous sommes sur place, oui. Pourtant j’ai dans l’idée que nous ferons chou blanc.
— A propos de chou blanc, on ne pourrait pas aller casser une graine en sortant d’ici ? J’ai ma dent creuse qui me balance des S.O.S. !
Je promets et nous nous introduisons dans la maison grâce à l’efficacité de mon sésame pour lequel les serrures les plus compliquées ne sont pas ce qu’elles sont.
Nous explorons minutieusement chaque pièce. Je ne découvre rien d’intéressant et je m’apprête à donner le signal du départ lorsque le Gros radine de la cuisine en dévorant un pilon de poulaga.
— Viens voir quéque chose de poilant ! me dit-il.
Je suis l’anthropophage et il me drive jusqu’au buffet de formica. D’un côté du meuble, il y a une vaisselle de poupée, à l’échelle du mobilier découvert dans la maison sans fenêtre. Les assiettes sont plus petites que des soucoupes, les fourchettes plus petites que des fourchettes à escargots, etc.
— Faut le voir pour y croire, hein ? mastique le Bérurier national. Moi je te dis qu’elle a un petit nain.
— Et il s’appellerait pléonasme, ton petit nain ?
Béru croque l’os de son pilon. Il ressemble à un gros boxer affamé.
— Tu causes pour rien dire, postillonne-t-il. Comment t’est-ce que je connaîtrais son blaze !
— Encore une fois, murmuré-je, les nains ne sont pas aussi minuscules. Un nain de un mètre, voire à l’extrême rigueur de quatre-vingt-dix centimètres, je ne dis pas. Mais un nain de vingt-cinq centimètres, ça n’est pas possible, Gros.
M’est avis que nous avons passé assez de temps dans cette demeure. Si Monica radinait, je serais bien en peine de lui donner l’explication de notre présence chez elle. Et puis, il y a le client décédé dans le jardin.
— Nach Pariss, Gros !
— On laisse l’Estourbi sur le carreau ?
— Tu voudrais t’en faire un dessus de cheminée ?
— Ce que j’en disais, fait-il.
Nous retournons à notre chignole. Avant d’y grimper, je m’approche de celle de l’homme. J’y trouve une valise à chats. Elle est carrée, avec des trous percés dans l’une des faces.
— Emportons-la ! décidé-je.
— Pour quoi fiche ? T’as des greffiers chez toi ?
— Inspecteur Bérurier, sermonné-je, je déteste la manie que vous avez d’ergoter lorsque je vous donne un ordre. Tenez-vous-le pour dit !
— Commissaire San-Antonio, riposte le Gros, je déteste la manie que vous avez de me prendre pour un paillasson. Tenez-vous-le pour dix ou pour vingt.
Et, maussade, il empoigne la valise.