La préposée de l’Office de location de voitures m’accueille par un sourire commercial qui a dû lui valoir le premier prix au concours de la risette publicitaire. C’est une blonde qui doit être vraiment blonde, avec une peau de pêche, des yeux bleu lavande et une bouche qu’on aimerait tutoyer à bout portant.
— Vous désirez, monsieur ? gazouille-t-elle.
— Je lui montre ma carte. Elle regarde, hausse gentiment un sourcil, et son sourire commercial se transforme en un sourire curieux.
— Qu’est-ce que c’est ?
Je pose les clés de la bagnole d’Hans Burger sur la table.
— Vous avez loué une DS noire à ce monsieur, fais-je.
Et je lui fiche le passeport sous les lampions.
— Exact ?
— En effet.
Le sourire s’éteint comme les lampions d’un bal après le départ des musicos.
— Il est arrivé un accident ?
— Au monsieur, mais pas à la voiture, rassuré-je. J’aimerais avoir des détails sur ce gars-là, mon petit cœur.
Le sourire réapparaît. Cette fois, c’est un sourire amusé.
— Un instant.
Elle fait coulisser le tiroir d’un classeur métallique et tripatouille dans les dossiers. Elle retire une fiche.
— L’auto a été louée il y a huit jours pour une durée d’un mois, dit-elle.
— L’adresse du client ?
— Hôtel du Grand Carlos, rue de Faubourg-Saint-Antoine ! Qu’est-il arrivé à ce monsieur ?
Elle essaie de prendre une mine grave, mais le cœur y est trop et son sourire subsiste sur ses lèvres.
— Il a glissé sur une peau de banane, ma petite âme ! Rien de plus traître que la peau de banane. Si on dressait la liste de ses victimes, on s’apercevrait que la bombe d’Iroshima c’était de la gnognote à côté !
Son beau sourire triomphe. Cette fois c’est un sourire conquis.
— C’est à se demander comment ils font dans les bananeraies pour garder leur équilibre, pouffe-t-elle.
— Pas dur : ils portent des chaussures à crampons et ils sont encordés. Tout est question d’organisation dans la vie.
Je tapote le passeport resté ouvert devant elle à la page de la photo.
— Rien de particulier à me signaler à propos de ce pèlerin, ma petite fille rieuse ?
— Heu… non. Je ne vois pas.
— Lorsqu’il est venu louer cette auto, il était seul ?
Elle réfléchit, tout en gardant les yeux braqués sur l’image.
— Non, un autre homme l’accompagnait. Beaucoup plus âgé que lui. Un homme corpulent, à la tête rasée. Son cou faisait des tas de plis. Et il avait des poils blonds sur le nez.
— Vous êtes précieuse comme l’eau du même nom, ma jolie.
— J’ai de la mémoire.
— C’est ce qu’un flic apprécie le plus chez ses contemporains.
— On ne dirait pas que vous êtes de la police, déclare-t-elle.
— On me l’a déjà dit souvent. Je trompe mon monde, hein ? Un de ces jours, il faudra que je me décide à acheter des souliers à clous, un parapluie, un chapeau de feutre au bord gondolé, et que je mette du jaune d’œuf sur ma cravate.
— Ce serait dommage, rigole la gentille enfant. Je vous préfère comme vous êtes maintenant.
Et friponne avec ça !
Je me hâte de l’arc-bouter afin de pousser mes avantages.
— Votre petit nom, c’est bien Véronique, n’est-ce pas ?
Elle ouvre la bouche de saisissement, ce qui me permet de constater que sa langue rose et ses trente-deux dents blanches sont bien à elle.
— Comment diable le savez-vous ? C’est pas écrit sur ma figure !
— Non, mais ça l’est sur votre médaille, petite étourdie.
Elle glousse. Ce que cette môme aime se marrer, c’est rien de le dire.
— J’avais oublié !
— Et si je vous donne rendez-vous au Fouquet’s ce soir à sept heures, vous l’oublierez aussi ?
— Je ne peux pas le savoir à l’avance. Et puis ça dépendra…
— De quoi ?
— Du retour de mon fiancé qui doit rentrer de voyage incessamment.
Bing. Servez chaud ! Avec les gonzesses, c’est toujours commak ! On a l’impression d’être le premier martien à débarquer d’un pas martial dans leur existence, et puis on découvre très vite qu’il faut prendre un ticket d’appel. C’est comme le téléphone des renseignements à la gare de Lyon : ça sonne toujours occupé. C’est à se demander à quel âge il faut les prendre si on veut s’assurer la priorité ! Je crois que le mieux c’est de les adopter à l’âge de deux mois et d’aller les élever au sommet de l’Everest. Et encore, je vous parie une place assise dans le métro contre une place de ministre des Finances que l’abominable homme des neiges vous ferait cornard. C’est pour ça que je ne me marie pas, mes choutes. Le San-A., il préfère être le complément des foyers meurtris plutôt que le brave homme de mari marri. Acheter des robes à une nana pour que ça soye les copains qui la lui enlèvent, c’est pas dans ma vocation. Je préfère le contraire. Je ne sais pas qui est le cornichon à pédale qui a inventé le mariage, mais il fait bien de conserver l’anonymat, because y aurait des trous d’épingle dans sa photo, espérez un peu ! Ce zig-là devait être un maniaque de l’exclusivité ! Ce serait maintenant, on lui ferait un traitement à l’Equanil pour le guérir et tout serait O.K., seulement à l’époque il s’est trouvé une bande de mous de la tronche pour lui emboîter l’anneau, et c’est comme ça que la société s’est fourvoyée.
Pauvres bonshommes, va ! A peine rencontrent-ils une frangine qu’ils la drivent au trot jusque chez M. le Maire. Et comme M. le Maire est lui-même marida, vous parlez s’il biche derrière son écharpe de jouer la sale blague aux copains. Pour le meilleur et pour le pire, qu’il dit, M. le Maire ! Dans sa Ford intérieure il le sait bien que le meilleur c’est comme chez les artichauts : c’est sous les poils que ça se tient ; c’est pas gros et faut opérer un sacré numéro d’effeuillage pour l’atteindre. L’accès au pire est tout de suite plus fastoche. Y a qu’à attendre et ça se produit. La vie a le pire facile, j’ai observé. Les orties poussent mieux que les melons sur cette planète. Seulement, ça, M. le Maire, bon mec, s’abstient de le préciser dans son bla-bla. C’est un vicelard, il jouit dans ses bottes en couchant les zeureux époux sur le livre de l’état civil qui ressemble à une pierre tombale. Quelques lignes et c’est torché ! La levée d’écrou c’est pas pour demain. En général c’est au Père-Lachaise ou dans une de ses annexes qu’elle se passe.
— Je parie que c’est un garçon plein de tact, votre fiancé, sinon il ne vous intéresserait pas !
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que je suis certain qu’il aura le bon goût de ne pas rappliquer aujourd’hui, jour J de nos relations.
Elle devrait se fâcher, logiquement, si elle l’avait tellement dans le palpitant, son Julot, la fiarde ! Au lieu de ça, elle se marre encore.
Comme elle a les roberts affûtés au taille-crayon, bien drus, bien agressifs sous le pull moulant, on lui pardonne.
— Alors entendu pour le Fouquet’s ? insisté-je en la commotionnant avec mon œillade ensorceleuse numéro 89 bis.
A cet instant précis, un petit bonhomme malingre se pointe, venant du bureau voisin. Il ressemble à un rat auquel on aurait inoculé la fièvre jaune.
— Qu’est-ce que c’est ? exhale-t-il, car lorsqu’il parle, on dirait qu’il y va de son dernier soupir.
Je lui fais le résumé des chapitres précédents, en passant toutefois sous silence la manière dont est décédé Hans Burger.
— Comment récupérerons-nous le véhicule ? s’inquiète le cher raton.
— Vous pourrez le faire prendre où nous vous le dirons, lorsque nous vous le dirons !
— Charmant. Vous vous figurez que nous pouvons immobiliser un véhicule…
Je le stoppe du geste et de la voix.
— Ne perturbez pas votre système nerveux, cher monsieur. Votre zinzin plein de roues ne craint rien. Et puis il vous a été loué pour un mois, paraît-il, alors il vous reste de la marge.
Je sors après un ultime regard gourmand à Véronique.
Le Gros termine son plat de lentilles, crache la demi-douzaine de petits cailloux que le cuistot a collés dans cette espèce de brouet fluide pour prouver qu’il s’agit bien de lentilles, et déclare qu’il commence à se sentir mieux. Je suis bien aise de l’apprendre.
— Le temps de bouffer mon roquefort et mon baba et je suis t’à toi, promet-il.
— Rencart à la grande taule, m’impatienté-je. Moi, je vais faire une petite visite de politesse à l’hôtel du Grand Carlos.
Pas mécontent, le Mastodonte opine.
— Puisque ça me laisse un peu de répit, dit-il, je vais me commander une blanquette de veau !
Un car de touristes scandinaves vient d’amener une cinquantaine de vieilles dames jacassantes et le hall du Grand Carlos est plein comme un œuf dur. Il y a des valises partout. Quelques-unes des dames ont amené leur petit chien, quelques autres, plus rares, leur époux. Les unes et les autres tiennent les uns et les autres en laisse. Les premiers parce que c’est obligatoire, les seconds parce que c’est nécessaire, vu qu’ils sont gâteux. Je pense que vous avez déjà eu l’occasion de vérifier le bien-fondé de ce que j’avance. Dans les voyages organisés, les vieux messieurs sont toujours infirmes ou gâteux alors que les vieilles dames se portent comme le pont Alexandre III[3]. Elles sont joyeuses, rieuses, bavardes, gesticulantes. Un rien les amuse, tout les excite. Je contemple un moment leur troupeau bruyant. Dans le fond, voyez-vous, je suis un solitaire qui aime la société.
Pourtant, je me décide à aller interviewer l’homme aux clés d’or. Justement, il ressemble à Pierre Fresnay au point que je me demande si ça ne serait pas lui. Il a fort à faire avec les guides du Voyage organisé. Débordé jusqu’au menton, qu’il est, le pauvre biquet. Il m’accueille comme si j’étais un trou dans sa poche.
— Un instant, pas le temps.
Je lui mets ma carte sous le nez. Il n’y jette qu’un millimètre de regard.
— San Antonio, c’est au Texas, me renseigne-t-il. Vous timbrez soixante centimes jusqu’à vingt grammes.
— Ecoutez, mon vieux, m’impatienté-je, vous allez mouler cinq minutes vos Vikings et me les accorder !
Il devient gourmé comme un pierrot gourmand.
— Je vous demande pardon ? s’insurge-t-il.
— Police, écrasez. Je suis plus pressé que vos vieilles perruches. Elles sont en vacances et moi je travaille. La tour Eiffel et le tombeau de l’Empereur les attendront !
Il continue de ne pas aimer mon véhément langage, le roi des palaces.
— M’sieur Harry ! l’appelle à cet instant le réceptionnaire.
Je sens que si ça continue je vais me trouver dans cet hôtel comme au Grand Palais pour l’inauguration du Salon de l’auto. Alors je me fous à hurler vilain, les gars. Dans la gent hôtelière on se rend compte que le big scandale va éclater.
— Si vous jouez au dégourdi avec moi, vous vous retrouverez au chômage avant la fin de la journée, prophétisé-je, vu que vous aurez des coquards sous les châsses qui vous rendront inapte !
Cette fois mon ton mata Harry (lequel doit tout bêtement s’appeler Henri, mais on n’arrête pas plus l’américanisation que le progrès).
— Vous aviez un client, un certain Hans Burger ?
— Nous l’avons, oui !
— Non, vous l’aviez, car il est mort et j’ai toujours eu le souci du terme exact, mon pote ! On m’a surnommé le Mallet et Isaac de la Police !
— Mort ? fronce-sourcils-t-il.
— De la tête aux pieds.
— De quoi ?
— Si c’était de la typhoïde je ne serais pas là. J’ai besoin de certains renseignements à son sujet.
Une vieille Scandi (fleur de) nave s’approche et, dans un allemand plus guttural que celui d’un perroquet, se met à demander des trucs relatifs au Musée du Louvre.
C’est mécoince qui se charge de lui répondre, bien que mon allemand à moi ne vaille pas celui de Goethe. Je lui dis que depuis François Ier le Louvre n’est plus ce qu’il était et qu’elle ferait mieux d’aller au Casino de Paris. Ensuite de quoi je reprends le fil interrompu de mon interrogatoire.
— Depuis combien de temps était-il descendu dans votre gourbi, le Hans Burger ?
Son gourbi ! Il manque en avaler ses clés.
— Depuis dix jours, annonce-t-il.
— Il loge seul ?
— Oui.
— Des visites.
L’autre hésite. Son rêve, ce serait de pouvoir m’envoyer au bain turc avec des Grecs, mais il a pigé à ma mine valeureuse de boy-scout de la maison Parapluie qu’il n’aurait rien à y gagner.
— Oui, je crois.
— Quel genre ?
— Différentes personnes.
— Racontez-les-moi…
— Vous êtes bon, ronchonne-t-il.
— Je suis bon avec les gens bons et avec les pauvres, en exceptant toutefois les pauvres c… Réponse ?
Il réfléchit dans le sérieux et convoque sa mémoire professionnelle pour une conférence de presse.
— Il a reçu à plusieurs reprises une jeune femme blonde.
— Dans sa chambre ou au salon ?
— Je crois qu’il l’a reçue dans ses appartements.
— Lesquels se composent d’une chambre ?
— Oui.
— Alors inutile de rectifier et de vouloir me faire confondre père de famille avec paire de chaussettes. Vous dites qu’il a reçu cette personne à plusieurs reprises, qu’entendez-vous par là ?
— Elle venait tous les jours.
— Je pige. Et ils paraissent comment, tous les deux ?
— Au mieux.
— Je pige toujours. La dame est jeune, blonde, roulée comme une déesse avec un regard vert nil qui vous donne envie de visiter l’Egypte, non ?
— En effet.
— Vous avez eu l’occasion de connaître son nom ?
— Oui, au début, quand elle s’est présentée à l’hôtel, elle a dû me le dire.
— Baume ?
— Non. Elle a donné un prénom.
— Virginie ?
— C’est cela !
Il commence à se calmer. Il réalise que je suis un archer sérieux.
— Qui d’autre encore a-t-il reçu ?
— Un gros homme.
— Chauve, dont le cou fait des plis ?
— Oui.
Maintenant ça y est, je l’impressionne. Son bigophone retentit. Harry décroche.
— Grand Carlos Hôtel, j’écoute ! récite-t-il.
Cette phrase, il doit l’avoir en relief sur les muqueuses. Le matin, quand son Jaz carillonne, il doit se la balancer pour lui avant de faire surface.
Soudain, son visage impavide s’anime.
— Un instant, je vais voir, fait-il.
Il obstrue la partie inférieure de son combiné et murmure.
— Justement, c’est cette dame qui demande après M. Burger. Je n’hésite pas un dix-milliardième de seconde.
— Dites qu’Hans Burger vient d’arriver et passez-moi la communication.
— Les cabines sont au fond du hall, prenez la 3.
Je bondis. Ce que je tente là est vachement culotté, convenez-en. Et si vous ne voulez pas en convenir, servez-vous d’un paratonnerre comme d’un tabouret.
Je drope jusqu’à la cabine prescrite ; je décroche, je rassemble bien mes souvenirs et, en me composant un accent qui doit ressembler à celui de feu Burger, je murmure :
— Allô !
Ce qui ne m’engage que médiocrement sur la voie des responsabilités.
— Hans ?
— Ia ? fais-je, car je suis capable de prononcer ce mot sans accent.
— Alors ? demande-t-elle.
Que répondre à une aussi laconique question ? Je marche au pifomètre, en le mettant toutefois sur le grand développement.
— Tout va bien !
C’est une trouvaille, non ? Tout autre que le célèbre commissaire San-Antonio eût été pris au dépourvu. Mais grâce à sa profonde intelligence, à son esprit d’à-propos, à sa sagacité, à sa ruse, à ses dons variés, à sa confiance en soi, à sa fougue, à sa sûreté, à son éducation, à son courage indomptable, San-Antonio, le seul, le vrai, l’unique, celui qui fait trembler les criminels et frissonner les jeunes filles en flirt, celui qui fait vibrer les dames et qui fait traverser la rue aux aveugles, San-Antonio, dis-je, répété-je et confirmé-je, ne s’en laisse pas conter. Il sait ce qu’il faut dire et le moment où il faut le dire.
— Tu l’as trouvé ?
Ce tutoiement m’en bonnit long comme la guerre de Cent Ans sur la nature des relations Virginie Baume-Hans Burger. Faut dire que j’ai l’esprit de déduction aiguisé comme un couteau de boucher.
— Oui, chérie. Ich !
— Merveilleux. Qu’est-ce que je fais de l’autre ?
— Viens me rejoindre ici, on en discutera.
— Tu crois ?
Son indécision est voisine du doute.
— J’aime mieux pas en parler au téléphone.
— Tu as une drôle de voix !
— Je suis essoufflé, j’arrivais… Dépêche-toi, je t’attends.
Un petit temps.
— Tu m’aimes ? chuchote-t-elle d’une petite voix presque peureuse.
J’ai ma seconde trouvaille de la communication. En trois minutes, deux trouvailles c’est une performance, non ? Pendant ce laps de temps, la plupart de mes contemporains réussissent tout juste à se faire cuire un œuf coque.
— Ich liebe Sie !
Elle est contente. Y a sa respiration qui fait l’amour. Dans les ouvrages de la marquise de Vazymou de la Bagouze on lirait qu’elle a un début de pâmoison.
— J’arrive !
Je fais miauler un baiser prometteur et je raccroche. Il ne me reste plus qu’à essuyer la sueur ruisselant sur mon front.
Jusque-là, tout a marché comme sur Déroulède.
J’espère que mon coup de bluff a réussi et que la môme ne va pas tarder à se pointer, sinon elle a au contraire la puce à l’oreille et elle risque de s’emmener promener.