Le lendemain, je me présente chez le Dabuche pour une mise au point. Mais le Tondu est à l’enterrement de la grand-tante du ministre des Contraventions-pour-stationnement-unilatéral-non-observé (l’un des plus actifs puisque détenant un portefeuille vaste comme les cales du France). La grand-tante du ministre se prénommait Léone et mesurait un mètre quatre-vingt-dix. Elle a longtemps défrayé la critique, et on peut même dire que, par instants, elle l’a effrayée. Elle est morte accidentellement, en s’asseyant par mégarde sur une bouteille de Perrier : l’occlusion intestinale, ça ne pardonne pas. Je trouve une note du Boss sur mon burlingue :
Prière partir d’urgence pour me représenter au Congrès international de Police à Godthaab, Groenland. Invitation et billet d’avion ci-joints. Cordialement.
Un peu laconique, mais péremptoire. Je me dis qu’un petit voyage me changera les idées et je rentre à la maison histoire d’y prendre un pull-over, vu que le Groenland n’est pas encore climatisé.
Voyage sans incident, Godthaab est une coquette cité de 92 habitants, célèbre par son stade pouvant contenir 112 000 spectateurs, par sa mosquée édifiée à l’intention des Arabes habitant la région, par ses plantations de freezers et par son équipe de hockey sur gazon. J’ai une chambre magnifique retenue à l’Iceberg-Palace, l’un des hôtels les plus confortables de la ville puisqu’il comporte l’eau froide à tous les étages et un skating par appartement. Des phoques dressés servent le petit déjeuner au lit et les couvertures sont tissées avec les laines du pingouin, c’est vous dire !
Le Congrès de la police a lieu au Palais de glace de Godthaab. Il est placé sous la haute présidence d’Heudebert Gervais, le chef de la délégation esquimaude, plus connu sous le surnom de Kim. Les mérites de ce grand policier ne sont plus à vanter. Chacun se souvient qu’il fut chef d’igloo pendant la guerre ; puis qu’il organisa la Résistance dans une centrale électrique. Il passa son bac à glace avant d’entrer dans la Brigade des Congélateurs. C’est alors qu’il écrivit le livre qui devait le rendre célèbre, « le Zéro absolu et l’infini », ouvrage qui connut un grand retentissement. Sous-secrétaire d’Etat aux Frigidaires, il fit geler les capitaux américains entreposés dans les caves de la B.G. (Banque Groenlandaise), abolit la taxe sur les marmites norvégiennes et contribua par son action au développement du tricot Rasurel. B est à la source du jumelage du Mont-Blanc avec le Groenland, ce qui donna lieu à des festivités qui sont encore dans toutes les mémoires. Chacun se souvient que le maréchal Juin y participa, ce qui fit fondre les bonshommes de neige jalonnant le parcours officiel.
Notre glorieux représentant offrit une glace biseautée à la femme du maire de Godthaab et reçut en échange une calotte glaciaire à glands.
Bref, sous l’impulsion d’un homme comme Kim, le Congrès se déroule dans un climat chaleureux.
Après quinze jours de délibérations, coupés de réceptions officielles, les congressistes votent une motion réaffirmant la nécessité de la police et décidant la création d’une gaine de velours à l’usage des matraques d’agent (gaine ne devant être utilisée que pour les défilés). Mais bien des points secondaires ont été abordés au cours de nos travaux. Ainsi, par exemple, le Congrès s’est penché sur l’emploi du dégivreur de sifflet (indispensable pour assurer la circulation pendant les hivers rigoureux), et sur la création de garde-fou destinés à protéger certains passages à tabac particulièrement dangereux. Nous avons également examiné nombre d’accessoires proposés par des chercheurs assidus, tels que l’appareil à masser la nuque (Belmondo’s speriment), la raie jaune volante pour jalonner les pistes, la gomme à effacer les erreurs judiciaires et bien d’autres merveilles du genre. Le bilan de nos travaux est positif et c’est d’un cœur léger que je retrouve Paris.
Après mon rapport au Dabe, je fonce vers le troquet du coin. C’est bon de rentrer au bercail, de retrouver Pantruche, le muscadet et les amis. De mon petit bistrot me plaît l’ardoise fine. Béru s’y trouve, qui pécore doctement. Il raconte sa toute dernière enquête avec des détails et des épithètes qui n’appartiennent qu’à lui :
— V’là cette brave dame qui rentre dans la chiote d’auscultation du docteur. « Je tousse », qu’elle lui dit. — « Déloquez-vous ! » qu’il lui rétrocède. Bon, la vioque se défringue comme si qu’elle serait à l’hôtel du Pou Nerveux avec un gigolpince. Le toubib la fait t’étaler sur sa canne à pêche… Je veux dire : sur son canapé. Il lui cloque une serviette sur le dossard. « Comptez ! » qu’il lui ordonne. Et v’là la cliente qui se met à compter. Avec la tronche du doc sur ses beaux moplates. A douze mille cinq cents elle s’arrête, complètement épuisée. « Ça ira-t-il comme ça, docteur ? » qu’elle demande. Mais le médecin répond rien : il était cané !
— C’est ta dernière histoire marseillaise, Gros ? interviens-je.
Le Mastar fronce ses brosses à faire reluire son regard et s’écrie :
— Tiens ! Voilà le plus beau !
On fait un malaxage général de cartilages ; après quoi le bonhomme reprend le cours interrompu de son récit.
— Ce que je bonnis est textuel, affirme-t-il. C’est l’affaire sur laquelle m’a collé le Vioque.
— Et de quoi est-il clamsé, ton toubib ?
— C’est le Gugus qu’a lâché. Comme quoi ce sont des choses qu’arrivent même z’aux toubibs. Moi je trouve que c’est réglo qu’y en ait qui clabotent comme leurs clients ; c’est toujours les malades qui canent, pourquoi t’est-ce que ça ne serait pas les médecins, histoire de faire la relève ?
Sur cette vigoureuse déclaration, le Gros écluse un solide gorgeon. Puis, affable, il me questionne :
— C’est beau, le Groenland, San-A. ?
— Féerique, ma grosse pomme.
— J’ai toujours rêvé d’y aller : moi, les palmiers, les plages de sable fin, la mer couleur d’hémorroïde, ça me cloque du vague à l’âme.
Il considère le cadran solaire de sa montre et se lève.
— Mande pardon, les gars, mais faut que j’aille au grill-room du Père-Lachaise.
— Comment ça ? interrogé-je.
— Le toubib que je te cause : on l’insinue dans une heure.
— Puisque la mort est naturelle, pourquoi assistes-tu aux funérailles, Gros ? sourcillé-je.
Il me virgule une œillade savante.
— C’est pas pour le toubib. Lui, j’en ai plus rien à foutre, mais c’est rapport à sa mousmé. Cette souris, elle a un je ne sais pas quoi qui vous taquine l’idéal.
— Et tu estimes que le Columbarium est un endroit choisi pour aller flirter avec la veuve d’un gars qu’on passe au barbecue ?
Il agite un boudin gros comme un bâton d’agent et, sermonneur, déclare :
— Les gerces, San-A., y a pas plus bizarre que leur comportement. Pour rien te cacher, j’ai un certain ticket avec la dame que je te cause, et colombin ou pas, je vais aller faire miroiter mes charmeuses. Elle sera sensible que moi, flic chargé de l’enquête, j’aille voir insinuer son mari. C’est délicat, non ? Et des fois qu’elle tomberait en digue-digue, vu la cruauté du moment, y aurait le bras d’acier de l’homme délicat pour la soutenir.
Ayant dit, le cher homme quitte l’établissement.
— J’y vais aussi, décidé-je.
Ça lui chanstique un peu l’allégresse.
— A cause ? Tu les connais pas.
— Justement, je voudrais voir à quoi ressemble cette belle veuve qui t’a si fortement troublé.
— Une merveille ! bavoche Sa Majesté. Sa maman savait drôlement habiller les squelettes, crois-moi. Et puis c’est quelqu’un, côté intelligence. Elle est médecine, elle aussi. Dommage qu’elle se soye pas spécifiée dans les voies urinaires, j’eusse z’été client.
— Pourquoi, Gros, t’as des ennuis de vessie ?
— Non, mais ça ne doit pas être déprimant du tout de se faire bricoler la prostate par ses mains de fée.
— Tu manques de décence, Gros !
Il file un regard à sa jauge.
— Tu charries, j’ai fait le plein ce matin !
Nous partons pour le cimetière.
En cette délicate journée de mai, le ciel de Paris ressemble à un ciel florentin. Y a de la légèreté partout. Le Gros, qui sait être poète à ses heures, m’en fait la remarque.
— C’est pas un temps à se faire crémer, hein ! murmure-t-il.
— Non, conviens-je, si on aime la chaleur vaut mieux aller à Antibes.
Nous rangeons la chignole en bordure du Père-Lachaise et nous remontons l’allée qui conduit au Columbarium.
— C’est peinard, ici, remarque le Gros ; tu vas p’t’être dire que je suis mord-bide, mais les cimetières, ça m’a toujours plu. Y a des fleurs, c’est tranquille, et puis toutes ces veuves qui viennent faire du jardinage, ça porte à la peau !
— Imagine ta gravosse en noir, Béru, tenté-je de le doucher. Avec un arrosoir pour hydrater le chrysanthème de ta tombe.
— J’imagine mal, murmure-t-il sans la moindre mélancolie, biscotte c’est plutôt moi que je vois usiner sur sa tombe à elle. Je la pleurerais bien, Berthe. On viendrait le dimanche après-midi avec Alfred le coiffeur, ou peut-être le lundi vu que c’est son jour de fermeture. J’y apporterais de la fleur de saison, sauf du lilas vu qu’elle est algébrique aux lilas. Ça lui déclenche le rhume des foins.
La perspective d’une Berthe descendue à fond de cale ne l’émeut pas. Il découvre même un certain charme à la chose.
Nous voici devant le funèbre bâtiment. Des gens recueillis attendent. Ils sont là une cinquantaine qui discutent à voix basse de leurs petites affures. Il y a un vieux chprountz qui explique l’enfilochage de sa dernière truite à un autre crabe détérioré du dôme. Une grosse dame donne la recette du pâté de canard à une autre qui répète docilement chaque phase de l’opération, histoire de bien se l’engranger dans la pensarde.
Un homme d’affaires louche sur sa montre. Un autre sur le décolleté d’une jeune fille. La vie qui continue, quoi !
Radine enfin le corbillard automobile.
Les garçons de piste de la maison Borniol déballent le défunt tandis que ses proches quittent leurs sièges.
Le Gros me refile un coup de coude dans les côtelettes.
— Mords la canne, Gars !
Ce que je vois de la veuve ne pousserait pas un hippocampe à la débauche. Sous ses voiles noirs ses charmes ont disparu (en admettant qu’ils existent). Elle donne le bras à une dame d’un certain âge, mais elle marche d’un pas ferme. C’est pas du tout le genre « Incinérez-moi avec lui ».
— T’as maté ses cannes, Gars ? bafouille l’Enflure.
La dame possède effectivement des jambes admirables.
— Et la taille, dis : la taille ? Elle achète pas ses corsets chez le tonnelier, hein ?
J’opine. C’est vrai, la taille est fine sous le manteau noir bien ajusté.
— Le valseur, Gars. T’as mordu le valseur ?
— Pas encore, mais il me paraît comestible, admets-je.
— Moi, je passerais bien mes vacances avec, soupire l’Hénorme. Il est exactement dans les normes, San-A. Un beau valseur, Gars, doit pas être trop fort, ni trop menu. Trop fort, il décourage la main ; trop menu, il l’attriste. Le dargeot idéal c’est lui, là-devant. La rondeur est belle, son va-et-vient réglé comme le balancier d’une horloge et la fermeté n’est pas discutable. C’est comme si je le toucherais. Je peux te dire comment c’est qu’il est : malléable tout en restant dur. C’est pas donné à tous les proses. Tu chercherais de la cellulite à la loupe que t’en trouverais pas. Le bourrelet est inconnu au bataillon. Et je peux t’annoncer que la peau est toute pareille à du chevreau travaillé. Satinée, je devine. Et fraîche. Un baigneur doit pas être chaud au départ.
« Les c… chauds, ce ne sont pas les plus beaux, t’es d’accord ? Tiède, je ne dis pas, mais pas chaud.
Nous voici dans l’édifice.
On se range en demi-cercle.
Et c’est alors que j’ai ma grosse commotion, les gars. Il me semble tout à coup que l’univers se met à gambader autour de moi. Comme dans un brouillard, je vois les croque-morts quitter le hall en coltinant le cercueil. Il y a des reniflements, des sanglots bien venus. Mais tout cela se déroule sur une autre planète ou, plus exactement, dans une autre dimension. Ce qui cristallise toute mon attention, c’est la dame au bras de laquelle se cramponne la charmante veuve. Cette personne, je la connais. Il s’agit de Monica Mikaël.
Vous avez bien lu ? Monica Mikaël, ma conquête de Moisson ! Fantastique de la retrouver ici, non ?
Je chope le gigot du Gros.
— Au fait, Béru, comment s’appelle-t-il, ton toubib ?
— Alexandre Baume. Pourquoi ?
— Pour rien, fais-je en m’éloignant.
Bérurier a un mouvement de surprise en me voyant filer, mais sa veuve accapare tout son intérêt et il joue des coudes pour se hisser à son niveau.
La veuve ! Il s’agit de Virginie Baume, la blonde amie de Monica ! Je comprends qu’elle est gironde ! Pour une fois, le Gros a les mêmes goûts que moi.
Je me catapulte dans les coulisses du Columbarium. Un gardien veut me retenir, mais je lui fais lâcher prise d’un revers du coude. Je m’annonce vers l’incinérateur au moment où les spécialistes s’apprêtent à enfourner le défunt.
— Arrêtez ! leur enjoins-je.
Ils m’examinent d’un œil pas content.
— Je vous demande pardon ? me demande l’un des boulangers.
Le valeureux San-Antonio, l’homme qui n’a peur de rien, montre sa carte.
— Police. N’incinérez pas le corps. Un supplément d’enquête vient d’être décidé.
Je m’abstiens simplement de préciser qu’il l’a été par moi.
— Vous avez un papier ? balbutie l’enfourneur, embêté.
— Il vous parviendra d’ici une heure.
— Mais qu’est-ce qu’on va dire à la famille ?
— La famille n’assiste pas à… heu… la combustion ?
— Non.
— Alors vous ne dites rien. Lorsque le temps normal d’incinération sera écoulé, vous procéderez comme d’habitude. C’est-à-dire que vous remettrez l’urne qui est censée contenir les cendres.
— C’est pas très régulier, affirme le plus teigneux des crémiers.
— Ça le deviendra, fais-je.
— Qu’est-ce qu’on fait du client ?
— Vous n’avez pas que des cuisinières à gaz dans votre cuisine, vous avez aussi des frigos, je suppose ?
— Ben oui…
— Alors mettez-le au frais. Après la cérémonie bidon, je vous donnerai d’autres instructions.