Y a fiesta à la Grande Cabane, les gars. On célèbre les trente piges de bons et loyaux services du Vieux, c’est la cérémonie d’exception, non ?
Nous sommes tous réunis dans la salle de conférences, tous au grand complet et en grand complet.
Messieurs les Hommes ont toute latitude pour s’expliquer à leur guise dans Paname : les poulagas font relâche. M’est avis que s’ils sont au parfum de nos habitudes, il est en train de se perpétrer des coups fumants à l’heure où que je vous cause. Les garçons de recette peuvent se cramponner à leurs sacoches, les caissiers se carrer leur signal d’alarme dans le rectum et les bijoutiers remiser leurs cailloux dans la chambre forte, moi je vous le dis.
Le Boss a mis un costar noir, une cravate noire et sa rosette sur canapé des jours de gloire. Il est ému because M’sieur le Ministre de la Zone Bleue est en train de lui refiler un de ces coups de brosse-à-faire-reluire-l’honneur qui n’est pas dans une musette !
— Monsieur le directeur, qu’il trémole, vous fûtes avec une conscience exemplaire, de toute votre intelligence et en déployant une énergie farouche, la main de fer au cœur généreux qui a su insuffler un sang neuf dans l’esprit de ses services, lesquels assument avec une constance digne d’éloge la pérennité de la République, la sécurité du pays, la stabilité de la natation… je veux dire de la nation, et qui donnent à chaque Français la garantie de…
De quoi faire chialer un mur de briques, mes fils ! Il y a des toux, des raclements de gorge, des reniflements, des cillements, des craquements de chaise, des mouchages, et même des larmes en technicolor. Le Vioque a le bord des cils comme du jambon de Paris et il a adopté la pose modeste du mec qu’on est en train d’empailler tout vif.
Le ministre jette un coup d’œil au discours que lui a préparé le petit neveu du secrétaire adjoint du sous-chef de bureau de son vice-sous-chef de cabinet. Il prend une large inspiration et poursuit :
— Pendant trente ans, avec un dévouement exemplaire, vous vous consacrâtes au bien public. Vous fîtes de votre vite… je veux dire de votre vie, plus qu’un emblème : un drapeau ! Vous vous donnâtes et vous vous sacrifiâtes sans compter, faisant bon marché de vos jours et de vos nuits, de vos loisirs et de vos soucis personnels. Vous renouâtes avec les vieilles traditions françaises qui furent jadis la panade… je veux dire l’apache… excusez-moi : l’apanage de notre race.
— C’est fou ce qu’y cause bien ! me chuchote Bérurier dans le creux de la coquille. On a beau dire, mais l’instruction c’est quelque chose !
D’un coup de tatane dans les échasses, je l’oblige à fermer le robinet de son réservoir à couenneries. Le ministre continue sa diatribe et j’aime pas écouter deux patates à la fois.
— Si la police française, marseillaise le portefeuillé, est l’une des premières du monde, c’est, dans une large mesure, à vous qu’elle le doit. A vous qui sûtes refondre ses rouages compliqués dans le creuset généreux de votre esprit d’initiative.
— Si je causerais aussi bien, murmure le Gros, je vendrais des aspirateurs et je remplirais tellement de bons de commande qu’il faudrait un camion pour les coltiner de l’usine.
— En ces temps troublés, monsieur le directeur, la présence d’un homme tel que vous à la tête de corn…
Il se tait, tourne son feuillet, et enchaîne :
— A la tête de compagnons valeureux comme ceux qui m’écoutent en ce moment, est une garce…
Il s’arrête, regarde de plus près sa feuille et reprend :
— Pardon ; est un gage de vitalité. Que ces trente années de bons et aloyaux… pardon : et loyaux services, soient suivies de beaucoup d’autres, monsieur le directeur. C’est sur ce vieux con… excusez-moi : sur ce vœu qu’on se doit de conclure. Vive donc la Police ! Vive la République ! Vive la Framboise !.. Je veux dire : vive la France !
Tandis qu’on applaudit comme à un métinge, le ministre se tourne vers son chef de lavabo.
— Je me demande qui est l’imbécile qui a dactylographié ce discours, fulmine-t-il ; c’est bourré de fautes de frappe.
Le moment des cadeaux est maintenant arrivé.
Le ministre fait tout d’abord le sien, ce qui est normal. Il offre au Vieux la récompense suprême : une photographie du Général dédicacée par le chef de sa maison militaire et paraphée par le jardinier de sa maison de campagne. C’est ensuite la maison Poulaga qui, s’étant cotisée, a acheté à son Big Boss un stylo en or massif, avec remplissage thermonucléaire, capuchon de chez C.C.C., plume occulte, tiroir de rangement, corps de ballet incorporé, changement de vitesse au pied, tableau de bord en cuir de Russie tanné par les Japonais, matelas surbaissé, fignolage interne, roues à rayons, pas de vis fromagé, déglutition spontanée, incurvage à triple génouflexion, vue sur le Mont-Chauve, lieux communs automatiques, formules de politesse à répétition, et aussi, — et surtout — avec l’assurance de notre indéfectible attachement.
Le Tondu en larmoie sur les revers de son costar. C’est alors que Sa Majesté Béru Ier, roi des Ignares et président à vie des diminués du bulbe, se dégage de la masse, violet d’émotion. Il coltine un pacson format cantine militaire enveloppé dans du papier journal et ficelé avec de la corde qui devrait servir à amarrer des péniches.
— Patron, éructe l’Obèse, si vous voudrez me permettre, j’ai quèque chose à vous causer et à vous z’offrir moi z’aussi.
Un silence stupéfait accueille cette initiative. Le Gravos passe sa gourmande sur ses lèvres à pneu-ballon, se racle le corgnolon et enchaîne vite-fait-sur-le-gaz (comme on dit à Lacq).
— Si que je me permets ceci et cela, patron, c’est rapport que j’ai z’été promulgué inspecteur principal à la suite d’à propos de votre intervention personnelle et efficace.
« Je suis pas un oratoire et je m’esplique mieux t’avec mes poings que z’avec ma langue ; laissez-moi vous causer pourtant de ma reconnaissance. Faut qu’on vous dise aussi combien c’est qu’on apprécie votre haute direction. Vous z’êtes pas un marrant et vous avez pas toujours le gant de velours autour de la main de fer. Quand il y a du mou dans la corde à nœuds, faut se sauver de devant biscotte ; y a de l’orage dans votre bureau, mais pourtant on vous aime bien, tous autant qu’on est ici, pas vrai, les potes ?
Une salve d’applaudissements salue ces véhémentes paroles. Le Gros remet alors son présent au directeur.
— Oh ! Ça ne casse pas trois pattes à un canard, s’excuse-t-il, mais dans la vie c’est comme en amour : chacun fait selon ses moyens.
Le Vieux, dans un élan sublime, donne l’accolade à Béru. Le Gros fond en sanglots bruyants. Il se jette sur la poitrine du Vioque qui, du coup, commence à se sentir gêné aux entournures.
— Je le savais bien que vous étiez pas une peau de vache ! brame le Valeureux en se mouchant dans la cravate Fath du Boss.
Je vole au secours de ce dernier en faisant lâcher prise à Béru. C’est sur mon épaule que le Mahousse continue de se vider.
M’est avis qu’il s’est rempli le réservoir pour se donner du courage. C’est le Muscadet du coin qui lui dégouline sur les bajoues. Quelques claques dans le dossard le remettent au pli. Pendant ce temps, le Vioque a défait le cadeau. Il en extrait un hibou empaillé, passablement bouffé aux mites et auquel il manque un œil de verre.
C’est la grosse marrade dans l’assemblée. Le Ministre de la Zone Bleue en rigole dans son portefeuille (renouvelable par tacite reconduction). Le Vioque ne sait plus s’il s’agit d’une mauvaise blague ou d’une naïveté.
— J’espère qu’il vous plaira, murmure Bérurier, troublé par nos rires. J’ai pensé que ça ferait bien dans votre bureau. Ça veut dire que la police veille, comprenez-vous. En quelque sorte, c’est une sorte d’espèce de Saint Bol, quoi !
Le Dabe comprend. Il remercie. Il prononce son allocution. C’est beau, tricolore, humide et émouvant. Ça va droit au cœur sans épargner le visage. Ça dit tout haut, et au subjonctif, ce que nous pensons tout bas et à l’indicatif présent de nous-mêmes : à savoir que nous sommes des gens d’un grand courage, d’un grand mérite et d’une petite paie. Re-bravos. Le ministre fait des promesses. On trinque. Champagne comme s’il en pleuvait. Le Gros se finit allègrement. C’est son jour de gloire à lui aussi.
Posé sur un meuble, son hibou borgne surveille l’assistance d’un œil social.
— Mon cher San-Antonio, j’ai deux petits mots à vous dire !
Je me retourne : c’est le Dabe. Il tient sa coupe de champ à la main, élégant dans ses manières qu’il est. C’est à des trucs commak qu’on mesure la classe d’un mec. Peler une pêche c’est facile : suffit d’un peu d’entraînement. Et puis on est assis pour le faire. Mais évoluer dans la foule avec une coupe pleine de brut impérial à la main, c’est un autre tabac.
— A vos ordres, monsieur le directeur.
Il m’emmène à l’écart, dépose sa coupe sur un guéridon et me saisit le bras.
— J’ai une mission d’un genre très particulier à vous confier.
— Vous m’en voyez ravi.
— Elle est si particulière en fait que j’hésite à vous demander cela.
Il m’intrigue, le Décoiffé. C’est pas dans ses manières de faire tant de giries pour envoyer un de ses archers à la castagne.
— Vous me mettez l’eau à la bouche !
Il a un sourire qui fait miroiter ses tabourets en gold.
— Dieu vous entende !
Le voilà qui glisse la main dans sa poche et qui s’empare d’une photographie. Il me tend l’image. Ça représente une dame d’une quarante-cinquaine d’années, encore pas mal. Elle est blonde, avec des yeux bleus et une bouche sensuelle.
— Connais pas, fais-je. De qui s’agit-il ?
— Le nom et l’adresse sont au dos.
Je retourne la photo et je lis à mi-voix :
— Monica Mikaël, la Sapinière, Moisson, S.-et-O.
Je branle le chef.
— En quoi consiste la mission, patron ? demandé-je.
Il élude provisoirement.
— Vous connaissez Ruy Blas ?
— La pièce de Victor Hugo.
— Oui.
— Bien entendu ! Pourquoi ?
— Vous la connaissez bien ?
— Presque par cœur.
— Savez-vous comment se termine l’acte premier ?
— Parfaitement, érudis-je. La reine d’Espagne paraît. Tous les grands d’Espagne se couvrent. Ruy Blas murmure à don Salluste : « Et que m’ordonnez-vous, Seigneur, présentement ? »
— Que répond don Salluste ? demande le Vioque.
— Il répond : « De plaire à cette femme et d’être son amant ».
Le Dabuche retrouve son sourire.
— Supposez que vous soyez Ruy Blas, que je sois don Salluste et que cette femme soit la reine d’Espagne.
Ce disant, il tapote la photographie. J’y jette un regard.
— Vous me demandez de devenir l’amant de cette personne ?
— Voilà.
— Puis-je vous demander dans quel dessein ?
Il secoue la tête.
— Ce n’est pas encore le moment, San-Antonio. Essayez de forcer l’intimité de cette personne. Et si vous y parvenez, venez me le dire. A ce moment-là, je vous expliquerai.
« Forcer l’intimité de cette personne » ! C’est beau, le style Régence, non ? J’espère qu’elle a une belle intimité, la personne en question.
Je me mets à rigoler comme douze bossus qui viendraient de renifler du gaz hilarant.
— Dites, patron, je suis d’accord que cette mission est d’un genre extrêmement particulier. En tout cas, elle ne manque pas d’agrément.
— Vous trouvez ? fait le Dabe.
Je mate une nouvelle fois la photo.
— Elle n’est pas si mal, la dadame ! Evidemment, il faut voir la carrosserie, mais le visage est agréable. Elle a le regard qui promet et la bouche qui doit tenir !
Le Big Boss hoche la tête.
— Il y a un petit détail que j’ai omis de vous indiquer, fait-il gentiment.
— Lequel, patron ?
— Cette photographie date de dix ans !
Il reprend son verre et s’éloigne sans me regarder.