Chapitre 12

Un tintamarre de musique infâme envahit la cabine du Cœur-en-Or tandis que Zaphod balayait les gammes d’ondes de la Sub-Etha radio, à la recherche de nouvelles se rapportant à lui. L’appareil s’avérait d’un maniement plutôt délicat : des années durant, on avait manipulé la radio en pressant des boutons et en tournant des cadrans ; puis avec l’évolution technique, on était passé aux touches micro-sensibles qu’il vous suffisait d’effleurer du bout des doigts ; à présent, vous n’aviez plus qu’à faire un vague signe de main dans la direction approximative de l’appareil et qu’à espérer. Certes, cela vous épargnait pas mal d’efforts musculaires mais c’était également synonyme d’une immobilité crispante et forcée si l’on voulait rester à l’écoute du même programme.

Zaphod fit un vague signe de main et l’appareil changea encore de canal. Toujours la même musique infâme mais cette fois, comme fond sonore à un bulletin d’informations. Les nouvelles étaient toujours sérieusement tronquées afin de mieux coller au rythme de la musique… et maintenant avec vous sur la gamme des sub-éther, notre journal, diffusé vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans toute la galaxie, caqueta la voix, mais tout d’abord un grand bonjour à toutes les races intelligentes qui nous écoutent… et pour toutes les autres, n’oubliez pas, le grand secret c’est de trouver les bonnes pierres et de bien frotter. Et bien sûr, tout de suite, la grande nouvelle de la soirée, c’est avant tout le vol sensationnel de ce tout nouveau prototype d’astronef à générateur d’improbabilité, vol dont l’auteur n’est autre que le Président galactique lui-même, Zaphod Beeblebrox. Et la question que tout le monde se pose à cette heure, c’est… le Grand Z aurait-il donc fini par craquer ? Beeblebrox, cet homme qui, rappelons-le, inventa le Pan Galactic Gargle Blaster, cet ex-spécialiste en abus de confiance jadis surnommé par Eve-Ruth Chérie le « Meilleur coup depuis le Big Bang », et récemment élu, pour la septième fois consécutive, « l’Être le Plus Mal Fagoté de Tout l’Univers Connu »… La réponse serait-elle pour cette fois ? Nous avons posé la question à son neurologue personnel, Hildé Bloch-Hafon…

La musique décrivit encore quelques arabesques puis une voix jaillit, sans doute celle de Hildé Bloch-Hafon, disant :… Eh pien, foyez-fous, Zaphod, z’est d’un dype, n’est-ze bas, qui… mais il n’alla pas plus loin car un crayon électrique vola à travers la cabine et traversa le faisceau de l’interrupteur du poste.

Zaphod se retourna, fusillant Trillian du regard – c’était elle qui avait lancé le crayon.

— Eh ? Pourquoi vous avez fait ça ?

Trillian tapa du doigt sur un écran couvert de chiffres.

— Je viens juste de penser à quelque chose…

— Ah ouais ? Et ça vaut le coup d’interrompre un bulletin d’informations qui parle de moi ?

— Vous avez suffisamment déjà entendu parler de vous.

— Mais je manque de confiance en moi, vous le savez bien.

— Serait-il possible de laisser tomber votre ego quelques instants ? C’est important.

— S’il y a quoi que ce soit de plus important que mon ego dans les parages, je veux qu’on l’attrape et qu’on le fusille sur-le-champ.

Il lui lança encore un regard incendiaire puis il rit.

— Écoutez, reprit-elle, on a ramassé ces deux types…

— Quels deux types ?

— Les deux types qu’on a ramassés.

— Ah ! ouais, dit Zaphod. Les deux types.

— On les a ramassés dans le secteur ZZ/9 du Pluriel Z d’Alpha.

— Ouais ? dit Zaphod en clignant les yeux.

Trillian poursuivit calmement : « Est-ce que cela vous dit quelque chose ?

— Hmmmmmmm, fit Zaphod, ZZ/9 du Pluriel Z d’Alpha… ZZ/9 du Pluriel Z d’Alpha…

— Eh bien ?

— Euh… que veut dire au juste le Z ?

— Lequel ?

— N’importe lequel.

L’une des difficultés majeures éprouvées par Trillian dans ses relations avec Zaphod avait été d’apprendre à distinguer entre les moments où il faisait l’idiot pour tromper l’adversaire, ceux où il faisait l’idiot par pure flemme en se déchargeant sur les autres du souci de penser à sa place, ceux où il faisait outrageusement l’idiot pour dissimuler le fait qu’il ne pigeait effectivement rien et ceux enfin où il était manifestement et complètement idiot. Il était réputé pour sa surprenante intelligence et c’était assurément justifié – mais pas tout le temps : ce qui l’ennuyait bien évidemment, d’où ces simagrées. Il préférait être source de perplexité que de mépris. Cela, plus que tout, semblait à Trillian franchement idiot mais elle ne pouvait plus se permettre de discuter là-dessus.

Avec un soupir, elle appela sur le visio-écran une carte céleste afin de simplifier pour lui ses explications – quelles que puissent être les raisons de son attitude.

— Là, désigna-t-elle, juste là.

— Eh… ouais ! dit Zaphod.

— Alors ?

— Alors quoi ?

Des parties de son cerveau se mirent à crier sur d’autres à l’intérieur de sa tête. Très calmement, elle expliqua :

— C’est exactement le même secteur que celui où vous m’avez ramassée la première fois.

Il leva les yeux vers elle puis regarda de nouveau l’écran.

— Eh ouais, ça c’est dingue ! On aurait dû foncer droit dans la Nébuleuse à Tête de Cheval. Comment a-t-on fait pour être là ? On n’est vraiment nulle part !

Elle ne releva pas.

— Le générateur d’improbabilité, expliqua-t-elle patiemment. « Vous me l’avez expliqué vous-même. Nous traversons chaque point de l’univers, vous le savez bien.

— Ouais, n’empêche que c’est une coïncidence sacrément délirante, non ?

— Oui.

— Ramasser quelqu’un à ce point précis ? Parmi tout le choix qu’offre l’ensemble de l’univers ! C’est simplement trop… J’en aurai le cœur net. Ordinateur !

L’ordinateur embarqué cybernétique de Sirius qui imprégnait et contrôlait la moindre particule du vaisseau se commuta en mode interactif.

« Salut la compagnie ! » lança-t-il avec entrain tout en crachant simultanément un mince ruban de papier pour les archives. Sur le papier, on pouvait lire : Salut la compagnie !

— Oh par Zarquon ! dit Zaphod.

Il n’avait pas eu l’occasion de travailler longtemps sur cet ordinateur mais il avait déjà appris à le détester.

L’ordinateur poursuivit, avec autant de bagou que s’il vendait de la lessive : « Je veux que vous sachiez que, quel que soit votre problème, je suis là pour vous aider à le résoudre.

— Ouais, bon, dit Zaphod. Écoute, je crois que je vais me contenter d’un simple bout de papier.

— Bien sûr », dit l’ordinateur tout en continuant de déverser ses messages dans une poubelle. « Je comprends. Si jamais vous désiriez…

— La ferme ! dit Zaphod et, s’emparant d’un crayon, il vint s’asseoir près de Trillian à la console.

« O.K., O.K. », dit l’ordinateur sur un ton blessé avant de couper sa communication vocale.

Zaphod et Trillian se penchèrent sur les chiffres que l’analyseur de vol du générateur d’improbabilité faisait silencieusement défiler devant eux.

— Peut-on calculer, demanda Zaphod, quel était, de leur point de vue, le taux d’improbabilité d’un sauvetage ?

— Oui, c’est une constante, dit Trillian : deux puissance deux cent soixante-seize mille sept cent neuf contre un.

— Ça fait beaucoup. Ces deux types ont une sacrée veine.

— Oui.

— Et maintenant, par rapport à ce que nous faisions au moment où le vaisseau les a recueillis ?

Trillian introduisit les chiffres. L’écran fit apparaître deux puissance l’infini moins un contre un (un nombre totalement irrationnel qui n’a qu’une simple valeur conventionnelle en physique de l’improbabilité).

Zaphod siffla doucement puis constata :

— Ça fait plutôt bas.

— Oui, dit Trillian en le regardant avec perplexité.

— Ça fait une foutue dose d’improbabilité à prendre en compte. Il faut que quelque chose de sacrement improbable se manifeste pour équivaloir une pareille somme.

Il griffonna quelques additions, les barra, puis jeta le crayon.

— Par Zarquon, pas moyen de le calculer !

— Et alors ?

Zaphod cogna ses deux têtes ensemble avec irritation en grinçant des dents :

— O.K… Ordinateur !

Les circuits vocaux reprirent vite.

« Eh bien, salut tout le monde ! » dirent-ils (petit papier, petit papier). « Mon seul désir, c’est de rendre votre journée encore plus agréable, de plus en plus en plus…

— Ouais, bon, alors ferme-la et calcule-moi quelque chose.

— Mais avec plaisir, caqueta l’ordinateur, vous désirez une prévision de probabilité fondée sur…

— Des données improbables, c’est ça.

— O.K., poursuivit l’ordinateur. Eh bien, voici une petite indication non dénuée d’intérêt : avez-vous jamais remarqué que l’existence de la plupart des gens est gouvernée par des numéros de téléphone ?

Une expression douloureuse s’inscrivit lentement sur l’un des visages de Zaphod avant de gagner le second :

— T’as fumé ou quoi ?

— Moi, non mais vous, si, une fois que je vous aurai dit que…

Trillian s’exclama. Elle pianota frénétiquement sur les boutons du contrôleur de vol du générateur d’improbabilité.

— Des numéros de téléphone ? dit-elle. Cette chose a bien dit : numéros de téléphone ?

Des chiffres scintillèrent sur l’écran.

L’ordinateur avait marqué une pause polie mais il reprenait maintenant :

— Ce que j’étais sur le point de vous dire, c’est que…

— Pas la peine, coupa Trillian.

— Écoutez, que se passe-t-il ? dit Zaphod.

— Je ne sais pas, dit Trillian. Mais nos intrus… ils se dirigent vers la passerelle en compagnie de ce foutu robot. Y a-t-il une caméra de contrôle pour les suivre ?

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