Chapitre 22

Il était assis, le dos tourné à Arthur, et contemplait les dernières lueurs du couchant en train de sombrer dans les ténèbres derrière l’horizon. C’était un homme assez grand, âgé, et simplement vêtu d’une longue tunique grise. En se tournant, il aurait révélé des traits fins et distingués, usés par les tracas mais non dépourvus d’amabilité : un visage à lui confier vos économies. Mais l’homme ne s’était pas encore tourné, pas même en réaction au cri de surprise d’Arthur.

Quand enfin, les ultimes rayons du soleil eurent complètement disparu, il se retourna. Ses traits en étaient encore illuminés et en cherchant la source de cet éclairage, Arthur découvrit à quelques mètres de là une sorte de petit vaisseau – sans doute un aéroglisseur. Il baignait dans une lumière douce.

L’homme considéra Arthur, non sans tristesse, semblait-il.

Il parla :

— Vous avez choisi une nuit bien froide pour visiter notre planète morte.

— Qui… qui êtes-vous ? bégaya Arthur.

L’homme détourna les yeux. À nouveau cette expression de tristesse semblait avoir traversé son visage.

— Mon nom est de peu d’importance.

Il paraissait avoir quelque souci à l’esprit. Et le moins qu’on pût dire est qu’il ne recherchait pas spécialement la conversation. Arthur se sentait gêné.

— Je… euh… vous m’avez surpris…, dit-il maladroitement.

L’homme reporta sur lui son attention, avec un léger haussement de sourcils :

— Hmmmmm ?

— Je disais que vous m’aviez surpris.

— N’ayez pas peur, je ne vais pas vous manger.

Arthur fronça les sourcils :

— Pourtant, vous nous avez bien tiré dessus ! Les missiles…

L’homme plongea son regard dans la bouche du cratère. La pâle luminescence émise par les yeux de Marvin jetait de vagues ombres rouges sur l’énorme carcasse du cachalot.

L’homme ricana doucement.

— Un dispositif automatique », expliqua-t-il avec un léger soupir. « D’antiques ordinateurs alignés dans les entrailles de la planète comptent le sombre écoulement des millénaires et l’âge commence à peser lourdement sur leurs banques de données poussiéreuses. De temps en temps, j’ai l’impression qu’ils aiment bien tirer au jugé, histoire de rompre la monotonie.

Il considéra gravement Arthur puis ajouta :

— Je suis un grand amateur de science, vous savez.

— Oh… euh, vraiment ? dit Arthur qui commençait à trouver déconcertantes les manières curieuses mais aimables du bonhomme.

— Oh ! oui, et le vieillard se tut de nouveau.

— Ah, fit Arthur. Euh…

Il se donnait la bizarre impression d’être un homme surpris en plein adultère quand le mari entre dans la chambre et qui enfile en vitesse un pantalon en émettant quelques remarques banales sur le temps avant de s’éclipser.

— Vous m’avez l’air mal à l’aise, remarqua le vieil homme avec une inquiétude polie.

— Euh, non… enfin, si. Voyez-vous, à vrai dire, nous ne nous attendions pas vraiment à trouver quelqu’un dans le coin, en fait. J’avais plus ou moins cru comprendre que vous étiez tous morts ou je ne sais quoi…

— Morts ? dit le vieil homme. Bonté divine, non, nous avons simplement dormi.

— Dormi ? s’exclama Arthur, incrédule.

— Oui. Tout le temps de la récession économique, n’est-ce pas, expliqua le vieil homme, apparemment peu soucieux de savoir si Arthur comprenait un mot à ses paroles.

Arthur dut le relancer :

— Euh, la récession économique ?

— Eh bien, voyez-vous, il y a cinq millions d’années, l’économie de la Galaxie s’est effondrée et vu que l’aménagement de planètes sur mesure tient quand même du luxe coûteux, n’est-ce pas…

Il marqua une pause pour considérer son interlocuteur :

— Vous savez que nous fabriquons des planètes, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec une certaine solennité.

— Eh bien, oui, c’est ce que j’avais cru comprendre.

— Une activité fascinante », dit le vieillard, et la nostalgie emplit son regard. « Découper les côtes a toujours été mon faible. Je prenais un plaisir infini à réaliser tous les petits détails dans les fjords… enfin bref (il essaya de retrouver le fil) la récession est arrivée et l’on a décidé que pour s’éviter tout un tas de soucis il suffirait de la traverser en dormant. Alors on a simplement programmé nos ordinateurs pour qu’ils nous réveillent une fois la crise achevée.

L’homme étouffa un léger bâillement et poursuivit :

— Les ordinateurs étaient raccordés à l’indicateur de tendance du marché galactique, voyez-vous, si bien que nous serions tous réveillés une fois que tout le monde aurait rebâti une économie suffisamment forte pour rendre viables des services aussi coûteux que les nôtres.

Arthur, en lecteur régulier du Guardian[4], était profondément choqué par tout cela :

— Voilà une attitude plutôt déplaisante, non ?

— Vous trouvez ? » s’enquit doucement le vieillard. « Je suis désolé… je suis un peu en dehors du coup.

Il indiqua le fond du cratère.

— C’est à vous, ce robot ?

— Non », répondit de là-bas une voix métallique. « Je suis à moi.

— Si on peut appeler ça un robot, grommela Arthur. Je dirais plutôt ça une machine à broyer du noir électronique.

— Amenez-le, dit le vieil homme.

Arthur ne fut pas peu surpris de percevoir brusquement cet accent décidé dans la voix du vieillard. Il appela Marvin qui entreprit de se hisser le long de la pente avec force laborieux mouvements de claudication – parfaitement injustifiés.

— Tout bien pesé, laissez-le où il est », corrigea le vieillard. « Et venez plutôt avec moi. De grands évènements se préparent.

Et il se tourna vers son appareil qui – bien qu’apparemment aucun signal n’eût été donné – s’était déjà mis à glisser doucement vers eux dans l’obscurité.

Arthur jeta un coup d’œil à Marvin qui faisait à présent de tout aussi spectaculairement laborieux efforts pour effectuer un demi-tour et regagner en clopinant le fond du cratère, sans cesser de marmonner avec amertume.

— Allons, venez ou nous allons être en retard.

— En retard ? Il y a le feu ?

— En un sens, oui. Comment vous appelez-vous, humain ?

— Dent. Arthur Dent, dit Arthur.

— Il pourrait bien y avoir le feu. Le feu, Dentarthurdent », expliqua le vieillard, imperturbable. « C’est une sorte de menace, si vous voulez.

Une nouvelle lueur de regret emplit ses vieux yeux fatigués.

— Je n’ai jamais été personnellement très bon à ce genre d’exercice mais je me suis laissé dire qu’elles peuvent être très efficaces.

Arthur le regarda en clignant des yeux et murmura :

— Quel personnage extraordinaire.

— Je vous demande pardon ?

— Oh ! rien, excusez-moi », dit Arthur, embarrassé. « Bon, où allons-nous ?

— Dans mon aérocar », dit le vieil homme en invitant Arthur à monter dans l’engin qui s’était silencieusement arrêté à côté d’eux. « Nous allons nous enfoncer dans les entrailles de la planète où en ce moment même encore, notre race sort d’un sommeil de cinq millions d’années. Magrathea s’éveille.

Arthur eut un frisson involontaire en s’asseyant près du vieillard. L’étrangeté de tout ceci, le tangage silencieux de l’appareil qui s’élevait dans le ciel nocturne, tout cela le mettait mal à l’aise.

Il regarda le vieillard dont le visage était vaguement illuminé par les minuscules voyants du tableau de bord.

— Excusez-moi mais… quel est votre nom, au fait ?

— Mon nom », répéta le vieil homme, et la même tristesse lointaine s’inscrivit encore une fois sur ses traits. Il marqua une pause. « Mon nom, dit-il, est Slartibartfast.

Arthur faillit s’étrangler. Il bégaya :

— Je vous demande pardon ?

— Slartibartfast, répéta calmement le vieil homme.

Slartibartfast ?

Le vieillard le considéra d’un air grave.

— Je vous avais dit que ça n’avait pas d’importance.

L’aérocar glissait dans la nuit.

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