Chapitre 17

Après un début de journée plutôt agité, les esprits d’Arthur commençaient à se rassembler à partir des fragments épars récupérés de la veille. Il était parvenu à trouver un Nutri-Matic qui lui avait fourni une tasse en plastique emplie d’un liquide qui était presque, quoique pas exactement, tout sauf du thé. La façon dont fonctionnait cet appareil n’était pas inintéressante : sitôt pressé le bouton boisson, il effectuait un examen instantané – quoique extrêmement fouillé – des tendances gustatives du sujet, une analyse spectroscopique de son métabolisme, puis envoyait de minuscules signaux expérimentaux via les faisceaux nerveux jusqu’aux centres du goût dans le cerveau dudit sujet pour voir ce qui était susceptible de passer le mieux. Cependant, personne ne savait au juste pourquoi il faisait tout ça, vu qu’invariablement il servait une tasse de liquide qui était presque, quoique pas exactement, tout sauf du thé. Le Nutri-Matic était conçu et fabriqué par la Compagnie Cybernétique de Sirius, firme dont le service du contentieux recouvre à l’heure actuelle l’intégralité des terres émergées de trois planètes dans le système de Tau de Sirius.

Arthur but le liquide et le trouva revigorant.

Puis il retourna examiner les écrans et regarda défiler encore quelques centaines de kilomètres de grisaille désolée. Il lui vint soudain l’idée de poser une question qui le turlupinait :

— Y pas de danger ?

— Magrathea est morte depuis des millions d’années, dit Zaphod, bien sûr qu’il n’y a pas de danger. Même les fantômes ont dû avoir le temps de se ranger et de fonder une famille, à cette heure.

Sur quoi, un son étrange autant qu’inexplicable fit soudain vibrer toute la passerelle – un bruit comme celui, lointain, d’une fanfare ; un son caverneux et flûté, insubstantiel. Il fut suivi d’une voix tout aussi caverneuse, flûtée et insubstantielle. La voix disait : Bienvenue à vous…

Quelqu’un, sur la planète morte, leur parlait !

— Ordinateur ! cria Zaphod.

— Salut tout le monde !

— Par le photon, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Oh ! une vulgaire bande vieille de cinq millions d’années…

— Une quoi ? Tu veux dire un enregistrement ?

— Chhhhht ! dit Ford, ça continue !

La voix était âgée, courtoise, presque charmeuse mais indubitablement chargée d’une menace sous-jacente. Elle disait : Ceci est une annonce préenregistrée, étant donné que, j’en ai peur, nous devons tous être H.S. à l’heure qu’il est. Le Conseil commercial de Magrathea vous remercie de votre aimable visite…

(« Une voix de l’antique Magrathea ! s’écria Zaphod. – Ça va, ça va », dit Ford.)

… mais est au regret, poursuivait la voix, de vous informer que l’ensemble de la planète est temporairement fermé à toute transaction. Merci. Si vous voulez bien nous laisser votre nom ainsi que les coordonnées d’une planète où l’on peut vous contacter, il vous suffit de parler sitôt que vous aurez entendu la tonalité…

— Ils veulent se débarrasser de nous », dit Trillian, nerveuse. « Qu’est-ce qu’on fait ?

— Ce n’est qu’un enregistrement, dit Zaphod. On continue ! Compris, l’ordinateur ?

— Compris ! dit l’ordinateur et il donna au vaisseau un bon coup d’accélérateur.

Ils attendirent.

Au bout d’une ou deux secondes, la fanfare revint, puis la voix : Nous tenons à vous assurer que dès la reprise de nos affaires, nous ferons passer des annonces dans toute la presse de luxe ainsi que dans les suppléments en couleurs afin que notre aimable clientèle puisse à nouveau faire son choix parmi ce qui se fait de mieux en matière de géographie contemporaine. La menace dans la voix se fit plus nette : D’ici là, nous remercions encore notre aimable clientèle de son intérêt et l’invitons de nouveau instamment à quitter les lieux. Tout de suite.

Arthur consulta les visages nerveux de ses compagnons :

— Eh bien, je suppose qu’on ferait mieux de repartir, non ? suggéra-t-il.

— Chhhhht ! fit Zaphod. Il n’y a absolument pas lieu de s’inquiéter.

— Alors pourquoi tout le monde est-il si tendu ?

— Simple marque d’intérêt ! s’écria Zaphod. Ordinateur, initie la procédure de descente dans l’atmosphère et prépare-nous un atterrissage.

Cette fois, la fanfare était de pure forme et la voix nettement glaciale : Il nous est agréable de constater que votre enthousiasme vis-à-vis de notre planète demeure inchangé, aussi aimerions-nous vous préciser que les missiles actuellement en train de converger sur votre vaisseau le sont à titre d’échantillons des services exceptionnels que nous réservons à nos plus fidèles clients – les têtes nucléaires entièrement chargées qui les accompagnent n’étant bien entendu qu’une simple faveur. En espérant conserver votre clientèle dans une vie future…

… Merci encore !

La voix se tut brusquement.

— Oh ! fit Trillian.

— Euh ! fit Arthur.

— Hein ? fit Ford.

— Bon, fit Zaphod. Est-ce que vous allez finir par vous mettre ça dans la tête ? Ce n’est qu’un message enregistré. Vieux de cinq millions d’années. Ça ne nous concerne absolument pas. Vu ?

— Et que fait-on des missiles ? remarqua tranquillement Trillian.

— Les missiles ? Ne me faites pas rigoler.

Ford tapa sur l’épaule de Zaphod tout en lui indiquant l’écran arrière. Loin derrière eux, on distinguait nettement deux flèches d’argent qui s’élevaient dans l’atmosphère à leur rencontre. Un rapide changement de focale les fit apparaître en gros plan : deux fusées, massivement concrètes, qui tonnaient dans le ciel. La soudaineté d’un tel spectacle avait quelque chose de choquant.

— Je crois qu’ils ont tout à fait de quoi nous faire rigoler, remarqua Ford.

Zaphod les considéra avec étonnement :

— Eh ! mais c’est super ! s’exclama-t-il. Quelqu’un là-dessous est en train d’essayer de nous tuer !

— Super, en effet, dit Arthur.

— Mais vous ne voyez donc pas ce que ça signifie ?

— Si : qu’on va mourir.

— Oui, mais à part ça.

— À part ça ?

— Ça signifie que nous devons être sur quelque chose d’important !

— Peut-on espérer ne plus y être dans un avenir rapproché ?

Sur l’écran, l’image des missiles grandissait de seconde en seconde. Ils avaient à présent basculé pour se mettre en trajectoire de poursuite si bien qu’on ne distinguait plus que leur coiffe, fonçant vers eux tête baissée.

— Simple curiosité, dit Trillian, mais que comptons-nous faire ?

— Simplement garder notre calme, dit Zaphod.

— C’est tout ? s’étonna Arthur.

— Non, nous allons également… euh… esquiver ! » s’écria Zaphod dans un brusque accès de panique. « Ordinateur, quel genre d’esquive nous conseilles-tu ?

— Euh, aucune j’en ai peur ! répondit l’ordinateur. Il semblerait que quelque chose perturbe mes systèmes de guidage », expliqua vivement la machine. « Impact moins quarante-cinq secondes. Mais appelez-moi Eddie, je vous en prie, si ça peut contribuer à vous détendre.

Zaphod essaya de courir simultanément dans plusieurs directions également décisives.

— Bien !… Euh… il faut qu’on reprenne les commandes manuelles de ce vaisseau…

— Tu sais le piloter ? s’enquit négligemment Ford.

— Non. Et toi ?

— Non.

— Trillian, vous savez ?

— Non.

— Parfait », dit Zaphod, soulagé. « Nous le piloterons donc ensemble.

— Moi non plus ! s’empressa d’ajouter Arthur qui sentait le moment venu de s’affirmer à son tour.

— Je l’aurais deviné, dit Zaphod. O.K. Ordinateur, je veux intégralement reprendre le contrôle manuel.

— Vous l’avez, dit l’ordinateur.

Plusieurs vastes panneaux coulissèrent ; en jaillirent des rangées de consoles, arrosant l’équipage de fragments de polystyrène expansé et de lambeaux de cellophane : ces appareillages n’avaient encore jamais été utilisés.

Zaphod les considéra l’air ahuri :

— O.K., Ford : rétrofusées à pleine poussée et dix degrés sur tribord. Ou l’inverse…

— Bonne chance, pépia l’ordinateur. Impact moins trente secondes…

Ford sauta sur les commandes – une partie d’entre elles lui disait quelque chose : il choisit de les tirer en priorité. L’astronef se mit à vibrer et couiner tandis que les fusées de son système de guidage essayaient de le pousser simultanément dans toutes les directions. Ford en coupa la moitié et le vaisseau prit alors un virage serré pour repartir dans la direction d’où il venait, droit sur les missiles.

Des coussins d’air jaillirent instantanément des parois et tout le monde s’y retrouva, précipité.

L’espace de quelques secondes, la force d’inertie les maintint aplatis, suffoqués, incapables de bouger. Zaphod, qui se débattait et poussait avec l’énergie du désespoir, parvint en fin de compte à lancer un sauvage coup de pied sur un petit levier qui faisait partie du système de guidage.

Le levier se brisa. Le vaisseau fit une violente embardée et fonça à la verticale. L’équipage fut expédié au fond de la cabine. L’exemplaire du Guide du routard galactique, propriété de Ford, alla s’écraser contre une autre section du panneau de commande avec pour double résultat que, primo, Le Guide se mit à expliquer à qui voulait l’entendre quelle était la meilleure façon pour sortir en fraude de Tau d’Anze les doigts de porc vert (chez certains en effet, le doigt de porc Tau d’Anzin vert représente un apéritif révoltant quoique fort prisé et bien souvent acheté pour des sommes énormes par de très riches imbéciles désireux d’impressionner d’autres très riches imbéciles) et que, secundo, l’astronef se mit à dégringoler soudain comme une pierre.


Ce fut bien entendu plus ou moins à ce moment que l’un des membres de l’équipage devait se faire un méchant bleu en haut du bras. Il convient d’insister là-dessus car, comme il a déjà été révélé, tous vont en réchapper sans dommage aucun tandis que les meurtriers missiles nucléaires ne vont même pas toucher le vaisseau.

La sécurité de l’équipage se trouve donc parfaitement assurée.


— Impact moins vingt secondes…, avertit l’ordinateur.

— Eh bien, qu’attends-tu pour rallumer ces foutus moteurs ! glapit Zaphod.

— Oh ! mais bien sûr, dit l’ordinateur.

Avec un rugissement subtil, les moteurs se rallumèrent, le vaisseau arrondit doucement sa chute, passa en palier, et repartit derechef droit sur les missiles.

L’ordinateur se mit à chanter d’une voix nasillarde :

Si tu traverses la tempête

Garde bien droite la tête…

Zaphod lui hurla de se taire mais sa voix se perdit dans ce qu’ils estimaient fort naturellement être le vacarme d’une fin prochaine.

Et surtout… n’aie pas peur… du noir !

vagit Eddie.

En arrondissant, le vaisseau avait en fait arrondi à l’envers et pour son équipage, ainsi collé au plafond, il était à présent totalement impossible d’atteindre les leviers de commande.

Quand la tempête est finie…

roucoula Eddie.

Menaçants, les deux missiles avaient envahi l’écran et fonçaient toujours vers le vaisseau dans un bruit de tonnerre.

Et qu’à nouveau le soleil luit…

Mais par un hasard extraordinairement heureux, comme ils n’avaient pas encore eu tout à fait le temps de rectifier leur trajectoire pour suivre la course erratique de l’astronef, ils lui passèrent juste en dessous.

On entend revenir le doux chant…

— Rectification : impact ramené à quinze secondes… »

… de l’alouette portée par le vent…

Les missiles effectuèrent un demi-tour hurlant puis reprirent la poursuite.

— Et voilà, dit Arthur en les observant, on peut maintenant affirmer avec certitude que nous sommes sur le point de mourir, non ?

— Je voudrais que tu cesses de répéter ça, cria Ford.

— Ben, c’est pas vrai ?

— Si.

Marche donc sous la pluie…

chanta Eddie.

Une idée frappa Arthur. Il se redressa tant bien que mal :

— Pourquoi personne ne remet-il donc en marche ce machin-truc d’improbabilité ? s’exclama-t-il. On devrait pouvoir y arriver !

— Mais vous êtes fou, ou quoi ? lança Zaphod. Faute de programmation adéquate, tout peut arriver !

— Quelle importance, au point où nous en sommes ? cria Arthur.

Si tes rêves s’enfuient…

chanta Eddie.

Arthur se précipita vers l’une des moulures aux formes voluptueusement rebondies qui soulignaient la courbe entre mur et plafond.

Ballottés par le vent,

Marche, va de l’avant…

— Quelqu’un peut-il me dire pour quelle raison Arthur n’arrive pas à rallumer le générateur d’improbabilité ? glapit Trillian.

Le cœur empli d’espoir…

— Impact moins cinq secondes, ça a été chouette de vous connaître… Que Dieu vous…

… Tu n’es plus seul… ce soir !

— Je disais, hurla Trillian, quelqu’un peut-il m’expliquer…

Et tout de suite après, il y eut une déchirante explosion de lumière et de bruit.

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