Chapitre 15

(Extrait du Guide du routard galactique, page 634 784 section 5a. Article : Magrathea.)

Très loin dans les brumes de l’Antiquité, aux grands et glorieux jours de l’ancien empire galactique, la vie était sauvage, riche et largement exempte d’impôts.

De puissants astronefs se frayaient leur route entre des soleils exotiques, en quête d’aventure et de butins aux plus extrêmes confins de l’espace galactique car en ces jours, les esprits étaient braves, les enjeux élevés, les hommes de vrais hommes, les femmes de vraies femmes, et les petites bestioles fourrées d’Alpha du Centaure de vraies petites bestioles fourrées d’Alpha du Centaure. Et toutes et tous étaient prêts à braver des terreurs inconnues, accomplir d’héroïques exploits et construire hardiment des phrases interminables comme nul homme jamais n’avait osé en construire auparavant : et ce fut ainsi que se forgea l’empire.

Bien des hommes bien entendu devinrent immensément riches mais c’était une chose parfaitement naturelle et dont il n’y avait pas à avoir honte, d’autant que personne n’était vraiment pauvre – du moins personne qui fût digne d’être mentionné. Et pour les plus riches et les plus heureux parmi les marchands, l’existence fatalement devint ennuyeuse et tatillonne, et ils en vinrent à imaginer que c’était par conséquent la faute des mondes sur lesquels ils s’étaient installés – car aucun d’entre eux n’était vraiment satisfaisant : soit que le climat n’allât pas tout à fait sur la fin de l’après-midi, soit que le jour fût d’une demi-heure trop long, soit que la mer fût exactement d’un rose qui n’allait pas.

Et c’est ainsi que furent créées les conditions d’une fantastique et nouvelle forme d’industrie spécialisée : la construction sur mesure de planètes de luxe. Le siège d’une telle industrie était la planète Magrathea où des ingénieurs hyperspatiaux aspiraient la matière par des trous blancs dans l’espace pour ensuite la modeler en planètes de rêve – des planètes d’or, des planètes de platine, des planètes de caoutchouc mousse avec tout plein de tremblements de terre –, toutes confectionnées avec amour pour se conformer aux critères draconiens auxquels étaient en droit de s’attendre les hommes les plus riches de la Galaxie.

Mais tel fut le succès de ce projet que Magrathea devint bientôt la planète la plus riche de tous les temps tandis que le restant de la Galaxie se voyait réduit à la plus abjecte pauvreté.

Et c’est ainsi que prit fin le système, que s’effondra l’empire et que retomba sur des milliards de mondes affamés un long silence maussade, à peine troublé par les grattements de plume des érudits qui peinaient des nuits durant sur de mornes petits mémoires traitant des mérites de tel ou tel type de politique d’économie planifiée.

Magrathea elle-même disparut et son souvenir ne tarda pas à passer dans les ténèbres de la légende.

En ce siècle de lumières qui est le nôtre, plus personne bien sûr n’en croit un traître mot.

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