Chapitre 31

Il est certes bien connu que les paroles imprudentes peuvent coûter des vies mais l’étendue réelle du problème n’est pas toujours perçue dans toute sa dimension.

Par exemple, à l’instant même où Arthur disait : « J’ai comme l’impression d’avoir moi-même de considérables difficultés avec mon propre style de vie », un trou aléatoire s’ouvrit dans la trame de l’espace-temps qui ramena ses paroles très, très, très loin dans le passé, à travers des étendues d’espace quasiment infinies, jusque vers une galaxie lointaine où d’étranges et belliqueuses créatures étaient en équilibre au seuil d’une effroyable bataille interstellaire.

Les deux chefs adverses se rencontraient pour la dernière fois.

Un silence menaçant tomba sur la salle de conférence lorsque le commandant des Vl’urghs, resplendissant dans son short de combat noir incrusté de pierreries, regarda droit dans les yeux le chef des G’Grumphs, accroupi en face de lui dans un nuage de vapeur verte et doucement parfumée et (tandis qu’un million de luisants croiseurs stellaires horriblement armés n’attendaient qu’un mot pour lâcher leur mort électrique) mit au défi la répugnante créature de retirer ce qu’elle venait de dire à propos de sa mère.

La créature frémit dans son écœurant bain de vapeur bouillonnante et, à cet instant précis, les mots J’ai comme l’impression d’avoir moi-même de considérables difficultés avec mon propre style de vie flottèrent au-dessus de la table des négociations.

Malheureusement, dans la langue des Vl’Urghs, c’était là la plus épouvantable insulte imaginable, celle qui ne pourrait être lavée qu’au prix de siècles d’une guerre terrible.

Bien sûr, après que leur Galaxie eut été décimée durant quelques millénaires, on finit par s’apercevoir que tout cela était le résultat d’une affreuse méprise, et, en conséquence, les deux flottes adverses décidèrent de régler leurs ultimes différends, afin de lancer une attaque concertée sur notre propre Galaxie, désormais nettement identifiée comme étant la source de la remarque insultante.

Durant quatre mille ans encore, les puissants astronefs déchirèrent les déserts vides de l’espace pour finalement plonger, hurlants, sur la première planète qu’ils croisèrent – qui se trouvait être la Terre – et où, à cause d’une terrible erreur d’échelle, l’ensemble de la flotte de guerre devait être accidentellement avalée par un petit chien.

Ceux qui étudient les interactions complexes des causes et des effets dans l’histoire de l’univers expliquent que ce genre de choses se produit en permanence mais que nous ne pouvons rien y faire.

« C’est la vie », disent-ils.


Un bref saut d’aérocar conduisit Arthur et le vieux Magrathéen devant une porte. Ils quittèrent le véhicule et pénétrèrent dans une salle d’attente cossue, pleine de tables basses à plateau de verre et garnie de trophées d’esthétique industrielle. Presque immédiatement, une ampoule s’alluma au-dessus de la porte à l’autre bout de la pièce et ils entrèrent.

— Arthur ! Vous êtes sauf ! s’écria une voix.

— Vous en êtes sûrs ? s’étonna l’intéressé. À la bonne heure.

L’éclairage était plutôt tamisé et il lui fallut un petit moment pour parvenir à distinguer Ford, Trillian et Zaphod, assis autour d’une vaste table merveilleusement garnie de plats exotiques, de friandises étranges et de fruits bizarres. Ils s’empiffraient.

— Que vous est-il arrivé ? demanda Arthur.

— Eh bien », dit Zaphod en attaquant un solide morceau de viande grillée, « nos hôtes ici présents nous ont gazés, lavé le cerveau, enfin bref, passablement maltraités et ils nous offrent donc à présent cet assez somptueux repas pour nous dédommager. Tenez », dit-il en brandissant un bout de viande à l’odeur répugnante, « prenez donc cette côtelette de rhino végan. C’est délicieux pour ceux qui aiment ce genre de choses.

— Des hôtes ? l’interrompit Arthur. Quels hôtes ? Je ne vois personne…

Une petite voix dit alors :

— Bon appétit, créature de la Terre !

Arthur regarda autour de lui et poussa un cri soudain :

— Arrrgh ! Il y a des souris sur la table !

Il y eut un silence gêné tandis que tout le monde gratifiait Arthur d’un regard lourd de sous-entendus.

De son côté, il était totalement abîmé dans la contemplation de deux souris blanches assises sur la table dans ce qui ressemblait à des verres à whisky. Entendant le silence, il regarda chacun des membres de l’assistance.

— Oh ! » dit-il en comprenant soudain. « Oh ! je suis désolé, je ne m’attendais pas tout à fait à…

— Laissez-moi faire les présentations, l’interrompit Trillian. Arthur, voici Bennie…

— Salut ! dit l’une des souris.

Ses moustaches effleurèrent ce qui devait être un micro-contact à l’intérieur de son espèce de verre à whisky et il s’avança légèrement.

— Et voici Frankie.

L’autre souris dit :

— Ravi de vous connaître », et s’avança de même.

Arthur était bouche bée :

— Mais ce ne seraient pas…

— Oui, dit Trillian, ce sont bien les souris que j’ai amenées avec moi de la Terre.

Elle le regarda droit dans les yeux et Arthur crut y déceler comme l’ombre d’un haussement d’épaules résigné.

— Pourriez-vous me passer ce plat de gratin de mégabaudet d’Arcturus ? demanda-t-elle.

Slartibartfast toussa poliment :

— Euh, excusez-moi…

— Oui, merci Slartibartfast, dit sèchement Bennie. Vous pouvez disposer.

— Comment ? Oh… euh… très bien », dit le vieil homme, légèrement pris de court. « Je m’en vais retourner m’occuper un peu de mes fjords, dans ce cas…

— Ah ! Eh bien, en fait, ça ne sera plus nécessaire, dit Frankie. J’ai comme la nette impression que nous n’allons plus avoir besoin de la Nouvelle Terre.

Il fit rouler ses petits yeux roses.

— À présent que nous avons trouvé un natif de cette planète qui se trouvait encore sur place quelques secondes seulement avant sa destruction.

— Quoi ? » s’exclama Slartibartfast, horrifié. « Vous ne parlez pas sérieusement ! J’ai un millier de glaciers prêts à recouvrir l’Afrique !

— Eh bien, vous pourrez toujours vous prendre quelques jours de vacances pour aller y faire du ski avant de tout démonter, dit Frankie, acide.

— Y faire du ski ! » s’offusqua le vieil homme. « Ces glaciers sont des œuvres d’art ! Des contours élégamment sculptés, des aiguilles de glace élancées, des crevasses profondes et majestueuses ! Ce serait un sacrilège que d’aller skier sur du grand art !

— Merci, Slartibartfast », dit Bennie avec fermeté. « Ce sera tout.

— Oui, monsieur », répondit le vieil homme, glacial, « merci beaucoup.

Il se tourna vers Arthur :

— Eh bien, adieu Terrien, j’espère que votre existence va finir par s’améliorer.

Et après un bref signe de tête au reste de l’assistance, il se tourna et sortit tristement de la salle.

Arthur contempla son départ, sans savoir que dire.

— Et maintenant, lança Bennie, aux affaires !

Ford et Zaphod choquèrent leurs verres :

— Aux affaires ! lancèrent-ils en chœur.

— Je vous demande pardon ? fit Bennie.

Ford se tourna :

— Désolé. Je pensais que vous proposiez un toast.

Les deux souriceaux se trémoussèrent avec impatience dans leur verre ambulant. Ils se rassirent enfin et Bennie s’avança pour s’adresser à Arthur :

— À présent, créature de la Terre, notre situation est en effet celle-ci : nous avons, comme vous le savez, plus ou moins dirigé votre planète au cours de ces dix derniers millions d’années, dans le but de découvrir ce foutu truc qu’on appelle La Question Fondamentale.

— Pourquoi ? demanda sèchement Arthur.

— Non, celle-là on y a déjà pensé, l’interrompit Frankie : Pourquoi ? – Quarante-deux… vous voyez bien : ça ne colle pas.

— Non, corrigea Arthur, je voulais dire : pourquoi avez-vous fait ça ?

— Oh ! je vois ! dit Frankie. Eh bien, en fin de compte, par simple habitude, je crois, pour être tout à fait honnête. Et c’est bien là plus ou moins le problème – on en a ras les moustaches de tout le bastringue et, l’idée de tout recommencer à cause de ces Vogons tourmentés par la bureaucraciphilie aiguë me donne franchement envie de pousser des hurlements de révulsion, si vous voyez ce que je veux dire. Ce n’est que par le plus heureux des hasards que Bennie et moi, ayant terminé notre tâche spécifique, avions quitté plutôt la planète pour de brèves vacances et depuis, nous avons pu manœuvrer pour regagner Magrathea grâce aux bons offices de vos amis.

— Magrathea est une porte pour regagner notre propre dimension, indiqua Bennie.

— Depuis notre arrivée, poursuivit son congénère, nous avons déjà reçu une offre de contrat tout à fait juteux pour retourner faire pour la 5-D une tournée de conférences et de débats dans notre dimension, là-bas par chez nous, et nous sommes très tentés d’accepter.

— Moi, je le serais, s’empressa de dire Zaphod. Pas toi, Ford ?

— Oh ! oui, renchérit Ford. Sautez sur l’occasion, en vitesse !

Arthur les considéra en se demandant où on allait en venir.

— Mais il faut qu’on ait un produit, vous comprenez bien, dit Frankie. Si vous voulez, dans l’idéal, nous avons encore besoin, sous une forme ou une autre, de la Question Fondamentale.

Zaphod se pencha vers Arthur :

— Vous les voyez, expliqua-t-il, s’asseoir dans le studio, l’air très détendu et – imaginez un peu ! – mentionner tranquillement qu’ils connaissent la Réponse à la question de la Vie, de l’Univers et du Reste et finalement devoir admettre que cette réponse est en fait quarante-deux… eh bien, leur série risquerait fort de tourner court : plus de suite possible, comprenez-vous.

— Il nous faut à tout prix quelque chose qui se tienne, confirma Bennie.

— Quelque chose qui se tienne ! s’exclama Arthur. Une Question Fondamentale qui se tienne ? Posée par deux souris blanches ?

Les souris se hérissèrent.

— Eh bien, si vous voulez, je dis oui à l’idéalisme, oui à la dignité de la recherche pure, oui à la poursuite de la vérité sous toutes ses formes, mais vient un point, j’en ai peur, où on commence à soupçonner que s’il doit exister une réelle vérité, c’est bien que toute l’infinité pluridimensionnelle de l’univers est presque certainement dirigée par un tas de fous furieux. Et si je dois choisir entre passer encore dix millions d’années pour trouver ça et, d’un autre côté, ramasser l’oseille et me tirer en courant, alors pour une fois, je veux bien faire de l’exercice, dit Frankie.

— Mais…, commença Arthur, sans espoir.

— Eh ! allez-vous piger, Terrien ? l’interrompit Zaphod. Vous êtes un produit issu de la dernière génération de cette matrice de calcul, bon, et vous êtes resté là-bas jusqu’au dernier moment, celui où la planète s’est fait dégommer, hein ?

— Euh…

— Eh bien, donc, ton cerveau était organiquement lié à l’avant-dernière configuration du programme de l’ordinateur », enchaîna Ford, avec un certain bon sens, lui sembla-t-il. « Vrai ? insista Zaphod.

— Ben », dit Arthur, dubitatif.

Il n’avait pas l’impression de s’être jamais senti organiquement lié à quoi que ce soit. Il avait d’ailleurs toujours considéré cela comme l’un de ses problèmes majeurs.

— En d’autres termes », dit Bennie tout en dirigeant son curieux petit véhicule droit sur Arthur, « il y a de bonnes chances que la structure de la question se trouve codée dans la structure même de votre cerveau – aussi désirerions-nous vous l’acheter.

— Quoi ? La question ? dit Arthur.

— Oui ! dirent Ford et Trillian.

— Pour un tas d’argent ! renchérit Zaphod.

— Non, non, intervint Frankie. C’est le cerveau que nous voulons acheter.

— Quoi ?

— Allons donc, il ne va manquer à personne, remarqua Bennie.

— Je croyais que vous aviez dit que vous étiez capables de le décrypter par des moyens électroniques ! protesta Ford.

— Oh ! oui, expliqua Frankie, mais il nous faut l’extraire d’abord : il faut bien le préparer…

— Le traiter…, ajouta Bennie.

— Le découper…

— Merci bien, s’écria Arthur, renversant sa chaise et s’écartant de la table avec horreur.

— On pourrait toujours le remplacer », émit Bennie sur un ton raisonnable, « si vous pensez que c’est important.

— Oui, par un cerveau électronique, ajouta Frankie, un modèle simple pourrait suffire.

— Un modèle simple ! vagit Arthur.

— Ouais », dit Zaphod avec un mauvais sourire soudain, « vous n’auriez qu’à le programmer pour dire : Quoi ? Je ne comprends pas et Où peut-on trouver du thé ? – qui pourrait faire la différence ?

— Quoi ? s’exclama Arthur en reculant encore plus loin.

— Vous voyez ce que je veux dire, fit Zaphod, en poussant un hurlement de douleur à cause de ce que Trillian venait de lui faire.

Moi, je remarquerais la différence, dit Arthur.

— Même pas, dit Frankie : on vous programmerait pour ne pas la remarquer.

Ford se dirigea vers la porte.

— Écoutez, je suis désolé, les souris, mais je ne pense pas qu’on puisse s’entendre.

— Je penserais plutôt qu’il faut qu’on s’entende », répondirent en chœur les souris (et toute trace de charme avait soudain disparu de leurs petites voix pointues).

Avec un minuscule couinement, leurs deux verres volants s’élevèrent au-dessus de la table pour foncer dans les airs en direction d’Arthur qui, trébuchant, se retrouva acculé dans un coin, totalement incapable de décider ou penser quoi que ce soit.

Trillian le prit par le bras et tenta désespérément de le traîner jusqu’à la porte que Ford et Zaphod se débattaient pour ouvrir mais Arthur était un poids mort – il semblait hypnotisé par les deux rongeurs volants fondant sur lui.

Elle lui hurla dessus mais il se contenta de rester bouche bée.

Dans un ultime effort, Fort et Zaphod parvinrent à ouvrir la porte. De l’autre côté les attendait un petit comité de bonshommes passablement laids, sans doute (supposèrent-ils) la pire lie de Magrathea : non seulement étaient-ils déjà hideux par eux-mêmes mais l’équipement médical qu’ils arboraient en plus était loin d’être joli. Ils chargèrent.

Donc : Arthur était à deux doigts d’avoir le crâne ouvert, Trillian était incapable de l’aider, et Ford et Zaphod étaient sur le point de se faire attaquer par quelques affreux considérablement plus lourds et mieux armés qu’eux.

L’un dans l’autre, il semble extrêmement heureux qu’à cet instant même toutes les alarmes de la planète éclatèrent en un tintamarre assourdissant.

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