Chapitre 27

Le bureau de Slartibartfast était un capharnaüm complet. L’équivalent des résultats d’une explosion dans une bibliothèque publique. Le vieil homme fronça les sourcils lorsqu’ils entrèrent.

— Quel malheur, s’exclama-t-il, c’est une diode de l’un des ordinateurs de survie qui a claqué : lorsque nous avons essayé de ramener à la vie notre personnel d’entretien, nous avons découvert qu’ils étaient tous morts depuis trente mille ans. Qui va nous débarrasser des cadavres, ça j’aimerais bien le savoir… Enfin, pourquoi ne pas vous asseoir par là, que je vous branche.

Il indiqua à Arthur un siège qui semblait avoir été fabriqué avec la cage thoracique d’un stégosaure.

— Il a été fabriqué avec la cage thoracique d’un stégosaure », expliqua le vieil homme qui était parti repêcher des bouts de câble sous les piles branlantes de papiers et les instruments de dessin.

« Tenez, prenez donc ça, dit-il en passant à Arthur une paire de câbles aux extrémités dénudées.

À l’instant où Arthur les saisit, un oiseau lui vola droit au travers du corps.

Il se retrouva suspendu au milieu des airs, et totalement invisible. En dessous de lui se trouvait une place aux arbres régulièrement alignés et tout autour, à perte de vue, des immeubles de béton blanc, revêtement élégant et clair mais choix plutôt malheureux, question tenue dans le temps : beaucoup de bâtiments étaient fissurés et tachés par la pluie. Aujourd’hui toutefois, le soleil brillait, une brise légère agitait doucement les frondaisons et l’impression bizarre que tous les bâtiments fredonnaient provenait sans doute de ce que la place et les rues avoisinantes débordaient d’une foule joyeuse et bigarrée. Quelque part, on entendait jouer une fanfare, des drapeaux de couleur vive flottaient au vent et il y avait dans l’air comme une ambiance de carnaval.

Arthur se sentait extraordinairement seul, ainsi planté en l’air au-dessus de tout ça, sans même avoir un corps à lui, mais avant qu’il n’ait eu le temps d’y réfléchir, une voix résonna sur la place, réclamant l’attention de tous.

Debout sur une estrade richement décorée, élevée devant l’édifice qui dominait la place, un homme s’adressait à la foule par l’intermédiaire d’une sono.

« Ô vous qui attendez dans l’ombre du Grand Pensées Profondes ! cria-t-il. Vous, les Honorables Descendants de Broumcalin et de Majesthique, les Deux Plus Grands et De Loin Les Plus Passionnants Pontifes que l’Univers ait Jamais Connus… Le Temps de l’Attente est achevé ! »

Des hurlements d’enthousiasme éclatèrent dans la foule. Drapeaux, banderoles et sifflets jaillirent dans les airs. Les rues étroites se mirent à ressembler à un tas de mille-pattes retournés en train de battre des jambes.

« Sept millions et demi d’années que notre race attend ce Grand Jour d’Espoir et de Progrès ! » s’écria le chef de la brigade des acclamations. « Le Temps de la Réponse ! »

Des hourras frénétiques jaillirent de la foule en extase.

« Plus jamais, clama l’homme, plus jamais nous n’aurons à nous éveiller le matin en pensant : qui suis-je ? Quel est le but de ma vie ? Cela a-t-il vraiment, cosmiquement parlant, la moindre importance si je ne me lève pas pour aller travailler ? Car, aujourd’hui, nous allons enfin savoir une bonne fois pour toutes la réponse simple et claire à tous ces petits problèmes crispants de la Vie, de l’Univers et du Reste ! »

Et tandis que la foule délirait de plus belle, Arthur se sentit dériver doucement en direction de l’une des imposantes fenêtres du premier étage du bâtiment derrière l’estrade du haut de laquelle l’orateur haranguait la foule.

Il connut un instant de panique en se voyant foncer droit vers la vitre, vite passé quand il s’aperçut une seconde plus tard qu’il avait traversé le verre épais apparemment sans le toucher.

Dans la pièce, personne ne remarqua son étrange irruption, ce qui n’était guère étonnant vu qu’il n’était pas là : il commença à comprendre que toute cette expérience n’était tout bonnement qu’une projection qui battait toutefois à plate couture le soixante-dix millimètres six pistes.

La pièce était fort semblable à la description de Slartibartfast. En sept millions et demi d’années, elle avait été soigneusement entretenue et régulièrement nettoyée à peu près une fois par siècle. Le bureau d’ultracajou était usé sur les bords, la moquette un peu passée, mais le grand terminal d’ordinateur trônait toujours glorieusement sur le dessus de cuir du bureau, aussi étincelant que s’il avait été fabriqué de la veille.

Deux hommes en costume sévère étaient respectueusement assis devant la console et attendaient.

— L’instant est proche, dit le premier, et Arthur fut surpris de voir un mot se matérialiser soudain dans les airs juste sous le cou de l’homme.

Le mot était DEBILGLOS et il clignota deux fois avant de disparaître. Avant qu’Arthur ait pu assimiler ce fait, l’autre homme parla et le mot SCHNOCDLU apparut également près de son cou.

— Il y a soixante-quinze mille générations, nos ancêtres ont mis en route ce programme, dit le second homme, et depuis tout ce temps, nous allons être les premiers à entendre parler l’ordinateur.

— Intimidante perspective, Schnocdlu ! agréa le premier, et Arthur comprit soudain qu’il voyait un enregistrement avec sous-titres.

— Nous sommes, dit Schnocdlu, ceux qui allons entendre la Réponse à la grande Question de la Vie… !

— De l’Univers ! enchaîna Debilglos.

— Et du Reste !

— Chut ! » fit Debilglos avec un petit geste. « Je crois que Pensées Profondes s’apprête à parler !

Il y eut un instant d’expectative tandis que sur la console les tableaux prenaient lentement vie. Après quelques clignotements expérimentaux, les lumières s’établirent sur un rythme affairé, en même temps qu’un doux murmure grave apparaissait sur le canal audio.

— Bonjour ! dit enfin Pensées Profondes.

— Euh… Bonjour, ô Pensées Profondes », dit Debilglos, nerveux. « Est-ce que tu n’aurais pas… euh… c’est-à-dire…

— Une réponse pour vous ? » le coupa majestueusement Pensées Profondes. « Oui, j’en ai une.

Les deux hommes frémirent d’expectative : leur patience n’avait pas été vaine.

— Il y en a vraiment une ? haleta Schnocdlu.

— Il y en a vraiment une, confirma Pensées Profondes.

— À tout ? À la grande Question de la Vie, de l’Univers et du Reste ?

— Oui.

Les deux hommes s’étaient préparés pour ce moment, leur vie y avait été entièrement consacrée, on les avait sélectionnés dès la naissance pour être ceux qui assisteraient à cet instant de la Réponse et, malgré tout, ils se retrouvèrent à béer et se tortiller sur leur siège comme des gamins surexcités.

— Et tu es prêt à nous la fournir ? insista Debilglos.

— Oui.

— Maintenant ?

— Maintenant, confirma Pensées Profondes.

Ils humectèrent tous les deux leurs lèvres desséchées.

— Bien que, ajouta Pensées Profondes, je ne pense pas qu’elle vous plaise.

— Pas d’importance ! dit Schnocdlu. Nous devons la connaître. Maintenant !

— Maintenant ? insista Pensées Profondes.

— Oui ! Maintenant…

— D’accord, dit l’ordinateur, qui retomba dans le silence.

Les deux hommes ne tenaient plus en place. La tension était proprement insoutenable.

— Elle ne va franchement pas vous plaire, observa Pensées Profondes.

— Dis-la-nous quand même !

— D’accord, dit Pensées Profondes. La réponse à la grande Question…

— Oui… !

— De la Vie, de l’Univers et du Reste…, poursuivit Pensées Profondes.

— Oui… !

— C’est…, dit Pensées Profondes, marquant une pause.

— Oui… ! ?

— C’est…

Oui… ! ! !… ?

Quarante-deux, dit Pensées Profondes, avec infiniment de calme et de majesté.

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