À PHILIPPE POIRÉ
mon fidèle lecteur.
Son fidèle auteur.
Jusqu’à quel âge un homme se sent-il orphelin lorsqu’il perd sa mère ?
En retrouvant après six ans d’absence le petit appartement où maman était morte, il m’a semblé qu’on me passait autour de la poitrine un immense nœud coulant et qu’on serrait impitoyablement.
Je me suis assis dans le vieux fauteuil qu’elle choisissait toujours pour raccommoder, près de la croisée, et j’ai regardé autour de moi ce silence, cette odeur et ces vieux objets qui m’attendaient. Le silence et les odeurs existaient avec plus de force que le papier pisseux de la tapisserie.
Ma mère était morte quatre ans auparavant et j’avais appris ses funérailles en même temps que son décès. Au cours de ces quatre années, j’avais beaucoup pensé à elle, mais je l’avais pleurée avec mesure. Et voilà que, soudain, en franchissant la porte de notre logement, je comprenais sa mort. Je la recevais à toute volée.
Dehors c’était Noël.
C’est seulement en retrouvant Paris, les boulevards populeux, les magasins décorés et illuminés, les sapins électrifiés aux carrefours, que je m’en étais rendu compte.
Noël !
J’avais été stupide de rentrer chez nous un jour pareil.
Dans sa chambre flottait une odeur que je ne reconnaissais pas : l’odeur de sa mort. Le lit était complètement défait et le matelas roulé avait été enveloppé dans un vieux drap. Ceux qui s’étaient occupés d’elle avaient omis d’enlever le verre d’eau bénite et le rameau de buis.
Ces tristes accessoires se trouvaient sur le marbre de la commode, près d’un crucifix en bois noir. Il ne restait plus d’eau dans le verre et les feuilles du buis avaient jauni.
Quand j’ai saisi le rameau, ses feuilles sont tombées comme des petites pastilles d’or sur le tapis de la chambre.
Il y avait ma photographie au mur, dans un vieux cadre aux moulures tarabiscotées qui avait abrité les décorations de mon père. Le cliché datait d’une dizaine d’années mais pourtant ne m’avantageait pas : j’avais l’air d’un jeune homme maladif et refoulé avec les joues creuses, le regard oblique et aux lèvres une moue indéfinissable comme seuls en ont les gens très méchants ou très malheureux.
Il fallait les yeux d’une mère pour pardonner à cette image d’être à ce point décevante et pour la trouver belle.
Je me préférais maintenant. La vie m’avait étoffé et j’avais désormais les yeux hardis et les traits apaisés.
Il ne me restait plus que ma chambre à saluer.
Rien n’y avait changé. Mon lit était fait, les livres que j’aimais s’empilaient sur la cheminée et il y avait toujours, après la clé de l’armoire, ce petit bonhomme que je m’étais amusé à sculpter jadis dans un morceau de noisetier.
Je me suis jeté à la renverse sur le lit. J’ai reconnu le contact grenu du couvre-lit, sa bonne odeur de toile garantie grand teint. J’ai fermé les yeux et j’ai appelé, comme je le faisais autrefois, le matin, pour réclamer mon déjeuner :
— Dis donc, M’man !
Il y a des gens qui prient autrement, avec des phrases organisées. Moi, c’était tout ce que je trouvais, cet appel si simple, lancé d’un ton quotidien. Pendant un laps de temps très bref, à force de tension, à force de ferveur, j’ai espéré recevoir la réponse du passé. Je crois que j’aurais donné sans hésiter ce qui pouvait me rester à vivre pour percevoir, l’espace d’un éclair, la présence de ma mère derrière la porte. Oui, n’importe quoi, pour l’entendre me demander de sa voix toujours un peu anxieuse lorsqu’elle s’adressait à moi :
— Tu es réveillé, mon petit ?
J’étais réveillé.
Et une vie allait s’écouler avant que je ne me rendorme.
Mon appel s’est épanoui dans le silence de l’appartement, il a vibré, duré et j’ai eu le temps de sentir tout ce qu’il renfermait de détresse.
Impossible de passer la soirée ici. J’avais besoin de bruit, de lumières, d’alcool. Besoin de vie !
Dans l’armoire j’ai trouvé mon pardessus en faux poils de chameau, dûment « naphtaliné » par maman. Jadis il était un peu trop « à l’avantage » mais maintenant il me serrait aux épaules.
En l’enfilant j’ai contemplé mes autres vêtements soigneusement rangés dans des housses. Comme elle me paraissait barbare, cette garde-robe qui ne m’allait plus ! Elle me parlait de mon passé plus éloquemment que mes souvenirs.
Elle seule pouvait dire avec précision ce que j’avais été.
Je suis sorti, ou plutôt, je me suis enfui.
La concierge balayait l’escalier en maugréant. C’était toujours la même vieille femme. Alors que j’étais gamin elle avait déjà cet air épuisé de quelqu’un parvenu au bout de son rouleau. Autrefois je la jugeais terriblement âgée ; elle faisait presque plus vieux que maintenant. Elle m’a regardé sans me reconnaître. Sa vue avait baissé et moi j’avais changé.
Une espèce de pluie un peu huileuse tombait par intermittence et la chaussée luisante multipliait les lumières. Les rues étroites de Levallois étaient pleines de gens joyeux. Ils sortaient du travail avec des objets de réveillon et se pressaient vers les écaillers en plein air, emmitouflés dans de gros pulls de marins, qui éventraient des bourriches d’huîtres sous des guirlandes d’ampoules multicolores.
Les charcuteries, les pâtisseries étaient bondées. Un crieur de journaux boiteux zigzaguait d’un trottoir à l’autre en annonçant des nouvelles dont tout le monde se moquait éperdument.
J’allais, sans but, charriant au hasard cette navrance qui me poignait. Je me suis arrêté devant l’étroite vitrine d’une petite papeterie-librairie-bazar. C’était un de ces magasins de quartiers où l’on vend un peu de tout : des missels à l’époque des Premières Communions, des pétards pour le Quatorze juillet, des fournitures scolaires à la rentrée et des garnitures de crèches en décembre. Ces boutiques-là, c’était toute ma jeunesse, et je les aime d’autant plus qu’elles sont en voie de disparition.
Pourquoi ai-je éprouvé aussi intensément cette envie d’y entrer et d’acheter n’importe quoi pour le seul plaisir d’en renifler l’odeur et d’y retrouver des sensations perdues.
Quatre ou cinq clientes se pressaient dans l’étroit local. La marchande avait l’aspect d’une vieille veuve. Le genre deuil éternel ! Des senteurs de cacao sourdaient de son arrière-boutique.
J’étais heureux qu’il y eût du monde. Ça me permettait de m’attarder dans le magasin, d’en examiner les merveilles à bon marché et d’y débusquer certaines images de mon enfance qui, aujourd’hui, m’étaient particulièrement nécessaires.
L’endroit ressemblait à une grotte féerique où l’on avait accumulé des trésors scintillants. Les sujets d’arbres de Noël s’entassaient sur les rayonnages : des oiseaux de verre, des pères Noël de papier, des paniers pleins de fruits en coton peint et toutes ces boules fragiles comme des bulles de savon qui contribuent à faire d’un sapin un conte de fées.
Mon tour est arrivé. Des gens attendaient derrière moi.
— Et pour monsieur ?
J’ai tendu le doigt vers une petite cage en carton argenté poudré de quartz. À l’intérieur, un oiseau des îles en velours bleu et jaune se balançait sur un menu perchoir doré.
— Ceci ! ai-je balbutié.
— Et ensuite ?
— C’est tout.
La marchande a mis la cage dans une petite boîte de carton et a ficelé le tout.
— Trois vingt !
En sortant de là je me sentais mieux. Je n’arrivais pas à comprendre exactement pourquoi le fait d’acheter Cet article de Noël dont je n’avais pas l’emploi m’avait brusquement fait renouer avec le passé.
C’était un mystère.
Je suis entré dans un tabac pour y boire un apéritif. Le bar était plein d’hommes surexcités qui parlaient de ce qu’ils allaient faire cette nuit-là. La plupart avaient des paquets sous le bras ou dans leurs poches.
J’ai été tenté de prendre un autobus pour aller musarder sur les Grands Boulevards.
Pourtant, à la réflexion, j’ai préféré rester dans mon fief. La foule de Levallois était plus modeste, mais plus bruyante, plus chaude aussi. À chaque pas j’apercevais des figures « qui me disaient quelque chose », mais personne ne me reconnaissait.
À un carrefour, quelqu’un a crié de toutes ses forces : « Albert ! » Je me suis retourné d’un bloc. Ce n’était pas moi qu’on appelait, mais un grand gamin boutonneux, vêtu d’une veste de pâtissier à petits carreaux, qui se déhanchait sur un triporteur.
Mon vieux quartier ! Son odeur de suie mouillée et de friture ! Ses pavés mal ajustés ! Ses façades maussades ! Ses bars ! Ses chiens errants que la fourrière avait renoncé à traquer !
J’ai marché plus d’une heure, sous la pluie visqueuse, me gorgeant de mille petites émotions capiteuses et douces-amères, qui me ramenaient quinze ans en arrière. À cette époque j’allais au cours complémentaire et les Noëls possédaient encore toute leur magie.
Vers huit heures je suis entré dans un grand restaurant du Centre. C’était plutôt une sorte de brasserie traditionnelle, avec des glaces, des lambris, des boules pour les serviettes, des banquettes gigantesques, sommées de plantes rampantes, un comptoir-buffet et des garçons en pantalons noirs et vestes blanches.
Les vitres étaient munies de rideaux à grille, et, l’été, on sortait les plantes vertes sur le trottoir. L’établissement faisait « maison réputée » de province. Réputée, elle l’était d’ailleurs. Pendant toute mon enfance, quand je « tordais le nez » sur les repas de ma mère, celle-ci soupirait « Va manger chez Chiclet ! »
Et je rêvais en effet d’y manger un jour. Il me semblait que seuls des gens très riches et très considérables pouvaient s’offrir ce luxe. Chaque soir en revenant de l’étude, je m’arrêtais devant les immenses vitres du restaurant, et je contemplais, à travers la buée, l’humanité opulente qui y tenait ses assises.
Entre les repas, des messieurs importants venaient y jouer au bridge. Lorsque le moment des services approchait, les tables de jeux disparaissaient les unes après les autres, comme si elles avaient fait naufrage. Il ne restait plus qu’un îlot d’acharnés, au fond de la salle, autour duquel les garçons tournaient avec agacement…
J’y suis entré pour la première fois.
Avant mon départ, bien que j’eusse l’âge et les moyens de fréquenter cette maison, je n’avais jamais osé en pousser la porte.
Mais ce soir-là j’ai osé. Mieux : je suis entré chez Chiclet d’un pas nonchalant. En habitué.
Durant ma longue absence, j’avais tellement décidé que j’irais, j’avais tellement répété mon entrée et étudié mes gestes que j’agissais presque par routine.
J’ai eu un bref moment de flottement, à cause de l’odeur que je ne connaissais pas et que je n’avais pas pu imaginer. Ce n’était pas celle des restaurants ordinaires. Cela sentait l’absinthe et les escargots, le vieux bois aussi.
Dans le fond de la salle on avait dressé un sapin gigantesque, enrubanné de guirlandes électriques et de cheveux d’ange, qui donnait à la brasserie vieillotte un air de kermesse.
Les garçons avaient épinglé un minuscule morceau de houx sur leurs vestes blanches et, au bar, les propriétaires, M. et Mme Chiclet, offraient l’apéritif aux vieux clients.
Ce couple avait une très haute idée de ses fonctions d’hôte. Toujours tirés à quatre épingles, le mari et la femme donnaient l’impression de recevoir des invités.
Elle était assez forte, un peu caissière-du-grand-café, malgré ses robes sombres et ses bijoux massifs. Lui était un homme blafard, aux cheveux rares collés sur le sommet du crâne et aux costumes surannés. Il devait être président d’un tas de sociétés corporatives et avait toujours des gestes de prélat pour réclamer la parole ou pour l’offrir.
Le service venait à peine de commencer et les clients étaient encore peu nombreux. Un garçon aux pieds écartés est venu me prendre en charge. Il m’a aidé à quitter mon pardessus, l’a accroché à un porte-manteau circulaire, et m’a demandé, en désignant la salle d’un hochement de menton :
— Vous avez une préférence ?
— Près du sapin, si c’est possible…
J’aurais bien aimé amener ma mère chez Chiclet. Elle n’y était jamais entrée. Toute sa vie elle avait dû en rêver, elle aussi !
Je me suis installé sur la banquette, face au sapin, et j’ai commandé un menu délicat. J’étais bien, tout à coup. Bien, comme lorsqu’on a très faim et qu’on va manger ; bien comme lorsqu’on a très sommeil et qu’on se couche. Le seul vrai plaisir de ce monde, c’est l’assouvissement.
Ce que j’assouvissais en ce moment, ce n’était pas un appétit, mais un rêve d’enfant.
Je me suis mis à compter les ampoules de l’arbre. Elles me fascinaient. Comme j’achevais ces mathématiques inutiles, une petite voix a gazouillé, tout près de moi :
— C’est joli !
Je me suis retourné et j’ai découvert, à la table voisine, une petite fille de trois ou quatre ans, assez laide, qui contemplait elle aussi le sapin.
Elle avait une tête un peu trop grosse, un visage plat, des cheveux châtain-roux et un nez comme un radis. Elle ressemblait à ce que fut Shirley Temple à sa période d’enfant prodige. Oui, c’était tout à fait cela : une Shirley Temple laide.
L’enfant était accompagnée d’une jeune femme, sans doute sa mère. Cette dernière avait vu mon mouvement vers elles et me regardait en souriant, comme sourient toutes les mères lorsqu’on regarde leurs enfants. J’ai eu un choc.
Cette femme ressemblait à Anna. Elle était brune, comme Anna, avec les mêmes yeux sombres en amande, le même teint bistre et cette bouche spirituelle et sensuelle qui me faisait peur. Elle pouvait avoir vingt-sept ans, l’âge qu’aurait eu Anna. Elle était très jolie, habillée avec élégance. La petite fille n’avait ni ses yeux, ni ses cheveux, ni son nez, malgré tout elle arrivait à lui ressembler.
— Mange ton poisson, Lucienne !
Docile, l’enfant a piqué un menu morceau de filet de sole dans sa trop grande assiette. Elle l’a porté maladroitement à sa bouche, sans cesser de regarder le sapin.
Il est gros, hein ?
— Oui, ma chérie.
— Il a poussé ici ?
J’ai ri. À nouveau la femme m’a regardé, contente de ma réaction. Elle a soutenu mon regard quelques secondes avant de baisser lentement la tête, comme si je la troublais. Je me suis décoché une œillade dans l’immense glace qui me faisait face. Je n’étais pas mal : le genre « marqué par la vie ». À trente ans, les rides ont du charme. J’en possédais toute une série au coin des yeux, plus une ou deux, très marquées au front.
C’était étrange, cette jeune femme et sa petite fille, dans ce restaurant, un soir de Noël. La vue de ces deux êtres me serrait le cœur. Je trouvais leur solitude à deux plus tragique que la mienne, qui était somme toute une vraie solitude, une solitude facile.
La paix dans laquelle je baignais depuis mon entrée chez Chiclet s’est trouvée ternie, brusquement. Toute ma vie j’avais souffert de ces chutes de tension. Je n’étais jamais sûr de la seconde qui allait suivre. Il y avait en moi une inquiétude sans cesse aux aguets. Je sécrétais l’angoisse depuis mon enfance. Une angoisse douloureuse à laquelle j’avais fini par m’accoutumer au cours de ces six dernières années.
J’ai mangé mes belons, puis mon faisan-pommes-paille en buvant une bouteille de vin rosé. De temps à autre, je profitais d’une réflexion de la petite fille pour regarder sa mère et chaque fois je ressentais le même choc en constatant sa ressemblance avec Anna. Notre manège s’est prolongé pendant tout le repas. Je dis notre manège, car la jeune femme était pour ainsi dire entrée dans le jeu. Lorsque je tournais la tête vers elle, elle tournait la sienne vers moi. Et, avec une régularité déconcertante, son visage exprimait tour à tour : l’intérêt, la tristesse et la pudeur.
Nous avons achevé nos repas presque ensemble. La lenteur de l’enfant avait compensé mon retard. La femme a commandé un café et l’addition. J’en ai fait autant.
Maintenant le restaurant était comble. Les garçons couraient. On entendait crier des ordres à l’office, comme dans la chambre des machines d’un navire. Les conversations montaient. On se serait cru dans un hall de gare. Le tintement des fourchettes et des verres, les petites explosions des bouchons arrachés, composaient une musique allègre, un hymne à la basse jouissance qui, maintenant que j’avais dîné, me répugnait confusément.
Des clients attendaient au comptoir des tables disponibles, ostensiblement tournés vers la salle. Nos additions n’ont pas traîné ; en rapportant la monnaie, les garçons tenaient déjà nos vestiaires, et des affamés, ravis d’avoir la place, assiégeaient déjà nos tables.
La femme a boutonné le vêtement de drap à col de velours de sa petite fille, avant de passer le manteau d’astrakan que le serveur tenait déployé devant lui, et qui lui donnait l’aspect d’une monstrueuse chauve-souris.
Nous nous sommes retrouvés ensemble à la porte. J’ai tenu le battant ouvert. Elle m’a remercié et j’ai reçu son regard pathétique à bout portant. Un regard indéfinissable que j’aurais pu contempler pendant des heures, sans bouger, sans parler et peut-être même sans penser.
Elles sont sorties. La petite lui chuchotait des choses que je n’entendais pas, et qu’elle n’avait pas l’air d’écouter.
La pluie avait cessé et le froid revenait. Un froid bizarre d’hiver trop doux. Il n’y aurait décidément pas de neige. Les autos se faisaient rares. Elles passaient en crachant de la boue fluide. Quelques magasins commençaient de fermer. Je demeurais piqué devant le restaurant, sans savoir ce que j’allais faire. J’avais encore en moi le regard de la femme ; il tardait à s’évanouir.
Elle s’est retournée à deux reprises, tandis qu’elle s’éloignait. Son geste n’avait rien d’aguichant. Rien de peureux non plus. C’était un bref coup d’œil en arrière, très instinctif, je le sentais. Elle voulait s’assurer si j’allais les suivre. Elle ne le redoutait pas, ne l’espérait pas non plus.
J’ai pris la même direction. J’insiste : je ne les suivais pas. Si j’optais pour la même rue qu’elle, c’est qu’elle conduisait à mon appartement.
Nous avons parcouru quelques centaines de mètres, à bonne distance l’un de l’autre. Puis il y a eu un carrefour, et je les ai perdues de vue. C’était normal. J’ai ressenti un pincement désagréable dans la poitrine, mais j’acceptais cette séparation aussi fortuite que notre rencontre. Simplement je me suis senti triste ; triste comme il y a six ans, quand j’avais vu Anna morte. Une tristesse incrédule. Quelque chose en moi refusait cette séparation.
J’ai poursuivi ma route en gardant le cap sur l’appartement.
Comme j’arrivais devant un cinéma, je les ai aperçues dans le hall, en contemplation devant des photos de film.
C’était la mère qui les regardait. La petite, elle, n’avait d’yeux que pour le sapin maigrelet décorant le hall.
Un sapin étique, poussé dans un jardin de banlieue, et dans les branches duquel on avait fourré, en guise d’ornement, des portraits de vedettes.
Je connaissais bien le cinéma. C’était le « Majestic ». J’y avais vu tant de westerns, qu’à l’époque j’aurais pu donner le titre de chacun rien qu’en écoutant quelques mètres de la bande sonore.
Je suis entré dans le hall. La femme m’a aperçu. On eût dit qu’elle s’attendait à me voir surgir. Cette fois elle m’a à peine regardé, mais une brusque pâleur a vidé son visage.
J’ai compris que si je la laissais gagner la caisse avant moi je n’aurais pas le courage de la suivre. Alors j’ai pris les devants. Dans la vitre du guichet je l’ai vue qui s’approchait. J’ai payé ma place. Je me suis écarté. Elle était là, tenant sa petite fille par la main.
— Deux places.
Comme au restaurant, je lui ai tenu la porte ouverte ; et comme au restaurant elle m’a regardé « en profondeur ». Cette fois, elle a balbutié, timidement : « Merci ».
La séance était commencée. On donnait un documentaire sur l’Ukraine : une plaine couverte d’épis s’étendait à l’infini.
Une ouvreuse s’est précipitée sur nous en faisant des effets de lampe électrique. La femme lui a remis deux billets. L’ouvreuse, qui n’avait sans doute pas vu la petite, a cru que nous étions ensemble et nous a placés côte à côte dans une travée assez avancée.
Mon cœur cognait à toute volée, comme le jour où j’étais sorti avec Anna pour la première fois. Je me tenais immobile dans mon fauteuil, le buste droit, les yeux rivés sur l’écran, sans rien voir de ce qui s’y déroulait ; sans entendre autre chose que les battements désordonnés de mon cœur. Je sentais la chaude présence de cette femme et j’étais bouleversé. Le parfum de son manteau me chavirait.
Sa fille posait des questions, à voix haute, et la mère se penchait à tout moment vers elle en murmurant :
— Tais-toi, Lucienne. Il ne faut pas parler !
L’enfant a fini par se taire. D’ailleurs le documentaire s’achevait et les lumières sont revenues.
J’ai retrouvé mon cher vieux ciné. On ne l’avait pas repeint. Il avait toujours sa méchante couleur lie de vin, ses tentures en peluche cramoisie, ses fauteuils geignards, et ses plantes vertes en carton peint au bas de l’écran.
Une ouvreuse est passée avec sa corbeille de friandises, en récitant celles-ci d’une voix nasillarde et indifférente.
— Des bonbons ! a demandé la fillette.
C’était l’occasion unique, une entrée en matière sans originalité certes, mais idéale. Je me trouvais entre l’ouvreuse et ma voisine. Je pouvais acheter un paquet de bonbons et le tendre à l’enfant en murmurant un « Vous permettez, Madame » irréfutable.
Au lieu de cela, je suis resté crispé, renfrogné. Je n’ai même pas eu un geste pour servir de relais lorsque l’ouvreuse a brandi le paquet de bonbons.
L’entracte s’est terminé. J’avais hâte de voir s’engloutir les lumières. Hâte de retrouver cette intimité pleine de réticence. J’ignorais jusqu’au titre du film. C’était le cadet de mes soucis.
Des lettres se sont mises à défiler sur l’écran, mais je n’avais pas envie de les lire.
Je retrouvais le bien-être suave que m’avait apporté le restaurant. C’était avant tout un sentiment de sécurité. La certitude d’avoir à vivre quelques instants de vrai bonheur.
La petite fille s’est endormie. Elle a commencé à geindre un peu, en cherchant une position confortable sur son fauteuil ; mais elle n’y parvenait pas. Alors sa mère l’a prise sur ses genoux. Les jambes de l’enfant ont heurté les miennes.
— Excusez-moi, a murmuré ma voisine.
— Ce n’est rien. Je… Vous pouvez l’allonger.
Elle a au contraire enserré les chevilles de la petite avec sa main pour l’empêcher de me donner des coups de pied.
Cette main m’hypnotisait. J’ai attendu un peu, en essayant de refouler l’envie qui me prenait de la saisir, doucement, et de la garder dans la mienne. J’avais besoin de ce contact. Je l’imaginais. Ma peau devinait la sienne. J’aurais pu essayer de ruser, ou plutôt de tricher un peu. Choisir une pose sur l’accoudoir, qui m’aurait permis d’approcher mes doigts de façon quasi naturelle et d’effleurer les siens de telle manière qu’elle ne puisse s’en offusquer.
Encore une fois je n’osais pas.
Je me suis tourné vers elle. Elle aussi m’a regardé. Et ç’a été tellement simple que j’ai cru mourir d’extase en voyant combien était puissante ma volonté.
J’ai pris sa main. Elle a lâché les jambes de l’enfant. Nos doigts se sont ouverts, puis se sont refermés comme pour une prière commune. C’était une sensation étrange, voluptueuse, farouche.
Je me sentais puissant, et six années, en un instant, venaient d’être abolies. J’étais avec Anna. Elle vivait toujours ; elle m’aimait. Elle me donnait sa chaleur, je lui communiquais ma force.
Pourquoi avais-je envie de me tourner vers cette inconnue et de lui dire :
— Je vous aime.
Parce que je l’aimais vraiment ?
Beaucoup de gens s’imaginent que l’amour est un sentiment qui a besoin d’être « installé », que c’est un aboutissement. Je sais bien que non, moi qui ai aimé Anna et cette femme au premier regard que nous avons échangé, elles et moi.
Nous sommes restés longtemps, ainsi, nos doigts emmêlés, à faire l’amour avec les mains. Puis la petite fille a lancé quelques ruades et s’est mise à pleurer dans son sommeil. Sa mère a retiré sa main, et ç’a été pour moi comme un déchirement.
Elle a chuchoté à l’enfant endormie :
— Nous allons rentrer, ma Lucienne. Tu vas retrouver ton dodo…
Elle parlait pour moi.
— Si vous me permettez, ai-je balbutié.
J’ai saisi la petite fille, je l’ai assurée dans mes bras et je me suis levé. Elle était lourde ; elle sentait encore le bébé, et, dans le sommeil, son petit visage ingrat devenait beau et émouvant.
J’ai remonté l’allée latérale au côté de la femme. J’avais l’impression de la connaître intimement. Sa démarche avait un rythme qui m’était familier. Une fois dans le hall nous nous sommes regardés à la lumière crue du néon souffreteux. Elle paraissait un peu crispée et j’ai craint que ce ne fût une réaction contre mes audaces.
Pourtant, ne les avait-elle pas encouragées ?
— Vous avez une voiture ?
— Non, j’habite assez près d’ici, Monsieur.
Elle a avancé ses bras en berceau.
— Je vous remercie… Elle n’a pas l’habitude de veiller.
— Je vous accompagne !
Elle s’y attendait sûrement, et malgré tout, quelque chose — je ne sais quoi — a chancelé dans son regard. Elle est restée immobile, avec ces bras tendus vers l’enfant. Puis elle les a laissés glisser le long de son corps.
— Merci.
Et elle s’est mise en route sans s’occuper de nous. J’avais du mal à la suivre car la fillette pesait de plus en plus lourd. C’était la première fois de ma vie que je tenais un enfant dans mes bras et je n’aurais jamais pensé que ce fût aussi émouvant. J’avançais avec précaution : je craignais de tomber avec mon précieux fardeau.
Nous sommes allés ainsi, l’un derrière l’autre, jusqu’au bout de la rue ; ensuite elle a tourné à droite, en direction d’un quartier neuf que je ne connaissais pas car il n’était qu’ébauché au moment de mon départ.
L’endroit était moins éclairé. Il n’y avait plus de magasins, plus d’éventaires d’écaillers, plus de sapins, sinon dans les appartements, et on devinait leurs éclairages multicolores à travers les vitres.
Des constructions claires se dressaient dans l’ombre. C’est vers elles que la femme s’est dirigée. Pas une fois elle ne m’a adressé la parole au cours du trajet. C’était à croire qu’elle nous avait oubliés, sa fille et moi.
À deux ou trois reprises, la petite s’est débattue et j’ai dû la presser contre ma poitrine pour la faire tenir tranquille. Ce devait être une gamine très nerveuse.
On entendait des télévisions et des radios. Des gens entonnaient le « Minuit Chrétiens » bien qu’il fût à peine dix heures. Mais ces bruits composaient une sorte de fond sonore irréel ; seul était vrai le martèlement régulier de nos pas sur le trottoir mouillé.
Je n’en pouvais plus lorsqu’elle s’est arrêtée devant un portail de fer tout neuf, sur lequel était peint en caractères jaunes sertis de noir :
Elle a tiré une clé de sa poche et a poussé le vantail. La minute de vérité était arrivée. Je louchais sur l’espace sombre, mystérieux, qui s’étendait au-delà du portail entrouvert. Je distinguais confusément une cour où deux camions étaient remisés. Au fond s’élevaient des bâtiments à deux étages dont les larges verrières captaient les reflets du lampadaire flanqué à l’angle de la rue. Tout était noir, neuf, silencieux.
Nous avons échangé le même regard que dans le hall du cinéma.
— Voilà, a-t-elle murmuré, et elle a ajouté ces mots peut-être très simples, mais qui, par la suite, devaient revêtir une étrange signification.
— C’est ici !
Était-ce une prise de congé ?
Était-ce plutôt une invitation ?
Le plus simple au fond était de le lui demander.
— Dois-je vous laisser ici ?
Elle est entrée, sans répondre.
C’était une invitation.