10 L’OISEAU DE VELOURS

Pourquoi l’avez-vous tué ainsi ?

Elle a secoué la tête.

— Je préfère ne pas essayer de vous expliquer. C’est à cause de ma fille. Jérôme a été si odieux avec cette enfant…

J’ai éclaté, brusquement :

— Vous n’allez pas me dire que vous avez voulu mettre le cadavre de cet homme dans ses petits souliers ?

La jeune femme est partie d’un rire féroce.

— Non, je ne vais pas vous le dire. Et pourtant vous n’êtes pas loin de la vérité, Albert !

Elle se souvenait encore de mon prénom ! Il n’en faut pas plus pour s’allier un homme. Jusque-là, j’étais vaguement humilié d’avoir été élu comme « pigeon » par cette fille. Mais n’était-ce pas le destin en fait qui m’avait choisi ?

N’était-ce pas grâce à un laborieux concours de circonstances, plus minutieusement agencées que le crime de M. Dravet, que je m’étais trouvé à la table voisine de la sienne au restaurant ?

La veille, je m’étais réveillé en prison à mille kilomètres de là, et cependant un dédale invraisemblable de petits hasards m’avaient guidé à ce rendez-vous.

— Votre coup de l’église, ç’a été un trait de génie.

— Cette idée m’est venue grâce à vous. Lorsque vous avez téléphoné, j’étais dans la chambre de Lucienne. Je la regardais dormir, et je me demandais comment certaines mères parviennent à se détruire en compagnie de leurs enfants. J’essayais de découvrir cette affreuse recette.

« Quand je vous ai vu vous mêler à ces gens à la sortie de l’église, j’ai failli crier de désespoir.

— Dites-moi, vous avez dû parler de moi, lors de votre déposition ?

— C’est Ferrie qui eu a parlé. Mais comme vous n’avez pas assisté à la découverte du drame, les policiers n’ont pas semblé y attacher d’importance…

— Ils vont revenir ?

— Sans doute. J’ai eu droit à la famille et à des magistrats mal réveillés. Tout le monde avait trop bu et pas assez dormi. Un vrai cauchemar… Je pense que je serai tranquille jusqu’à midi. Il faut bien qu’ils dorment, tous, non ?

— Vous étiez montée pour débarrasser cette pièce ?

— Oui. Je dispose de très peu de temps pour le faire…

Elle attendait mon verdict. Mme Dravet n’avait pas exagéré en assurant que je tenais son destin dans ma main.

J’ai promené un regard désabusé sur la pièce. Ce n’était désormais plus pour moi une vraie pièce, mais un décor. Un décor reproduisant fidèlement le salon où s’était déroulée la tragédie.

— Qu’allez-vous faire de ces meubles ?

— Le fauteuil va avec celui d’en bas. C’est celui que je suis censée avoir enlevé du salon pour laisser la place au sapin. Il suffit de le descendre dans une des pièces, à la salle à manger par exemple, où les policiers ne sont pratiquement pas entrés… Je voulais ranger les bouteilles dans ma cuisine. Casser l’électrophone et le bar et les brûler dans l’énorme chaudière du chauffage central, ainsi que le sapin. Seul le canapé pourrait demeurer ici et j’ai confectionné moi-même des housses d’une autre couleur destinées à modifier radicalement son aspect…

— Très bien, ai-je décidé. On va s’y mettre !

Je savais bien qu’elle espérait mon silence, pourtant elle ne comptait pas sur mon aide et ma décision l’a plongée dans l’effarement.

J’ai regardé l’heure. Je me sentais très maître de moi. Ce meurtre était en soi une sorte de chef-d’œuvre auquel je voulais participer à ma façon.

Il était presque huit heures. Pouvions-nous espérer encore une heure de répit ?

Aidé de Mme Dravet, j’ai porté dans le monte-charge le fauteuil, le bar roulant, le pick-up et la table basse sur laquelle il se trouvait.

Nous avons déposé le fauteuil dans la salle à manger du premier étage ainsi qu’elle l’avait prévu. Puis nous avons gagné le sous-sol. Démanteler le bar, l’électrophone et sa table, était un jeu d’enfant. D’autant plus que nous n’avions pas à les briser menu, le foyer de la chaudière étant de dimensions importantes.

Lorsque tout a été bien brûlé et que les entrailles métalliques du pick-up n’ont plus été qu’un petit écheveau de ferraille noircie, j’ai rechargé la chaudière.

Nous étions rouges comme des crêtes de coq en remontant au second étage. Il nous restait encore à dégarnir le sapin des nombreuses babioles qui le décoraient et à le tronçonner pour pouvoir le brûler. Nous nous sommes mis au travail sans parler. Nous nous activions avec une hâte fiévreuse, étourdissante. Plus la pièce cessait de ressembler à celle du dessous, plus nous avions conscience de la précarité de ce sursis. À tout moment un policier pouvait venir et me découvrir chez les Dravet, ou bien vouloir visiter la maison de bas… en haut !

Elle a poussé une petite exclamation quand elle a découvert ma cage avec l’oiseau de velours. Elle la considérait d’un air de doute.

Je lui ai alors expliqué la provenance du sujet et elle s’est mise à pleurer. Assise sur le canapé, elle sanglotait convulsivement en serrant le fragile objet contre sa poitrine.

— Pourquoi pleurez-vous ainsi ? lui ai-je demandé quand elle a commencé à se calmer.

— À cause de vous, Albert. Je vous imagine, tout seul, achetant ça dans une boutique sans savoir ce que vous en feriez.

Elle était capable de préparer la mort de son mari pendant des semaines, capable de tirer une balle à bout portant dans la tête d’un homme endormi, et pourtant elle pleurait sur cet article de bazar qui symbolisait ma solitude.

— Je ne veux pas que vous le jetiez.

— Mais, vous ne pouvez l’accrocher dans l’autre arbre puisque les scellés sont apposés ?

— Je vais la suspendre au-dessus du lit de Lucienne.

« Je ne sais pas si une femme comme moi a le droit de croire à des porte-bonheur mais il me semble que cet oiseau en est un. J’ai l’impression qu’il protégera ma fille…

Elle est descendue sans plus attendre avec la cage de carton pailleté. Il me restait à ébrancher le sapin. Pour cela je suis redescendu à la cave. Lorsque j’ai commencé à le jeter dans le brasier, une épaisse fumée noire s’est dégagée. Chaque fois que j’ouvrais la porte de fonte, un gros nuage résineux s’échappait du foyer et me suffoquait.

Les sujets de verre entassés dans un petit carton ressemblaient à des œufs très précieux. Je les ai fourrés d’un coup dans la chaudière où ils ont éclaté avec un petit bruit de biscuit rompu.

J’ai balayé le sol de la cave, parsemé d’aiguilles vertes. Après quoi je suis remonté. Comme j’arrivais au seuil de la porte palière du premier, j’ai entendu parler Mme Dravet. J’ai cru qu’elle répondait au téléphone et je suis entré délibérément. À cet instant j’ai perçu une voix d’homme. J’ai voulu battre en retraite, seulement des pas retentissaient dans l’escalier. Je me trouvais pris entre deux feux. D’un côté il y avait le visiteur en grande conversation dans la salle à manger. D’un autre, les arrivants.

En face de moi, le « salon tragique » sur la porte duquel on avait écrasé de gros cachets d’une cire pareille à du sang séché.

J’ai joué mon va-tout. Sur la pointe des pieds j’ai gagné la porte qui faisait face à la salle à manger, c’est-à-dire celle de la chambre d’enfant.

Je crois qu’on ne peut pénétrer dans une pièce plus subrepticement, ni plus rapidement.

Une pénombre grise régnait chez la petite fille. Ma cage argentée se balançait au ciel de lit. Je percevais le souffle léger et régulier de Lucienne. Il y avait dans cette chambrette une touffeur émouvante.

À quelques centimètres de moi, des pas faisaient crisser le plancher. Des voix ronronnaient.

Quelqu’un allait sûrement finir par entrer. Je cherchais une cachette autour de moi, mais je ne trouvais rien. Excepté le lit et une petite armoire peinte, la pièce ne contenait que des jouets.

Fut-ce ma présence qui dérangea le sommeil de l’enfant, ou bien les allées et venues toutes proches ? Brusquement elle poussa un cri. Un cri semblable à une plainte aiguë, un peu bestiale.

J’avais subi trop d’émotions fortes au cours de la nuit. Ce cri entra en moi comme un bistouri dans une chair anesthésiée.

— C’est la petite qui se réveille, expliquait Mme Dravet à la cantonade.

Son pas approchait. Quelqu’un l’escortait.

Je me suis jeté derrière le mince rideau blanc du lit. Je devais déborder de part et d’autre. Encore une fois je mettais en pratique la politique de l’autruche.

La porte s’est ouverte. La femme est entrée. Un homme l’escortait, mais il demeura à la porte et ce fut ce qui me sauva. En s’approchant Mme Dravet me vit, et je pus mesurer à quel point cette femme savait se contrôler.

Elle ne s’arrêta pas, saisit l’enfant et sortit de la chambre en s’interposant de son mieux entre la porte et moi.

Je suis demeuré seul dans la petite pièce où ricanaient des Donald en contre-plaqué.

Seul avec mon oiseau de velours bleu et jaune qui continuait de se balancer sur son perchoir.

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