De chaque côté de la cour, se dressaient des montagnes de papier en rames, abritées par des verrières.
Tout le fond était occupé par des ateliers. Sur la droite, il y avait une large porte de fer, peinte en noir et portant le mot « privé », grossièrement barbouillé au pochoir.
La femme a ouvert cette porte. Elle a passé la main à l’intérieur et a actionné un commutateur, mais aucune lumière n’a jailli.
— C’est vrai, a-t-elle murmuré, sans me donner davantage d’explications.
Elle m’a pris le bras et m’a guidé dans le noir. Je m’enfonçais au cœur de l’obscurité, d’un pas d’aveugle, effrayé à l’idée de cogner la tête de l’enfant.
Ma compagne s’est arrêtée. Elle a tâtonné un peu, puis a fait coulisser la porte d’un ascenseur.
— Nous allons prendre le monte-charge ! a-t-elle déclaré.
À sa suite j’ai pénétré dans une vaste cage de métal. Par la grille qui lui servait de plafond, j’apercevais, deux étages plus haut, une trappe de verre d’où tombait une très vague lueur.
— Vous devez être fatigué ? a-t-elle chuchoté, dans le noir. Elle est lourde, n’est-ce pas ?
Je sentais sa hanche contre moi. J’aurais voulu que cela durât toute la nuit.
La cage d’acier s’élevait assez lentement. Elle s’est brusquement immobilisée. Ma compagne a fait coulisser la porte et l’a tenue ouverte pendant que je sortais avec l’enfant.
— Prenez garde, il y a une marche.
J’ai fait un grand pas. Elle me tenait par le bras, ses ongles s’incrustaient dans ma chair. Sans doute redoutait-elle que je laisse tomber la petite ?
L’obscurité était épaisse, car l’étroite verrière percée tout en haut de la cage du monte-charge ne suffisait pas à éclairer le palier.
Il lui a fallu une troisième clé pour ouvrir la porte de son logement.
Cette fois le commutateur a rempli son office. Je me suis trouvé dans un vestibule peint en blanc. En face de la porte d’entrée, une double porte vitrée ouvrait sur un salon.
Elle m’y a conduit. Cette succession de portes me donnait l’impression d’avancer dans un surprenant labyrinthe.
Pourquoi étais-je aussi angoissé ? Que pouvait-il y avoir de plus rassurant que cette jeune mère et son enfant endormie ? Quelle image plus fraîche et plus apaisante pouvais-je espérer ?
La pièce, blanche comme le couloir, n’était pas grande, et un sapin de Noël en occupait une bonne partie. Combien d’arbres magiques avais-je déjà trouvés sur ma route au cours de cette journée ? Une véritable forêt de Noël !
Celui-ci était décoré de bougies véritables qui lui donnaient beaucoup plus de caractère que ces guirlandes électriques dont on avait affublé tous les autres. Des sujets discrets pendaient au bout des branches.
— Nous avons dû enlever quelques meubles à cause de l’arbre, expliqua la femme ; dans sa forêt il devait sembler tout petit, mais ici !
Il restait un canapé de cuir, un fauteuil, un bar roulant, et, sur une table basse, un tourne-disque.
— Asseyez-vous et servez-vous à boire ! Je vais aller coucher Lucienne, j’en ai pour quelques minutes ! Vous aimez Wagner ?
Elle a déclenché l’électrophone, l’a réglé et d’un mouvement gracieux m’a repris son enfant. Elle semblait attendre quelque chose.
— Eh bien, que buvez-vous ? demanda-t-elle.
— Ma foi ; cela dépend de ce que vous avez à me proposer, ai-je plaisanté.
Pour la première fois depuis que je connaissais cette femme, je parvenais à avoir l’air d’autre chose que d’un loup affamé.
— Oh ! il y a un peu de tout : du cognac, du whisky, du cherry…
— Alors je prendrai un peu de cognac.
Elle s’est avancée, attentive. Pourquoi tenait-elle donc absolument à ce que je me serve à boire ? Je n’aimais pas me servir. C’était une mauvaise habitude que m’avait donnée Maman. Elle avait toujours servi tout le monde chez nous, et quand nous avions des invités, il lui arrivait de saisir leurs assiettes d’autorité.
— De cognac, c’est la grosse bouteille, à gauche.
Je l’ai empoignée et j’ai retourné un verre ballon qui était posé à la renverse sur un napperon blanc. Timidement j’ai versé une rasade d’alcool.
Elle a eu un sourire.
— Vous m’excusez, n’est-ce pas ?
— Je vous en prie.
Elle est sortie en refermant la porte. J’ai déboutonné mon pardessus et, pour me donner une contenance, je suis allé contempler l’arbre. Curieuse soirée décidément !
J’ignorais jusqu’où irait l’aventure, mais j’étais certain que c’en était une !
En mettant la main à ma poche, mes doigts ont rencontré les arêtes de la petite boîte en carton contenant mon achat de la soirée. Alors il m’est venu une idée : accrocher dans cet arbre la cage aux paillettes d’argent qui contenait l’oiseau jaune et bleu. Cette pensée m’a procuré un rare bonheur. Dieu m’accordait un sourire, en cette nuit de Noël. Oui, le simple fait de déballer et de fixer à la palme piquante d’un sapin cet objet de bazar me causait une joie très pure.
Je me suis reculé pour examiner la cage. Si je l’avais fabriquée de mes propres doigts, je n’aurais pas ressenti plus d’orgueil. Elle dansait au bout de sa branche, comme une clochette, en faisant pleuvoir un peu de sa poudre de quartz. L’oiseau de velours se balançait à l’intérieur. C’était mon enfance disparue que je contemplais avec un indicible émerveillement.
J’ai écrasé la boîte de carton et l’ai glissée dans ma poche. Mon offrande à l’arbre devait rester clandestine pour avoir un petit côté surnaturel.
Peut-être que mon hôtesse et sa fille l’ignoreraient, mais peut-être aussi la découvriraient-elles et se perdraient-elles en conjectures.
J’ai jeté mon pardessus sur le canapé et pris mon verre de cognac. Je n’en avais pas bu depuis très longtemps. Celui-ci était de première qualité. À la première gorgée je me suis senti très euphorique. Un coup de bonheur, quoi !
Mon hôtesse est revenue un quart d’heure après. Ce qui m’a surpris, c’est qu’elle avait gardé son manteau d’astrakan. Elle a suivi mon regard et a paru réaliser.
— Ce pauvre chou avait un tel sommeil ! a-t-elle dit en quittant son manteau.
Puis elle s’est approchée du petit bar roulant.
— Voyons, que vais-je boire ? Un cointreau, peut-être ? Ou un cherry ?
Elle élevait la voix à cause de la musique très cuivrée.
Je la regardais avec une secrète admiration. J’aimais sa grâce et son aisance. Elle avait des gestes simples et expressifs, pas du tout fabriqués. C’était pour moi un merveilleux spectacle que de la voir évoluer dans la pièce, se verser un doigt de cherry, lever son verre pour m’adresser un toast muet et tremper ses lèvres dans le liquide rubigineux.
J’avais mal aux épaules d’avoir porté sa fille si longtemps. Pour me relaxer, je gardais les bras pendants le long de mon corps.
Elle est allée baisser l’intensité de l’électrophone.
— Vous habitez le quartier ?
— Oui, Madame. Mais je l’ai quitté pendant six ans et je n’y suis revenu que cet après-midi.
— Ça doit être émouvant… un soir de Noël surtout !
Elle avait une voix calme, aux inflexions un peu sourdes. Une voix qui allait parfaitement avec ses gestes mesurés.
— Vous êtes revenu parce que c’était Noël ?
— Non. C’est tombé comme ça.
— Vous étiez loin ?
— Très loin, oui.
Le disque s’est achevé. Elle a coupé le contact et il y a eu un silence. Sentant ma réticence, elle hésitait à me questionner. Et pourtant j’avais envie d’être questionné. Je voulais bien parler à condition de ne pas prendre l’initiative de la conversation. Il me fallait une certaine mise en route.
— Vous êtes peut-être attendu pour réveillonner ?
— Non, Madame. J’étais seul, comme vous. Et vous l’avez bien senti ?
Elle a détourné les yeux.
— C’est vrai.
Puis, au bout d’un instant de méditation :
— Je voudrais…
— Vous voudriez ?
— Dissiper toute équivoque… que mon… comportement pourrait faire naître dans votre esprit, Monsieur…
Elle avait eu du mal à s’exprimer et elle paraissait terriblement gênée.
— Quelle équivoque ?
— Eh bien, je suppose que lorsqu’un Monsieur s’assied dans un cinéma au côté d’une dame qu’il ne connaît pas ; que lorsque ce monsieur prend la main de cette dame et que la dame ne retire pas sa main, le monsieur doit s’imaginer qu’il vient de faire une conquête facile ?
J’ai secoué la tête.
— Il ne m’a pas été facile de prendre votre main, ni à vous de me la laisser prendre.
Elle a bu une gorgée de cherry, délicatement.
— Je suppose que vous ne me croirez pas si je vous dis que c’est la première fois qu’une chose semblable m’arrive ?
— Pourquoi ne vous croirais-je pas, surtout pendant une nuit consacrée au merveilleux ?
Elle m’a décoché un de ses étranges et doux sourires si bouleversants.
— Merci. J’ai aimé que vous me preniez la main… J’étais dans une telle détresse.
— Et moi donc !
— Vous voulez me raconter ?
— Oh ! Mon drame est très intérieur. Une fois raconté avec des mots, il perd tout mystère et toute intensité, vous savez…
— Essayez tout de même.
— Il y a sept ans, je venais de passer mon diplôme d’ingénieur A. M. et de trouver une belle situation lorsqu’il m’est arrivé un grand malheur.
— Lequel ?
— Je suis tombé amoureux.
— Ç’aurait pu être un grand bonheur, non ?
— Je l’ai cru. Au début, en fait, c’en a été un. Seulement elle était mariée et c’était la femme de mon patron… Nous nous sommes enfuis. J’ai tout quitté, ma vieille mère qui s’était échinée pour me permettre de faire des études, ma situation, tout, quoi !
— Et alors ?
Depuis des années je n’avais plus parlé d’Anna à qui que ce fût. Des images ensevelies revenaient à la surface. Je voyais Anna dans notre lit d’hôtel avec un sein hors de sa chemise de nuit. Ou bien Anna, les cheveux au vent, au bord de la mer. Anna riant ! Anna pleurant ! Anna, morte !
— Elle est morte !
— Oh ! oui. Ça a dû être terrible.
— Terrible, en effet. À la suite de ça je… suis parti.
— Je vous comprends.
— Et, pendant mon absence, Maman est morte à son tour. Maintenant, le monde est devenu pour moi un cimetière sans croix, il est plein de tombes et de fantômes.
« Et je suis revenu aujourd’hui dans cet univers saccagé. J’ai retrouvé notre petit appartement, à deux pas d’ici. En guise de sapin de Noël, il y avait un rameau de buis jauni dans un verre ayant contenu de l’eau bénite. Je n’ai pas pu tenir le coup, je suis ressorti. Et je vous ai vue, au restaurant, avec votre petite fille. Pour moi, vous représenterez toujours la vie !
— C’est beau ce que vous me dites. Pouvoir être pour quelqu’un ce qu’on est si peu pour soi-même, voilà qui réconforte !
Je lui ai tendu ma main, elle y a mis la sienne. Cette fois ce n’était plus une pression de doigts effarouchés dans le noir, ce n’était plus un contact resquillé, mais un acte délibéré, un geste de solidarité humaine plus qu’une caresse volée.
— Parlez-moi de vous, puisqu’on se raconte…
— Moi je suis de l’autre côté.
— C’est-à-dire ?
— Du côté de ce monsieur a qui vous avez pris sa femme.
Elle s’est tue. J’avais soif de savoir, mais je n’osais brusquer ses confidences. Elle a fixé ma main un moment. J’ai eu honte car je ne possédais plus des mains d’intellectuel.
— Pour moi aussi ça fait sept ans ! J’étais aux Beaux-Arts. Je voulais être décoratrice de cinéma. J’ai rencontré l’homme qui devait devenir mon mari. Il était très beau, il était riche, il avait une voiture sport qui m’impressionnait beaucoup. Les filles de maintenant épousent souvent des autos. C’est un mal du siècle !
« J’ai cru qu’il m’apportait le Paradis sur le porte-bagages chromé de sa Jaguar, lorsqu’il m’a demandé de l’épouser je n’ai pas dit « oui » ; je l’ai hurlé ! Il y a eu un peu de tirage avec la famille car je n’avais pas de fortune. Mon père est ancien officier. Quand les Dravet ont su que papa pourrait se mettre en uniforme pour le mariage ils ont mis les pouces. Un colonel, ça fait tellement bien dans une noce.
Elle s’est tue à nouveau, comme pour laisser affluer ses souvenirs. Alors ça m’a repris comme au cinéma : j’ai eu envie de lui dire que je l’aimais.
— Puisqu’on est Noël, je peux vous dire que je vous aime ?
— Oh ! oui, vous pouvez ! Vous pouvez ! Il y a si longtemps que personne ne me l’a dit !
— Continuez.
— Mon histoire vous intéresse ?
— Ce n’est pas une histoire.
— Non, a-t-elle murmuré, même pas !
« Je me suis donc mariée à ce fringant garçon. Sa famille lui a fait bâtir cette petite usine de brochage. Lucienne est née…
— Pour vous aussi ç’aurait pu être le bonheur, non ?
— Pour moi aussi. Seulement, dans la vie, il y a toujours un décalage, et c’est ce décalage qui détruit tout.
« Dans votre cas, le décalage venait du fait que vous aimiez la femme de votre patron.
— Et dans le vôtre ?
— Il est venu du fait que Lucienne est née six mois après notre union, et sept mois après ma première rencontre avec Jérôme. Et c’était le plus beau bébé de la maternité. Pas du tout le genre couveuse, a-t-elle ajouté avec un humour amer.
Son histoire était aussi classique que la mienne mais beaucoup moins romanesque.
Elle a soupiré :
— Dans l’industrie on ne plaisante pas avec ça !
— Divorce ?
— Dans l’industrie catholique on ne divorce pas !
— Vous n’aviez pas… heu… prévenu votre fiancé de… de vos espérances ?
— Non. Je ne… Comment vous dire ces choses sordides ? Je ne les espérais plus, ces espérances-là. Avant de rencontrer Jérôme, je m’étais livré à certaines… Oh ! soyons conformiste : à certaines « manœuvres ». Je vous dis que tout cela est sordide !
— Ensuite ?
— Ç’a été dramatique : rupture des relations avec la belle famille. Et puis désaffection, c’est le mot, très rapide du mari. Au début, ça ne se passa pas trop mal car il prit des maîtresses. Mais un jour il n’en eut qu’une seule, et mon existence devint un calvaire.
« Je ne le vois presque plus. Il vient en bas pour s’occuper de l’affaire. Quand il monte jusqu’ici, c’est pour gifler Lucienne ou me traiter de grue.
Elle m’a versé une forte rasade de cognac ; elle-même s’est servi encore un peu de cherry.
— Bizarre nuit de Noël, n’est-il pas vrai ? a-t-elle poursuivi. Nous nous sommes rencontrés il y a une heure. Je ne connais pas votre nom, et vous ne connaissez que celui de mon mari. Et pourtant nous venons de nous raconter nos vies, d’une traite.
— Pardonnez-moi, madame. Je m’appelle…
Elle a vivement mis sa main devant ma bouche.
— Non je vous en supplie, ne vous nommez pas. C’est tellement mieux ainsi. Nous avons le temps… Maintenant je voudrais vous demander une chose…
— Tout ce que vous voudrez.
— Sortons ! La petite dort et elle a le sommeil profond. Je peux me permettre de la laisser seule une heure ou deux. J’aimerais aller regarder Noël, dehors, au bras d’un homme.
— Au bras « d’un » homme ? ai-je soupiré.
Elle a eu un transport d’enthousiasme.
— Oh ! mon Dieu ; c’est une phrase d’homme jaloux, ça ! Voyez-vous, c’est peut-être cela qui me manque le plus : la jalousie…
Elle allait ajouter « d’un homme », s’est arrêtée à temps et a éclaté de rire.
— Vous venez ?
Elle a pris mon verre que j’avais déposé sur la cheminée et l’a mis sur la tablette supérieure du bar roulant. Ce devait être une femme méticuleuse, ennemie du désordre.
Elle a éteint la lumière du salon, puis celle du vestibule. À nouveau ç’a été le palier obscur.
— L’ampoule est grillée depuis deux jours, a-t-elle annoncé.
Elle prit ma main et ouvrit la porte du monte-charge. Pendant la descente elle ne la lâcha pas. J’ai aimé cette curieuse sensation d’engloutissement que procure toujours la plongée d’une cabine d’ascenseur.
Maintenant les rues étaient tranquilles. Le ciel devenait clair et la nuit luisait comme du métal poli, à cause du gel. Les magasins étaient éteints. Parfois, un groupe de fêtards débouchaient d’un carrefour en poussant des rires forcés.
Nous nous tenions par le bras, elle et moi, et nous avancions à petits pas heureux dans les rues vides qui maintenant paraissaient immenses.
L’horloge lumineuse d’un carrefour indiquait onze heures moins vingt. Nous croisâmes un mendiant ivre qui me demanda l’aumône.
— Vous croyez, vous, que la nuit de Noël n’est pas une nuit comme les autres ? m’a-t-elle demandé.
— Bien sûr, puisque les hommes en ont décidé ainsi !
— Vous n’avez pas la foi ?
— Cela dépend des jours. Je suis le contraire des autres : j’ai la foi lorsque je suis heureux.
— L’avez-vous en ce moment ?
— Oui.
Son bras s’est fait pressant. Je sentais sa bonne chaleur de femme s’épandre dans mon corps. Un confus désir d’elle me tenaillait depuis que nous marchions ainsi, avec nos hanches qui se frôlaient.
À un certain moment, je l’ai sentie frissonner.
— Vous avez froid ?
— Un peu.
— Voulez-vous que nous entrions dans un bar ?
— Je n’ai pas envie de voir des gens…
Soudain, quelque chose m’a frappé : l’incohérence de tout cela. Par la pensée, j’ai pris de la hauteur et j’ai contemplé ce quartier comme on contemple la maquette d’une ville future.
Il y avait l’appartement de cette femme, avec une petite fille endormie ; le mien, si funèbre, si désolé… Et ces rues froides où nous déambulions d’une démarche de somnambule…
Elle s’est arrêtée brusquement.
— J’aimerais que vous m’emmeniez chez vous !
J’ai à peine été surpris.
— Je n’ose pas.
— Pourquoi ?
— C’est sinistre, et puis inhabité depuis tellement longtemps.
— Aucune importance. Je voudrais me rendre compte.
— Vous rendre compte ?
— Ça vous ennuie ?
— Ça me gêne, mais si vous y tenez.
Et nous avons pris ma rue. Elle était très médiocre et plus mal éclairée que les rues avoisinantes. Un chien longeait le trottoir d’en face d’une allure satisfaite, en paraissant savoir où il allait, s’arrêtant gravement parfois pour flairer un mur.
— Voilà, ai-je dit en m’arrêtant devant l’immeuble.
Sa façade décrépie ressemblait à une brûlure mal guérie. La porte en était restée ouverte et un courant d’air perfide, chargé de mauvaises odeurs, soufflait sous le porche.
À tâtons, j’ai cherché la minuterie. J’avais perdu l’automatisme de ce genre de geste. Une habitude de vingt ans s’était émoussée à cause de mon éloignement prolongé.
— Non, n’éclairez pas, a-t-elle supplié. C’est plus mystérieux ainsi.
Nous avons gravi l’escalier de bois recouvert d’une moquette jusqu’au premier seulement. En son milieu le tapis était complètement élimé. À partir du premier étage, on foulait le bois et chaque marche résonnait comme un tambour. La rampe vertigineuse collait un peu aux doigts : j’en avais honte, ainsi que de l’odeur d’eau de Javel qui nous pinçait le nez.
Jadis, lorsqu’il m’arrivait d’ouvrir ma porte après que la minuterie se fût éteinte, je plongeais la clé dans la serrure d’un mouvement infaillible. Mais ce soir-là, j’ai mis au moins deux minutes avant d’y parvenir.
Une vasque de verre jaune éclairait notre vestibule. Elle était suspendue au plafond par un triple cordon tressé qui se terminait par des glands. Les araignées s’en étaient donné à cœur joie. Le papier des murs était gaufré par l’humidité.
— Personne ne s’est occupé de ce logement depuis la mort de votre mère ?
— Si, la concierge, mais très mal, vous voyez.
J’ai fait entrer ma compagne dans la salle à manger.
— Une tranche de vie, hein ? ai-je plaisanté en désignant les pauvres meubles, les cache-pots de cuivre, les napperons brodés, les rideaux à grille, les abat-jour de perles et les abominables chromos des murs.
Elle n’a pas répondu.
Je lui ai montré la table ovale sur laquelle trônait une statue de bronze — fierté de ma mère — représentant un athlète aux muscles incroyables, arc-bouté pour pousser une roue de char. Cette roue toute seule était d’un ridicule achevé. L’athlète aussi qui paraissait fournir un effort démesuré pour peu de chose.
— Voilà, ai-je commenté, je faisais mes devoirs sur cette table car, excepté pour les grandes occasions, nous prenions tous nos repas à la cuisine. Pendant des années j’ai cru que cela était de fort bon goût. Et puis un jour j’ai vu et j’ai eu un peu honte. Pourtant j’ai continué d’aimer ce décor. Et il y avait surtout cette impression de sécurité que j’ai perdue pour toujours.
Elle avait les larmes aux yeux. Je l’ai poussée vers la chambre mortuaire. Je n’ai rien eu à expliquer ; elle a compris. Un long moment elle a contemplé cette pièce affligeante où j’essayais de découvrir une ombre chère.
C’est elle qui m’a entraîné vers ma chambre.
— Vous allez continuer d’habiter là ?
— Je ne sais pas.
— Vous n’avez pas de projets ?
— Je pense repartir. Seulement, auparavant, je veux essayer de séjourner ici. C’est à cause de ma mère, vous comprenez ?
« Elle est morte ici, toute seule avec mon absence. Moi je vais essayer de lui revaloir ça en y vivant, tout seul avec la sienne.
Ma voix s’est brisée, et pourtant je la croyais bien affermie. J’ai appuyé mon front au mur et j’ai enfoncé mes poings crispés dans mes yeux, aussi fort que j’ai pu.
Chez un voisin, la radio jouait « Revoir Sorrente ».
La femme a mis ses deux mains sur mes épaules et j’ai senti sa tête se blottir dans mon dos.
— Dites-moi tout de même votre prénom, a-t-elle chuchoté.