Elle a tiré le lourd vantail derrière elles, en négligeant de fermer à clé ; puis elle a regardé à gauche et à droite un peu comme quelqu’un qui ne sait quelle direction adopter.
En réalité, je crois qu’elle me cherchait. Mon instinct m’a averti et je me suis plaqué dans l’angle du refuge. Elle redoutait de se trouver nez à nez avec moi. Désormais je ne pouvais plus que lui nuire par mon désir de l’aider.
La petite fille réveillée pleurnichait doucement en trottinant au côté de sa mère. Où allaient-elles ainsi ? Brusquement j’ai eu peur que Mme Dravet ait pris quelque funeste résolution. Peut-être était-ce la seule issue envisageable pour cette femme ? Peut-être en avait-elle assez de se débattre ? Au moment d’alerter Police-Secours, elle avait dû essuyer une défaillance.
Lorsque j’avais eu devant moi le cadavre d’Anna, il m’avait semblé à moi aussi que mon existence ne pouvait se poursuivre. J’avais voulu quitter la vie, en descendre comme on descend d’un véhicule en marche. Pour cela j’avais pris entre mes dents le canon encore fumant du revolver. L’odeur de la poudre m’avait suffoqué. Et je crois qu’une bonne quinte de toux seule m’avait empêché d’aller jusqu’au bout.
Les deux silhouettes s’éloignaient dans la nuit froide. Elles se dirigeaient du côté du centre. Loin devant elles, un halo lumineux nimbait le ciel de Paris. Je leur ai laissé prendre un peu d’avance avant de sortir du refuge pour les suivre.
Elles s’arrêtaient parfois. Mme Dravet se penchait sur son enfant pour lui parler. Puis elles se remettaient en route, d’une allure incertaine. La mère marchait lentement mais la petite fille devait malgré tout forcer ses enjambées.
Elles ont traversé une place vide, et brusquement, en voyant la masse d’une église aux vitraux illuminés, au bout de l’esplanade, j’ai compris que la jeune femme s’inspirait de mon conseil. Elle allait à la messe de minuit. Au lieu de mentir à la police, elle préparait une vérité solide. C’était beaucoup plus astucieux.
Lorsque à mon tour j’ai pénétré dans l’édifice, l’aigre sonnette de l’élévation retentissait. L’église était bondée et j’ai dû rester debout, près de la porte, au milieu d’un tas de gens recueillis. Toutes les têtes étaient inclinées. J’aurais voulu essayer de prier, moi aussi. Mais je ne pensais qu’à cette femme perdue dans la foule des fidèles.
Elle seule comptait. Elle jouait à cet instant une partie terrible et j’éprouvais de plus en plus le besoin de l’aider. Profitant de ce que les assistants étaient courbés par la ferveur, j’ai regardé autour de moi. Mme Dravet se trouvait à l’entrée de l’allée principale. Elle regardait l’autel où le prêtre élevait l’hostie et paraissait emplie d’une édifiante extase. À quoi pensait-elle à cet instant ? Avait-elle peur du danger suspendu au-dessus de sa tête ? Ou bien évoquait-elle ses amours avec Jérôme Dravet ? Que réclamait-elle à Dieu : le salut de son corps, ou celui de son âme ?
Les grandes orgues ont éclaté, vibrantes d’un souffle inépuisable.
Il y a eu un vaste frémissement dans l’assistance ; un bruit de chaises remuées ; un piétinement massif. Puis des voix de choristes se sont élevées. Comme quelques fidèles quittaient déjà l’église, Mme Dravet a remonté l’allée à la recherche d’une chaise disponible.
Elle s’est faufilée dans une travée, non loin de la chaire et elle a disparu à mes yeux.
À ce moment-là, je crois que j’ai failli repartir. Dans la paix céleste de l’église, je sentais peser durement la fatigue de cette journée et plus fortement que la fatigue les émotions de la nuit. J’avais besoin d’une bonne chambre d’hôtel, donnant de préférence sur une cour. Ah ! fermer les rideaux, se jeter dans un lit, s’anéantir ! Ma première nuit de liberté, je l’avais passée dans le train où je n’avais pu fermer l’œil à cause de ce brutal changement d’ambiance. La veilleuse du compartiment me faisait penser à celle de ma cellule. N’étais-je pas encore dans une prison ? Une prison qui se déplaçait à cent kilomètres à l’heure, et où je cohabitais avec des êtres aussi déprimants que ceux des Baumettes !
La cérémonie continuait, dans un flamboiement de cierges. Tout le monde chantait, maintenant, la naissance du Christ. Je me sentais défaillir. Je prenais appui tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre pour essayer de combattre mon immense lassitude. La tête me tournait un peu.
Brusquement, à la fin d’un cantique, un bruit de chaise renversée s’est répercuté sous la nef ; il a été immédiatement suivi par les pleurs d’un enfant. Un pressentiment m’a fait regarder en direction de la chaire. J’ai aperçu une effervescence dans cette région de l’église. Puis un petit groupe né de cette agitation silencieuse a gagné l’allée centrale.
Il m’a semblé que je venais de recevoir un coup de poing en pleine poitrine ! Deux messieurs portaient Mme Dravet inanimée vers la sortie, tandis qu’une dame tenait la petite Lucienne en larmes par la main.
Lorsque le cortège est parvenu à ma hauteur, je me suis précipité. Fou d’angoisse, je me disais que la femme s’était empoisonnée avant de venir ici…
— Que lui est-il arrivé ? ai-je demandé à l’un des deux hommes.
— Elle s’est trouvée mal.
Nous sommes tous sortis. Sous le porche, j’ai regardé Mme Dravet et j’ai aperçu son étrange regard entre ses longs cils baissés. Ce n’étaient pas les yeux d’une femme évanouie, ils étaient terriblement attentifs au contraire.
— Vous la connaissez ? a demandé la dame.
— Je… De vue. Nous habitons le même quartier…
— Il faut la rentrer chez elle, a décidé l’un des deux hommes. Si vous voulez bien aider monsieur à la soutenir, je vais aller chercher ma voiture qui est garée par ici.
L’homme qui restait avec moi pouvait avoir une cinquantaine d’années et je n’ai pas tardé à comprendre que c’était sa femme qui s’occupait de Lucienne.
— Je ne savais plus ce qui arrivait, dit-il. Elle était à côté de moi. Elle a porté la main à son front et elle est partie en avant… Vous croyez que c’est grave ?
Mme Dravet, pâle, les narines pincées, jouait merveilleusement son rôle.
— C’est ce bout de chou qui me fait de la peine, a assuré la dame.
Elle caressait la joue de Lucienne qui maintenant reniflait son chagrin en regardant autour d’elle avec hébétude.
— Dans l’église, la petite s’était endormie. C’est sa mère, en tombant, qui l’a réveillée…
J’ai eu peur que l’enfant ne me reconnaisse. Mais elle ne m’avait entrevu qu’au restaurant, sans m’accorder une attention particulière.
Le personnage à la voiture est revenu au volant d’une 403 noire qu’il a arrêtée au bas des marches. Il a ouvert la portière arrière et nous a fait signe de descendre. Tandis que nous soutenions la pseudo-malade, celle-ci m’a lancé dans un souffle, en laissant ballotter sa tête de mon côté.
— Ne venez pas !
Aussitôt après, comme nous atteignions la voiture, elle a poussé un grand soupir et a ouvert les yeux.
— Ça va mieux ? a questionné la dame, compatissante.
— Que m’est-il arrivé ?
— Un malaise. Il faisait tellement chaud dans cette église… Nous étions juste à côté d’une bouche de chaleur…
— Et ma fille ?
— Elle est là. On va vous reconduire.
— Merci, madame.
Le mari a alors murmuré, à l’adresse du chauffeur de la 403 :
— Du moment que ça va mieux et que ce monsieur est avec vous.
Il devait avoir un réveillon à faire, des amis à retrouver.
— Naturellement, a renchéri l’automobiliste. Bon Noël, messieurs-dames…
C’était un homme plus âgé que moi. Il devait avoir une quarantaine d’années. Il était grand, sanguin, et portait un manteau de cuir avec un gros cache-nez de laine. Un bon garçon, tendre et matérialiste sûrement.
Nous avons fait monter Mme Dravet à l’arrière du véhicule avec Lucienne.
— C’est de quel côté ? a questionné l’homme au manteau de cuir.
— Au bout de la place, vous tournerez à gauche.
Avant de démarrer il a examiné sa passagère.
— Ça va mieux ?
— Oui, merci, a-t-elle balbutié.
Ma présence dans l’auto l’affolait. Je risquais de contrecarrer son plan de bataille.
— Attendez, je vais baisser votre vitre. L’air frais, y a rien de tel dans votre cas, poursuivit l’obligeant automobiliste.
Je tenais la petite fille serrée contre moi. L’homme a pris un large virage, puis il s’est mis à foncer.
— Vous voulez qu’on aille chez un toubib ?
— Ce n’est pas la peine. Je vous remercie, vous êtes très serviable, Monsieur…
Il a haussé les épaules et murmuré d’un ton satisfait :
— Vous pensez…
En retrouvant le portail sombre aux lettres pimpantes, j’ai eu comme une nausée. Tout repartait de zéro. La jeune femme devait éprouver le même vertige désespérant. De quel droit m’étais-je à nouveau immiscé dans son destin alors qu’elle m’en avait chassé ?
L’homme au manteau de cuir a quitté le volant et a contourné la voiture pour venir aider sa passagère à descendre. Tandis qu’il passait dans la lumière jaune des phares elle a dit, sans tourner la tête :
— Je vous supplie de disparaître !
L’autre ouvrait la portière et tendait une grosse main secourable.
— Descendez doucement. Vous croyez que ça va aller ? Vous ne voulez pas qu’on vous porte avec Monsieur ?
— Non, non. Si vous voulez bien m’accompagner jusqu’à mon appartement.
— Mais comment donc !
Et jovial, le grand type me lançait une œillade égrillarde qui, brusquement, sans que je puisse me contrôler, m’emplissait d’une rage glacée.
— Je la soutiens. Vous, occupez-vous de la petite !
Mme Dravet n’a pu s’empêcher de me regarder ardemment. Il y avait de tout dans ses yeux sombres : du désespoir, de la peur, de la colère aussi.
J’ai agi comme si je n’avais pas surpris cette œillade véhémente.
D’un geste décidé, j’ai saisi la petite fille dans mes bras.
Nous avons marché jusqu’au portail.
Tout recommençait.