11 LA TROUVAILLE

Lorsqu’ils sont partis j’avais pratiquement perdu la notion du temps, comme cette nuit dans la cabine du camion.

Je n’étais du reste pas certain qu’ils fussent tous partis. C’est Mme Dravet qui m’a renseigné. Elle s’est mise à chantonner de l’autre côté de la porte ce qu’elle avait à me dire afin de ne pas risquer d’attirer l’attention de l’enfant.

Ça y est ils sont partis.

« Je vais avec elle dans la cuisine,

« Allez dans la salle à manger,

« Ensuite je la recoucherai.

De cette façon j’ai pu quitter la chambre sans être vu de Lucienne. Un instant plus tard, sa mère me rejoignait.

Elle avait le regard très abattu.

— Vous avez eu aussi peur que moi ? ai-je balbutié en l’attirant sur ma poitrine.

Elle s’est pelotonnée contre moi dans un élan de total abandon. Elle n’en pouvait plus.

— Ils ont sonné, j’ai cru que vous aviez entendu de la cave et que vous vous y étiez caché.

— Je n’ai rien entendu du tout. Il s’en est fallu d’une fraction de seconde que je leur tombe dans les bras. Que voulaient-ils ?

— Procéder à des vérifications, m’ont-ils dit. Ils ont ôté les scellés et les ont reposés. J’ignore ce qu’ils ont pu faire au salon ; pendant que les uns s’y activaient, d’autres me questionnaient dans la salle à manger.

— À mon sujet ?

— En effet, ils ont fait allusion à vous.

Mais ils m’ont surtout parlé de la maîtresse de mon mari.

— Que vous ont-ils demandé ?

— Sur vous, peu de chose : comment il se faisait que vous me connaissiez ; rappelez-vous ma sortie de la messe avec ces gens que vous avez abordés. J’ai dit que j’ignorais absolument tout de vous et que si vous m’aviez remarquée, la réciproque n’existait pas.

— Vous avez bien fait. Et à propos de la maîtresse ?

— Alors là ç’a été le gril. Ils voulaient savoir si j’étais au courant de cette liaison, enfin vous voyez.

— Je l’espère.

Je lui ai furtivement donné un baiser dans les cheveux.

— Ils ne sont pas montés ?

— Non.

— Dieu soit loué. Allons finir. Vous êtes certaine qu’ils n’ont pas laissé quelqu’un dans les bâtiments ?

— Je les ai raccompagnés jusqu’au portail et j’ai fermé celui-ci à double tour.

— Et la petite, l’ont-ils questionnée ?

— Absolument pas. L’un des inspecteurs m’a même demandé la permission de lui offrir un chocolat enveloppé dans du papier doré qu’il avait dans sa poche.

— Parfait. Montons.

* * *

Il me semblait désormais que c’était un peu mon meurtre à moi. Je l’avais accepté, adopté.

Il ne restait plus qu’à mettre les housses au canapé du second et à balayer soigneusement. Je me suis chargé de cette ingrate besogne tandis que Mme Dravet, suprême raffinement, retournait les lourds rideaux de la fenêtre. Elle les avait doublés de blanc et, placés de ce côté-ci, ils achevaient de rendre la pièce neutre et vide.

— Où est la housse du canapé ?

— Sous les coussins !

Décidément, rien n’avait été laissé au hasard. J’ai ôté les coussins d’un geste sec. Effectivement la housse se trouvait là, soigneusement pliée dans le sens de la longueur. Mais en la saisissant, j’ai fait tomber quelque chose : une pochette en matière plastique du genre réclame, avec un côté transparent, destinée à recevoir une pièce d’identité. Elle contenait une carte grise de véhicule à moteur, établie pour la mise en circulation d’une camionnette Citroën immatriculée dans la Seine. Ce récépissé était fait au nom de M. Paul Ferrie, demeurant à Paris.

J’ai considéré le document d’un œil préoccupé.

— Qu’est-ce que c’est ? m’a demandé Mme Dravet.

Je lui ai tendu la pochette en simili croco.

— Cet idiot a perdu cette carte grise en se vautrant sur le canapé lors de son premier passage ici.

Elle ne bougeait pas et regardait la carte avec application, comme si elle lui posait un problème difficile à résoudre.

— Vous semblez consternée ? ai-je murmuré, mal à l’aise.

— Je réfléchis.

— À quoi ?

— Je pense que Ferrie va s’apercevoir de la disparition de cette pièce qui lui est nécessaire et qu’il va se demander où il a bien pu la perdre.

— Et alors ?

Elle a tardé à répondre. C’était une fille appliquée qui pensait très à fond.

— Alors rien. Il viendra sûrement la chercher ici.

— C’est probable, mais ça ne présente aucun danger. Maintenant, regardez…

J’ai pris la housse et l’ai déployée sur le canapé. J’ai rentré les bords sous les coussins, puis je l’ai rabattue sur le dossier. Du genou j’ai refoulé le meuble au fond de la pièce. Maintenant elle faisait appartement en cours d’aménagement. Rien de commun avec le salon du dessous, sinon sa disposition et la couleur de ses murs.

Mme Dravet s’est reculée jusque dans le vestibule.

— Vous qui avez l’œil plus neuf que moi, pensez-vous que le doute puisse naître dans l’esprit de Ferrie, s’il venait ici ?

J’ai fermé les yeux un instant, pour nettoyer ma rétine de toute image, puis je les ai rouverts sur le nouveau décor.

— Non, c’est absolument impossible. Le mimétisme ne venait pas de la forme de ce salon, mais du sapin, du bar, du phono. Je crois sincèrement que vous avez réussi le crime parfait, madame Dravet. Même si la police découvrait qu’il ne s’agit pas d’un suicide mais d’un meurtre, elle ne pourrait pas prouver que vous l’avez commis.

Elle tenait toujours la pochette de plastique et s’éventait la joue avec.

— Qu’allons-nous faire de ça ?

— Donnez-la-moi, j’irai la perdre près de l’église.

— Vous croyez ?

— Mais oui. C’est le genre d’objet qu’on porte toujours au commissariat, qu’on soit honnête ou qu’on ne le soit pas.

« Quelqu’un s’empressera de se faire une réputation de probité en restituant la carte.

Je l’ai fourrée dans ma poche. Maintenant il me restait deux choses difficiles à accomplir : prendre congé de Mme Dravet et sortir de sa maison sans risquer de me faire repérer par le flic qui éventuellement la surveillait.

— Il n’existe pas d’autres issues pour quitter l’atelier ?

— Dans la rue, une porte donne sur les bureaux.

— Pensez-vous que la police connaisse cette sortie ?

Elle a haussé les épaules.

— Si la police surveille les bâtiments, elle est au courant de toutes les issues fatalement.

J’étais perplexe. Dans l’éventualité où une « planque » avait été établie, mon départ risquait de tout ficher par terre.

D’un autre côté, je ne pouvais plus m’éterniser aux Établissements Dravet !

— Il existe une troisième issue, a murmuré ma compagne après un léger temps de réflexion.

— Laquelle ?

— Une sorte de trappe par où l’on fait rouler les bobines de papier. Oui, voilà la solution. Il est impossible que les inspecteurs la connaissent ; elle est située dans une large impasse où les camions se rangent sans gêner la circulation. Venez…

J’ai regardé une dernière fois autour de moi. Il existe des dormeurs qui, en s’éveillant, regrettent leurs rêves, même si ces rêves furent des cauchemars. J’appartenais à ces dormeurs-là.

Nous avons emprunté l’escalier cette fois-ci. En passant sur le palier du premier étage, j’ai eu un temps d’arrêt qui était comme un adieu à la petite fille endormie.

Nous sommes allés dans les ateliers clairs, jonchés de rognures de papier. Ils sentaient bon le travail et au-delà de ma fatigue, j’ai senti s’éveiller en moi un grand désir d’œuvrer. Dès le lendemain je chercherais un emploi.

— Vous voyez, c’est par ici.

Un énorme verrou fermait la trappe. Celle-ci se trouvait en haut d’une rampe de ciment. Elle se composait de deux lourds volets de fer. J’en ai poussé un. L’ouverture ainsi ménagée me suffisait largement.

— Eh bien, voilà ! a-t-elle murmuré en me saisissant le bras : c’est la séparation. Je ne pense pas que le mot « merci » soit très convenable dans notre cas.

— Aucun mot n’est convenable. Ce qui s’est passé se situe dans un autre univers régi par d’autres lois.

Nous nous regardions avec une tristesse douceâtre qui nous faisait à la fois du mal et du bien.

— Je ne sais pas si nous nous reverrons, a-t-elle dit en fermant ses paupières.

— Je le souhaite, vous le savez bien, de toute mon âme.

— Je pense qu’il faut laisser s’écouler un peu de temps…

— Je le pense aussi. Vous savez où j’habite et je sais où vous habitez ; il n’y a pas de raison que nous ne nous retrouvions pas.

Je suis sorti de l’atelier sans ajouter un mot, j’ai rabattu le volet de la trappe. Il a fait un bruit ample, très vibrant en se refermant. J’ai entendu miauler le gros verrou et, à l’immense tristesse qui s’est abattue sur moi, j’ai compris que j’étais seul à nouveau.

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