Les cloches carillonnaient la fin de l’office nocturne. Leurs timbres joyeux m’ont pourtant fait l’effet d’un glas, car je savais ce qui m’attendait. Je savais que j’allais revoir le mort et devoir me comporter comme si je le voyais pour la première fois. Quel diable perfide me poussait donc à retourner sur ces lieux maudits pour y jouer la plus dangereuse des comédies ?
Tout à l’heure, je n’avais eu qu’une idée : débarrasser cette maison de ma peu recommandable personne afin de laisser le champ libre à Mme Dravet. Et maintenant, au mépris de toute prudence et sans me soucier de ses adjurations, je m’imposais chez la jeune femme. Ma raison se rebellait. Il était encore temps d’inventer un prétexte et de partir. Mais je continuais d’avancer à travers la cour.
— Il est brocheur, votre mari ?
— Oui.
— Moi, je suis dans les papiers peints. Ça se ressemble, hein, pour ainsi dire ?
Nous arrivions maintenant.
La seconde porte. Je continuais d’avancer dans le labyrinthe.
— Il fait noir comme dans un four…
— L’ampoule est grillée.
— J’ai un briquet, bougez pas. Attendez, je vois l’escalier.
— Inutile, il y a un monte-charge…
Elle ouvrait la porte et nous pénétrions dans la cabine. La porte se refermait avec un glissement caractéristique.
L’homme au manteau de cuir demandait d’une voix hésitante :
— Il y a quelqu’un chez vous ?
Cette question banale m’a frappé.
J’enviais la voix pure et paisible de cet homme. Il n’avait aucune appréhension, lui, pas même un pressentiment. C’était un être sans complication et sans détour. Il devait aimer le travail, le plaisir et son prochain…
Je regrettais d’être dans l’obscurité. J’aurais voulu pouvoir observer Mme Dravet. Aurait-elle la force de jouer le jeu jusqu’au bout ?
Elle a ouvert la porte sans trembler. C’est elle qui est entrée la première et qui a actionné le commutateur du vestibule.
Elle évitait mon regard. Elle était un peu pâle, certes, mais pour l’homme ne sortait-elle pas d’un éblouissement ?
— Je vais vous faire entrer au salon, a-t-elle annoncé d’une voix un peu sourde, mais qui ne tremblait pas.
J’ai pressé la main de la petite Lucienne.
Je me refusais à montrer à l’enfant le hideux spectacle qui nous attendait. Mme Dravet a éclairé le salon, puis s’est effacée pour nous y faire pénétrer. J’attendais, la tête dans les épaules, le cri angoissé de l’homme au manteau de cuir.
— Oh ! le bel arbre ! a-t-il murmuré en franchissant le seuil.
Je l’ai alors écarté pour regarder plus vite.
Il n’y avait plus de cadavre dans la pièce.
— Asseyez-vous, Messieurs.
Son visage restait impénétrable, mais malgré tout j’ai cru y voir flotter un imperceptible sourire.
Qu’avait-elle fait du cadavre de son mari ? En le déplaçant elle avait peut-être tout perdu. Je lui en voulais d’avoir commis cette folie.
J’ai cherché autour de moi des traces du drame. Il n’y en avait pas. Elle avait nettoyé le canapé de cuir.
Je me suis alors retourné pour voir si le pardessus de Dravet était encore accroché à la patère du vestibule, mais il ne s’y trouvait plus. De toute évidence, sa femme avait changé ses batteries. Où diantre avait-elle pu traîner le corps ? Mais si elle comptait le faire disparaître, pourquoi était-elle allée jouer la comédie de l’évanouissement à la messe de minuit ?
J’aurais donné dix ans de ma vie pour avoir avec elle une conversation à bâtons rompus.
— Je vous remercie infiniment, Messieurs. Vous avez été si serviables…
— Ce n’est rien, assurait l’homme au manteau de cuir, satisfait d’avoir accompli une B. A. en pleine nuit de Noël. Il devait être croyant puisqu’il allait à l’église. Il se disait sûrement que son dévouement allait créditer son compte de bonheur éternel.
— Faites-moi plaisir, prenez quelque chose pendant que je vais coucher ma fille…
— Vous voulez que je vous aide ? me suis-je hâté de proposer, voyant là une possibilité de parler seul à seul avec elle.
— Sûrement pas, Monsieur, je vous remercie.
Si sa voix était courtoise, son regard était glacé.
— Asseyez-vous !
L’autre a déboutonné son manteau de cuir et s’est laissé choir sur le canapé. J’ai ressenti un frémissement tout le long de mon corps.
— Que prenez-vous ?
Elle avait lavé nos verres, et les avait remis à leur place dans la petite corbeille de fer du bar.
— Ce que vous voudrez, du raide de préférence, a dit l’automobiliste.
— Cognac ?
— Avec plaisir.
— Et vous, Monsieur ?
Je l’ai regardée de toute mon âme. J’avais terriblement envie de la faucher par la taille, de la plaquer contre moi et de lui dire :
« Arrête ce jeu insensé, je vais t’aider. Nous allons essayer d’arranger cela. »
— Cognac aussi.
Elle nous a elle-même servis. J’ai pris place dans le petit fauteuil tandis qu’elle entraînait la petite fille engourdie vers sa chambre.
Mon interlocuteur a humé son verre. Puis il a fait une mimique expressive pour marquer qu’il appréciait la qualité de l’alcool.
— Je m’appelle Ferrie, a-t-il déclaré tout de go, ayant brusquement le souci des convenances. Pas avec un « y » comme Jules. Moi c’est « le » : Paul Ferrie.
— Albert Herbin…
Il m’a tendu sa main libre. Je trouvais la scène grotesque.
— Charmante femme, hein ?
D’un hochement du menton, il me désignait la porte.
— Charmante en effet.
— Elle ne doit pas rigoler tous les jours à ce que j’ai cru comprendre.
— Pourquoi ?
— Ben, pour que son mari la laisse seule une nuit comme celle-ci…
— Il est peut-être en voyage ?
— Oui, peut-être ; mais je sais pas : elle me fait triste, pas à vous ?
Cet homme était exactement le contraire de moi. Pourtant il éprouvait le même sentiment pour Mme Dravet. J’en ai été ému, troublé même.
— Un peu c’est vrai.
— Elle serait pas enceinte ?
— Quelle idée !
— Ben, cette façon de tomber dans les pommes !
— Il est délicat de le lui demander, ai-je marmonné.
Ferrie a haussé les épaules. Puis il a bu son verre.
— La mienne est à la clinique en ce moment, avec un gros garçon de deux jours. Un peu plus, ça allait être le Petit Jésus !
« On l’a eu sur le tard. On désespérait, et puis vous voyez…
« C’est pour ça que notre Noël est un peu décousu cette année ! On se rattrapera l’année prochaine. Ma femme est très croyante ; elle a insisté pour que j’aille à la messe de minuit à sa place. Moi, la religion c’est pas mon fort ; mais à cause du petit…
Comme tous les hommes heureux, il avait besoin de se raconter. Son verre d’alcool l’incitait aux confidences. Il ne s’apercevait même pas que j’écoutais d’une oreille plus que distraite.
— Vous êtes marié ?
— Non.
— Vous devriez y penser. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, vous allez me dire. Mais entre hommes on peut se permettre des conseils, hein ? Avec les femmes, c’est pas que ça soit toujours drôle, seulement elles vous donnent un équilibre, vous comprenez ? Un équilibre et des mômes…
Je ne pouvais articuler une syllabe. Mes yeux écarquillés fixaient le sapin de Noël. À l’extrémité à une des branches ma cage argentée pendait, lestée du petit oiseau de velours.
J’essayais de me rappeler si c’était bien à cette branche que je l’avais fixée ; mais je ne parvenais pas à le déterminer. Étais-je en pleine possession de mes sens ? Ma détention n’avait-elle pas perturbé mon cerveau ?
— Qu’est-ce que vous regardez, Monsieur… heu… Herbin ?
Je suis sorti d’un songe. Tout chavirait autour de moi, lentement, mais inexorablement.
J’essayais de trouver une explication valable lorsque Dravet était rentré chez lui, dans le courant de la soirée, il avait dû tourner en rond dans la pièce avant de se décider au pire. Je l’imaginais allant et venant, s’arrêtant devant le sapin dressé pour cette petite fille qu’il abhorrait, arrachant d’un geste rageur quelques sujets qu’il avait jetés dans la cheminée, ou bien sous un meuble.
Après avoir déplacé le corps, sa femme était revenue mettre de l’ordre au salon et c’est à ce moment-là qu’elle avait trouvé les objets — dont ma cage — et les avait raccrochés dans l’arbre.
— Très joli, n’est-ce pas, un sapin décoré ?
— Oui, ai-je articulé, très joli.
Mme Dravet est revenue, souriante.
— Voilà, l’enfant s’est très vite endormie. Encore un peu de cognac, Messieurs ?
— Une larme, parce que c’est Noël, a plaisanté Ferrie.
— Je vous ai escamoté votre messe ?
— Oh ! comme je disais à M. Herbin.
N’est-ce pas curieux qu’elle apprît mon nom de cette manière ? Elle m’a jeté un bref regard un peu moins sinistre que les précédents.
— … Comme je disais à M. Herbin, la religion c’est pas mon fort. Seulement on vient d’avoir un garçon.
— Mes compliments.
Le plus extraordinaire, c’est que notre hôtesse semblait réellement passionnée par la question.
— Huit livres… Moins cent grammes ! Un Monsieur, non ?
— Et il s’appelle comment, ce jeune homme ?
— Jean-Philippe.
— J’aime beaucoup.
— Vous devriez prendre une goutte d’alcool après ce que vous avez eu, a soudain conseillé Ferrie qui était un type très spontané et un peu braque.
— Mais oui, ai-je insisté. Du cherry par exemple…
D’autorité, je lui ai servi une bonne rasade de liqueur.
Elle l’a avalée d’un trait.
— Vous ne voulez pas consulter un docteur ?
— Inutile, il s’agissait d’un simple malaise. Il faisait si chaud…
— Pour ça, oui !
Elle a poussé un petit cri qui nous a fait tressaillir, Ferrie et moi.
— Mon Dieu ! a soupiré Mme Dravet.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai laissé mon sac à main à l’église !
Ferrie respectait trop les biens de ce monde pour ne pas partager la consternation de la jeune femme.
— Il y avait beaucoup dedans ? a-t-il vivement questionné ?
— Une trentaine de mille francs, et des papiers…
— Eh ben, dites donc, je comprends ! On va vite retourner là-bas. C’est bien le diable si on le récupère pas. Vous m’auriez dit dans un cinéma… Mais dans une église, en principe… Hein ?
Déjà il se levait, vidait son verre, boutonnait son manteau de cuir.
Je me suis levé à mon tour. Je ne comprenais pas très bien où Mme Dravet voulait en venir.
Car moi, je savais qu’elle n’avait pas de sac à main en partant de chez elle.