Il n’y avait personne à l’embouchure de l’impasse. Personne non plus dans la rue. Nos craintes avaient été vaines et nos précautions superflues. La police acceptait le suicide.
Ce matin de Noël était sinistre ; gris avec une brise qui annonçait la neige, le quartier semblait mort et les rares passants qui se hâtaient en rasant les murs pour se protéger du vent avaient des mines plus grises que le temps.
Je n’en pouvais plus. Je ne pensais qu’à dormir dans un lit tiède après m’être lavé. Mes louches travaux dans la cave de Dravet avaient achevé de me friper et de me ternir, les vitrines me renvoyaient mon reflet et celui-ci n’était guère encourageant. J’avais l’aspect pantelant et délavé des drapeaux qu’on voit au fronton des monuments publics.
À plusieurs reprises je me suis retourné, mais personne ne me suivait. Je me rappelle le vertige que m’a causé la longue perspective d’une avenue absolument déserte, aux arbres taillés à zéro qui ressemblaient à des moignons.
Cette fois-ci, j’ai trouvé ma maison moins navrante. Elle avait repris sa bonne figure guillerette de jadis, celle qu’elle avait quand je rentrais de l’école.
J’ai cherché le pot de géranium sur le rebord de notre croisée. Il y avait encore le pot, mais plus de géranium. La plante avait dû mourir après maman, faute de soins.
Je me suis élancé dans l’escalier de bois. L’odeur d’eau de Javel et de vieux tapis poussiéreux ne m’a plus choqué. Je suis entré « chez nous », dans mon vieux logement grouillant de souvenirs. Il y en avait pour tous les états d’âme.
J’ai couru à l’évier afin de me laver, car c’était cela le plus urgent, mais en voyant le bec de cuivre mangé par le vert-de-gris, je me suis souvenu qu’il ne pouvait plus me fournir d’eau. Il valait mieux aller à l’hôtel. Seulement comme mon arrivée sans bagages et à une pareille heure aurait semblé suspecte, j’ai mis une chemise propre et un complet dans une valise. Maman avait placé mes vêtements dans des housses de plastique avec de la naphtaline afin qu’ils puissent attendre mon retour. Certes ils étaient démodés maintenant, mais j’étais heureux de les retrouver.
Je suis reparti, nanti de la vieille valise râpée dont l’un des fermoirs sautait à tout bout de champ. Je marchais rapidement, car j’avais hâte de trouver un gîte. J’allais m’offrir une chambre avec salle de bains. Je prendrais un bain très chaud, ensuite je m’étendrais nu dans le lit et je m’engloutirais dans un oubli bienveillant.
C’est en traversant la place de l’église que j’ai pensé à la carte de Ferrie que j’avais en poche. J’avais failli l’oublier. Je l’ai sortie subrepticement et l’ai laissée choir sur le trottoir, au pied d’un arbre. Comme j’allais poursuivre mon chemin, une voix m’a interpellé :
— Hep, monsieur ! Vous perdez quelque chose !
Je me suis retourné avec lenteur, agacé par l’importun. Ça me rappelait un film américain que j’avais vu en prison : l’histoire d’un type qui voulait perdre un objet sans y parvenir. C’était truffé de gags incroyables. Chaque fois qu’il abandonnait l’objet, une intervention extérieure l’obligeait à le récupérer. À la fin il se retrouvait chez lui, défaisait rageusement le paquet, et s’apercevait avec stupeur que ça n’était plus le même objet qu’au départ…
L’homme qui m’interpellait était assez corpulent. Il portait un loden noir, un chapeau gris aux bords gondolés et serrait entre ses dents un fume-cigarette vide.
J’ai feint la surprise.
— Moi ?
Il arrivait sur moi, ravi de rendre service à son prochain. On croit que la majorité des hommes est mauvaise, c’est faux, le monde est plein d’altruistes.
Il a ramassé lui-même la pochette.
— Je l’ai vue tomber de votre poche. C’est bien à vous ?
— Oh ! oui. Je vous remercie…
Je lui ai souri en tendant la main pour récupérer la carte grise. Mais au lieu de me la restituer, l’homme l’a glissée dans sa poche après y avoir jeté un bref regard.
Je ne réalisais pas très bien l’illogisme de son comportement.
Il retournait le revers de son loden. Une plaque de police a brillé d’un éclat fulgurant.
— Suivez-moi, Herbin.
Il fallait réagir, dire quelque chose.
— Je ne comprends pas.
— Justement, on va vous expliquer.
Il a levé le bras. Une voiture s’est approchée. Je n’ai pas vu d’où elle sortait. Sans doute suivait-elle le policier à distance. Il s’agissait d’une vieille Frégate aux ailes cassées. Un homme vêtu d’une canadienne et coiffé d’un petit chapeau de feutre vert à bord court la pilotait.
— Montez ! m’a enjoint le flic au loden.
— Mais, à quel titre. De quel droit ?
Il ne s’est pas perdu en explications. Il m’a seulement donné une bourrade dans le dos et je suis parti en avant dans l’auto. J’ai buté contre ma pauvre valise et me suis retrouvé à genoux sur le plancher au caoutchouc troué.
Le loden prenait place à mes côtés, se laissait tomber sur la banquette avec un vagissement d’aise. L’auto repartait.
Personne ne parlait. J’essayais d’y voir clair. M’avait-on suivi depuis chez Dravet ? J’étais certain que non. Absolument certain. Par contre je me rappelais maintenant avoir vu cette grosse auto noire stationnée en face de chez moi.
Oui, c’était chez moi qu’ils avaient organisé une « planque ». Heureusement !
Je devais comprendre l’objet de ces mesures policières si je voulais me sortir de ce mauvais pas. Ce n’était pas compliqué. Les inspecteurs avaient voulu retrouver « l’autre témoin », c’est-à-dire moi. Et cela avait été un jeu d’enfant puisque j’avais stupidement donné mon nom à Ferrie lorsque dans le faux salon nous nous étions présentés. De plus il savait quelle rue j’habitais. Ne lui avais-je pas fait stopper son auto presque devant chez nous ?
Au cours de ces dernières heures les flics avaient procédé à une petite enquête. Ils avaient appris qui j’étais et d’où je sortais.
Je m’exhortais au calme. Je voulais rester optimiste.
Ils allaient me demander où j’avais passé la nuit, et surtout où j’avais trouvé la carte grise de Ferrie.
La Frégate a stoppé devant un perron gris. Au-dessus de la porte pendait un drapeau pareil à ceux auxquels je me comparais un instant plus tôt.
— Avancez !
Un couloir administratif avec des agents indifférents qui parlaient entre eux de leur Noël, de leurs enfants.
Un bureau, des bancs de bois, des affiches, des réflecteurs verts, une odeur d’encre, de papier moisi, de sueur…
— Asseyez-vous !
Excepté la bourrade de tout à l’heure, « ils » ne me brusquaient pas. Je continuais d’espérer fermement. Le danger, lorsqu’il est présent, effraie moins.
« Voyons, j’avais passé la nuit dans les bistrots du quartier. La plupart étaient bondés, ce qui expliquerait qu’on ne m’eût pas remarqué. Quant à cette fichue carte grise…
Eh bien, la carte grise, je l’avais trouvée dans l’auto de Ferrie. J’avais cru que cette pochette était tombée de ma poche et je n’avais découvert ma méprise que plus tard.
Il suffisait de maintenir mordicus ces allégations.
On ne pouvait rien contre moi.
Je me le répétais ardemment, comme pour m’en convaincre. Que j’en sois fermement persuadé moi-même et j’arriverais à me tirer de ce mauvais pas.
Je songeais à Mme Dravet. Je regrettais de ne pas lui avoir demandé son prénom, ç’aurait été plus commode pour penser à elle. Je n’avais jamais rencontré un être plus surprenant. Elle possédait une volonté farouche, une présence d’esprit stupéfiante, et pourtant je la savais faible et perdue. Nous étions de la même race, elle et moi.
L’inspecteur au loden racontait les jouets de ses enfants à un collègue qui roulait une cigarette cassée dans un second papier à bord gommé. Pour eux ce jour restait un Noël, malgré l’enquête en cours. Il y avait un arbre chez eux, des friandises, des lumières, de la joie, des cris d’enfants et ils apportaient un peu de tout cela dans ces sinistres locaux.
— Herbin !
L’autre inspecteur, celui qui avait une canadienne, me faisait signe d’entrer dans un bureau.
Un homme d’une cinquantaine d’années, affligé d’une calvitie comique qui lui faisait comme un crâne en carton, se tenait assis derrière un bureau ministre chargé de paperasses. Il avait un gros nez tout rond posé sur une touffe de moustache noire.
Il m’a désigné une chaise garnie d’un cuir rugueux, lacéré par des ongles.
— Albert Herbin ?
Il consultait un papier couvert de petites notes au crayon et parlait sans me regarder.
— Oui, monsieur.
— Libéré avant-hier matin de la prison des Baumettes ?
J’ai rectifié spontanément :
— Non : hier matin.
Et puis j’ai fait le calcul. La notion de temps s’était un peu brouillée pour moi à cause de ces deux nuits blanches successives.
— Excusez-moi, c’est vous qui avez raison : avant-hier.
— Vous êtes rentré de Marseille comment ?
— Par le train de nuit.
— Et depuis ?
J’ai haussé les épaules. Cette fois il me fixait. Il avait une tête paisible, des yeux tranquilles mais au fond desquels couvait une dangereuse lueur.
— Je suis rentré au domicile de ma mère. Et puis j’ai profité de ma liberté retrouvée.
— De quelle façon ?
— De la seule façon qui soit : en me baladant dans les rues, en entrant dans les bars, en regardant les nouvelles autos sorties pendant ma détention. En six ans, le monde change, vous savez. C’est dur de se mettre à jour.
— Vous êtes allé à la messe de minuit ?
Nous y arrivions. Il n’avait pas tellement envie de finasser.
— En effet.
— Pendant l’office, une dame s’est trouvée mal ?
— Oui… Mme…
J’ai fait mine de chercher.
— … Drevet ou Dravet, non ?
— Oui.
Il a haussé le ton pour me lancer ce oui. Un oui provocant.
— Vous avez déclaré aux gens qui l’ont sortie de l’église que vous la connaissiez ?
— Absolument pas, j’ai dit que je savais où elle habitait, nuance !
— Et comment connaissiez-vous son domicile ?
— Très simplement. En me promenant dans le quartier je l’ai vue sortir de chez elle avec sa petite fille. Cela faisait six ans que je n’avais pas vu de femme ni d’enfant. Celles-ci étaient jolies, je les ai remarquées. Et dans l’église je les ai reconnues, voilà tout.
— Vous ne les auriez pas plutôt suivies jusqu’à l’église ?
— Non.
— Il paraît qu’à l’établissement pénitentiaire vous n’assistiez pas aux offices religieux.
— Et alors ?
— Et alors, rendu à la liberté, vous n’avez rien de plus pressé que d’aller à l’église ?
— Pour beaucoup de gens, une messe de minuit est un spectacle ! Et puis cette église est « mon » église. Je suis allé y chercher mon enfance…
Il a battu des paupières. Il comprenait très bien et je le sentais un peu dérouté, à cause de cette ambiance de Noël qui transformait un peu les êtres et les choses.
— D’accord. Ensuite ?
— J’ai raccompagné cette dame et son enfant avec un monsieur obligeant qui se trouvait là.
— Ensuite ?
Un faible bruit retentissait dans mon dos. J’ai regardé. Le type à la canadienne prenait des notes sur une grande feuille de papier.
— Nous avons escorté Mme… heu…
— Dravet !
Il n’était pas dupe et avait senti que mon hésitation était voulue.
— Mme Dravet jusque chez elle. Nous avons bu un alcool dans son salon pendant qu’elle couchait sa petite fille. Lorsqu’elle est revenue, elle a constaté qu’elle avait laissé son sac à main à l’église. Nous sommes alors repartis et j’ai demandé au conducteur de la voiture de me laisser à proximité de chez moi.
Il a saisi la pochette de plastique et l’a brandie.
— Et ceci ?
— Oh oui ? En repartant de chez Mme Dravet j’ai laissé tomber ma clé dans l’auto. Je l’ai ramassée et j’ai ramené ceci en même temps. J’ai cru que cela m’appartenait et…
Fausse route ! Je découvrais au fond des yeux de mon interlocuteur un éclat qui m’a stoppé.
Il ne me croyait pas ! Il avait, non pas l’impression, mais la preuve que je mentais.
— Vous prétendez donc avoir ramassé cette carte grise dans la voiture de M. Ferrie ?
— Oui.
— C’est bien réfléchi ?
— Oui.
Il y a eu un brusque relâchement dans toute sa personne plantureuse. Il s’est adossé à son siège et m’a fixé en souriant de façon insultante.
— Vous mentez, Herbin.
— Non.
Sa grosse main s’est abattue sur le cuir du bureau.
— Si ! Et je vais vous le prouver…
Se tournant vers l’inspecteur à la canadienne il a ordonné :
— Faites entrer Ferrie.
L’homme au manteau de cuir a pénétré dans le bureau. Il avait toujours son manteau et il marchait en faisant des courbettes respectueuses. En me voyant il a eu un sourire aimable.
— Oh ! bonjour, monsieur Herbin. Quelle aventure, hein ?
Je suis resté immobile et il a considéré le commissaire avec étonnement. Le chauve brandissait la carte grise.
— Ah ! vous l’avez récupérée, s’est exclamé Ferrie. Vous voyez bien que j’avais raison !…
— Un instant, monsieur Ferrie, a tranché l’autre. Voulez-vous dire à M. Herbin où se trouvait votre carte ?
Ferrie a paru gêné.
— Oui, oh, c’est pas malin, mais cette nuit, tandis que nous étions chez Mme Dravet, j’ai caché cette carte sous le coussin du canapé, en douce. Je… On est des hommes, hein, Herbin, vous savez ce que c’est ? Je me disais que ça me ferait un prétexte pour revenir la chercher plus tard dans la nuit. Cette petite dame seule dans sa maison, ça pouvait être une aubaine, non ? Pour un type provisoirement seul…
« Comme vous étiez là, j’osais pas faire le joli cœur.
« Si j’avais pensé qu’elle allait d’elle-même demander à repartir et rester avec moi ensuite, évidemment je… Et surtout si j’avais pu me douter qu’au retour…
J’ai eu le courage de lui sourire. Mais je me sentais devenir glacé.
— En trouvant son mari mort, j’y ai plus pensé, à cette p… de carte. C’est après, de retour chez moi, en voyant ma camionnette au garage, que ça m’est revenu. Alors je suis venu expliquer le truc à ces messieurs…
Le commissaire a fait claquer ses doigts.
— Merci, monsieur Ferrie, vous pouvez disposer.
Interloqué, Ferrie est resté un moment la bouche ouverte. Puis il a fait un signe affirmatif et il est reparti à reculons.
Le commissaire a joint ses deux mains sur le bord du bureau.
— Voilà, Herbin.
— Je suis innocent ! ai-je crié de toutes mes forces.
— Vous n’êtes pas fort. Vous n’avez même pas joué la surprise quand Ferrie a parlé du mari mort.
J’ai dû avoir une expression comique, car il a éclaté de rire. Je n’en pouvais plus. Ce rire a achevé de m’anéantir.
— Vous avez noté, Blache ?
— Oui, monsieur le commissaire.
L’homme chauve s’est penché en avant.
Son ventre replet s’écrasait sur son vieux sous-main de cuir. Son visage était à quelques centimètres du mien. J’ai eu une nausée, car son haleine sentait le café au lait.
— Écoutez bien, Herbin. Quand vous êtes partis de chez Dravet, tous les trois, la carte grise se trouvait sous les coussins du divan. Lorsque Ferrie et Mme Dravet sont rentrés ils ont découvert un mort, M. Dravet, et n’ont touché à rien.
« Après la déposition de Ferrie, dans la matinée, mes hommes sont retournés là-bas pour fouiller le canapé : la carte grise n’y était plus. Conclusion : vous vous êtes introduit dans l’appartement de Mme Dravet pendant son absence. Vous saviez qu’il n’y avait que le bébé : l’occasion rêvée pour un homme sans ressources qui sort de prison.
« Seulement Jérôme Dravet est rentré pendant que vous exploriez son appartement. Il vous a menacé de son revolver. Vous l’avez désarmé et vous l’avez abattu d’une balle à bout portant. Au cours de la lutte les coussins du divan ont glissé et c’est en les remettant en place que vous avez trouvé la carte de Ferrie. Pourquoi l’avez-vous prise ? Réflexe stupide ; stupide et dangereux, puisqu’il nous permet de vous confondre.
Il parlait, parlait, sûr de lui et de ce qu’il avançait.
Je ne l’écoutais plus. J’étais retourné par la pensée dans l’étrange labyrinthe. Maintenant il n’y avait plus qu’un salon chez les Dravet ! J’avais moi-même détruit les traces de l’autre.
Je pouvais essayer de dire la vérité, mais je n’en avais pas envie. Cette vérité-là, comment arriver à la leur faire admettre ? Les cauchemars sont des choses personnelles qui deviennent ridicules lorsqu’on essaie de les raconter. Il faut les vivre, seulement les vivre…
J’ai pensé à l’oiseau bleu qui se balançait au-dessus du lit-berceau de la petite fille. Je n’étais sorti de prison que pour acheter cette cage argentée. Un symbole ! On allait me remettre en cage. À moins que Mme Dravet, quand elle apprendrait mon arrestation…
— Dites-moi, monsieur le commissaire…
J’ai dû le faucher en pleine péroraison. Il était tout congestionné et tout ahuri en comprenant soudain que je ne l’avais même pas écouté.
— Quoi ?
— Comment se prénomme Mme Dravet, s’il vous plaît ?
Il m’a regardé, il a regardé son inspecteur, puis enfin un papier étalé sous ses yeux.
— Marthe ! a-t-il jeté d’une voix hargneuse.
— Merci.
Désormais il ne me restait plus qu’à me taire.
C’était à Marthe de décider.