5 LE BON CONSEIL

La porte s’est refermée brutalement derrière moi et je me suis trouvé au sein des ténèbres. D’en bas montait une odeur pénétrante de colle à papier. J’ai frotté une allumette afin de pouvoir me diriger. À gauche, il y avait l’escalier et devant moi la cage du monte-charge.

J’ai pénétré dans la cabine d’acier. Elle ressemblait à celle d’un ascenseur d’hôpital fait pour hisser des gens à l’horizontale, elle était toute en longueur.

J’ai cherché le tableau de commande. La flamme de l’allumette me léchait déjà les doigts. J’ai aperçu deux boutons : un rouge et un noir. Le rouge était au-dessous de l’autre. Je l’ai pressé. La cabine a plongé mollement dans un grand frisson électrique. J’ai lâché mon allumette qui a achevé de se consumer sur le plancher. Un minuscule serpentin blanc commençait de s’enflammer. Je l’ai écrasé sous ma semelle et la faible lueur s’est engloutie.

En voyant les deux camions stationnés dans la cour, j’ai songé à l’automobile de Dravet. Il n’était pas rentré chez lui à pied ? En ce cas, qu’était devenue sa voiture ? J’avais beau regarder autour de moi, je ne l’apercevais pas. Elle ne se trouvait pas non plus dans la rue. Quelqu’un l’avait-il déposé chez lui ? Était-ce ce quelqu’un qui avait emporté ma petite cage de carton saupoudrée de paillettes argentées ?

La disparition de cet objet me troublait presque autant que la mort du brocheur.

J’ai fait quelques pas, les mains rageusement enfoncées dans les poches de mon pardessus. J’en voulais à l’humanité de son inclémence. Après m’être morfondu pendant six ans en prison, après avoir usé mes remords jusqu’à la trame, après des insomnies plus cruelles que des cauchemars, je retombais dans le sang, dans le drame. Si Anna était morte de mon désespoir, sa fin ne m’avait pas guéri. Je continuais de charrier mon agonie. J’avais eu, en six ans, ces deux heures d’oubli auprès de Mme Dravet. C’était bien peu.

J’aurais dû fuir ce quartier, filer le plus loin possible à travers la joie des autres qui ronflait comme un brasier.

Mais une force secrète me retenait à proximité de la maison. Je n’arrivais pas à accepter cette situation extravagante. Je ne pouvais admettre de laisser seule entre une petite fille endormie et le cadavre d’un homme la femme à qui je devais peut-être les instants culminants de ma vie. Il n’y avait eu entre nous que deux baisers que nous savions sans lendemain ; mais ils nous avaient unis plus solidement que des étreintes échevelées ; plus définitivement qu’une union légale, plus fortement qu’un sacrement.

Elle m’avait pratiquement jeté dehors. Elle avait le regard cruel de la femme qui ne pardonne pas à l’homme qui lui plaît de la décevoir. Je l’avais déçue par mon impuissance à l’aider. Elle avait compris que son propre intérêt exigeait que je m’efface, oui : elle l’avait compris mais non admis.

De l’autre côté de la rue s’étendait un chantier cerné d’une palissade. Au milieu d’un ancien terrain vague se dressaient des grues géantes et des pyramides de matériaux qui donnaient à l’endroit l’aspect d’un port.

En bordure de la palissade il y avait un arrêt d’autobus avec un refuge vitré. Je me suis glissé dans cette espèce d’habitacle. J’ai relevé le col de mon pardessus avant de m’asseoir sur le banc de pierre.

Je voulais attendre, non loin d’elle, la suite des événements. Peut-être aurait-elle besoin de moi. Je ne pouvais prévoir comment ; mais j’en avais la secrète intuition. La police allait venir. Elle ferait les constatations. Comment Mme Dravet se tirerait-elle de ce mauvais pas ? Elle ne pouvait pas prétendre être restée chez elle et ne pas avoir entendu la détonation ! D’autre part, si elle avouait être sortie, les flics lui demanderaient où elle était allée, et ça non plus elle ne pouvait pas le dire… À moins que… Mais oui ! L’idée était bonne !

J’ai quitté l’abri pour courir en direction du café le plus proche. Ce n’était pas celui où nous étions entrés tout à l’heure, mais un petit bistrot de bougnat qui, exceptionnellement, restait ouvert très tard cette nuit-là.

Il ne comportait que trois tables et un petit comptoir. La salle étroite avait été coupée en deux. Dans la seconde partie on vendait des paquets de charbon de bois et des fagots de bois.

Des patrons et une demi-douzaine d’habitués réveillonnaient. Il y avait sur la table une poêlée de boudin blanc qui sentait bon le beurre chaud.

Des convives avaient trop bu et ne partaient pas. Ils semblaient presque tristes.

On m’a regardé comme un intrus.

— Le téléphone, s’il vous plaît !

Le patron, un petit gros avec des moustaches et un nez pareil à de la peau de crapaud, s’est levé en soupirant. Il tenait sa serviette à la main.

— Dans le magasin à côté.

Il m’y a guidé, et s’est mis à attendre, magnifique d’impudeur, en se curant les dents avec la pointe d’un couteau.

Avant de quitter l’abri, j’avais appris par chance le numéro de téléphone des Dravet peint sur le portail. Je l’ai composé aussi vite que j’ai pu, mais j’avais, depuis ma détention, perdu entre autres habitudes celle de me servir d’un cadran automatique. Je dus recommencer le numéro plusieurs fois.

Enfin une sonnerie s’est fait entendre. Mon Dieu ! Pourvu que la police ne soit pas déjà à pied d’œuvre !

L’appel retentissait avec une régularité affolante. Comme, en désespoir de cause, j’allais renoncer, quelqu’un a décroché et attendu, sans proférer un mot, fût-ce le classique, l’instinctif « Allô ! »

J’avais la gorge sèche. Pas de doute ; c’était un inspecteur qui était à l’autre bout du fil. Je reconnaissais bien les manières policières…

Ma pensée allait si vite que j’en éprouvais comme un vertige. Que faire ? Ne pas parler ? Cela semblerait louche. Agir comme si j’avais composé un faux numéro ? Je ne me sentais pas capable de bluffer. J’étais certain de faire des couacs en parlant !

— C’est moi, ai-je balbutié piteusement.

La voix de Mme Dravet m’a semblé la plus suave des musiques.

— Je m’en doutais. Que voulez-vous ?

— Vous êtes seule ?

— Oui.

— Vous avez prévenu…

— J’attends la police.

— J’ai pensé, je crois… Enfin, vous pourriez dire que vous êtes allée à la messe de minuit pour expliquer votre absence…

— Ne vous occupez pas de cela. Je vous demande instamment de ne plus me contacter de quelque manière que ce soit.

Elle a raccroché.

Le bougnat moustachu avait fini de se curer les dents.

Dans la salle du café, les soupeurs essayaient de parler, mais ils avaient la voix « à côté de leur tête ».

— Eugène, a appelé la patronne. Ton fricot va être froid.

— J’arrive.

Il a éteint la lumière du second magasin sans même attendre que j’en fusse sorti. Les convives me dévisageaient bizarrement, avec des yeux pleins de vin rouge.

Jadis, nous avions une façon curieuse de fêter Noël, ma mère et moi. Nous nous enfermions chez nous. Je disposais sur le marbre de la desserte ma vieille crèche aux figurines de plâtre ébréchées. Nous dînions d’un poulet froid et d’une bouteille de champagne et nous passions la soirée à la lumière flageolante de grosses bougies qui resservaient parfois l’année suivante…

— Qu’est-ce que vous prenez ?

J’ai regardé le patron.

— Tu enlèveras le bec-de-cane « après » monsieur ! a lancé sa femme, la bouche pleine.

— Un marc !

Il m’a empli un verre à peine plus gros qu’un dé à coudre. Sur le comptoir d’étain deux étoiles de vin rouge m’ont rappelé les deux petites taches à la manche de Mme Dravet. J’ai pensé à sa hâte de les faire disparaître. Maintenant j’étais sûr qu’il s’agissait de sang. Cette idée me troublait.

J’ai payé et je suis parti sans boire mon marc. C’est seulement après quelques pas que j’ai pensé au petit verre.

Tout naturellement je suis retourné dans le refuge de la station d’autobus pour guetter la maison d’en face. Aucune voiture de police ne stationnait près des établissements Dravet. Les services de Police-Secours étaient-ils débordés cette nuit ? Pourquoi tardaient-ils ainsi ? Plus d’un quart d’heure s’était écoulé depuis que j’avais quitté l’appartement.

En arrivant chez Mme Dravet, alors que je tenais sa fille endormie dans mes bras, j’avais eu une fugace sensation d’angoisse. Il m’avait semblé franchir le seuil d’un labyrinthe mystérieux pour m’enfoncer dans d’étranges dédales sans lumière. Maintenant cette sensation revenait, plus forte, plus réelle.

Le grand portail noir avec ses lettres claires était comme la couverture d’un livre effarant qui aurait raconté l’histoire ténébreuse d’un couple.

Une femme seule avec son enfant la nuit de Noël. Un mari qui venait se tuer devant un sapin enrubanné.

Deux taches de sang sur une manche.

Un sujet de carton disparu de la branche d’un sapin…

Et un quatrième personnage : Moi ! Je jouais somme toute un rôle important : celui du témoin.

Un léger grincement m’a fait sursauter. Le portail de l’atelier s’ouvrait.

Mme Dravet, vêtue de son manteau d’astrakan, sortait de chez elle, tenant sa petite fille par la main.

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