– 98 –
Le parti national-socialiste ne tolérait pas les sociétés secrètes, parce qu'il était lui-même une société secrète, avec son grand maître, sa gnose raciste, ses rites et ses initiations.
René ALLEAU, Les sources occultes du nazisme, Paris, Grasset, 1969, p. 214.
Je crois que ce fut à cette période qu'Agliè échappa à notre contrôle. C'était l'expression qu'avait utilisée Belbo, sur un ton excessivement détaché. Moi je l'avais attribuée encore une fois à sa jalousie. Silencieusement obsédé par le pouvoir d'Agliè sur Lorenza, à voix haute il raillait le pouvoir qu'Agliè était en train de prendre sur Garamond.
Peut-être avait-ce été aussi de notre faute. Agliè avait commencé à séduire Garamond presque un an avant, dès les jours de la fête alchimique dans le Piémont. Garamond lui avait confié le fichier des ACA afin qu'il repérât de nouvelles victimes à stimuler pour grossir le catalogue d'Isis Dévoilée ; il le consultait désormais pour chaque décision, et lui passait certainement un chèque mensuel. Gudrun, qui accomplissait des explorations périodiques au fond du couloir, au-delà de la porte vitrée qui donnait dans le royaume ouaté des éditions Manuzio, nous disait de temps à autre, sur un ton préoccupé, qu'Agliè s'était pratiquement installé dans le bureau de madame Grazia, il lui dictait des lettres, conduisait des visiteurs nouveaux dans le bureau de Garamond, bref – et là le ressentiment ôtait à Gudrun encore plus de voyelles – il agissait en patron. Au vrai, nous aurions pu nous demander pourquoi Agliè passait des heures et des heures sur la liste d'adresses des éditions Manuzio. Il avait eu suffisamment de temps pour repérer les ACA qui pouvaient être poussés comme nouvelles recrues d'Isis Dévoilée. Et pourtant, il continuait à écrire, à contacter, à convoquer. Mais nous, au fond, nous encouragions son autonomie.
La situation n'était pas pour déplaire à Belbo. Agliè plus souvent via Marchese Gualdi signifiait Agliè moins souvent via Sincero Renato, et donc moins de possibilités que certaines irruptions soudaines de Lorenza Pellegrini – auxquelles toujours plus pathétiquement il s'illuminait, sans aucune tentative, désormais, de cacher son excitation – fussent troublées par la brusque entrée de « Simon ».
Elle n'était pas pour me déplaire à moi non plus, dépris que j'étais maintenant d'Isis Dévoilée et toujours plus pris par mon histoire de la magie. Je pensais avoir découvert chez les diaboliques tout ce que je pouvais découvrir, et je laissais Agliè gérer les contacts (et les contrats) avec les nouveaux auteurs.
Elle n'était pas pour déplaire à Diotallevi, dans la mesure où le monde semblait lui importer de moins en moins. A y repenser maintenant, il continuait à maigrir de façon inquiétante, je le surprenais parfois dans son bureau, penché sur un manuscrit, le regard perdu dans le vide, le stylo prêt à lui tomber de la main. Il n'était pas endormi, il était épuisé.
Mais il y avait une autre raison pour laquelle nous acceptions qu'Agliè fît des apparitions de plus en plus rares, nous rendît les manuscrits qu'il avait rejetés et disparût le long du couloir. En réalité, nous ne voulions pas qu'il écoutât nos propos. Si on nous avait demandé pourquoi, nous aurions dit par honte, ou par délicatesse, étant donné que nous parodiions des métaphysiques auxquelles lui, en quelque façon, croyait. En réalité, nous le faisions par défiance, nous nous laissions prendre peu à peu par la réserve naturelle de celui qui sait qu'il possède un secret, et nous repoussions insensiblement Agliè dans la populace des profanes, nous qui, lentement, et en souriant de moins en moins, venions à connaître ce que nous avions inventé. Par ailleurs, comme dit Diotallevi dans un moment de bonne humeur, à présent que nous avions un vrai Saint-Germain nous ne savions que faire d'un Saint-Germain présumé.
Agliè ne paraissait pas prendre ombrage de notre réserve à son égard. Il nous saluait avec beaucoup de grâce, et il s'éclipsait. Avec une grâce qui frôlait la morgue désormais.
Un lundi matin, j'étais arrivé tard au bureau, et Belbo, impatient, m'avait invité à venir le voir, appelant aussi Diotallevi. « Grandes nouveautés », avait-il dit. Il s'apprêtait à parler quand était arrivée Lorenza. Belbo était partagé entre la joie de cette visite et l'impatience de nous raconter ses trouvailles. Sitôt après, nous avions entendu frapper et Agliè était apparu sur le pas de la porte : « Je ne veux pas vous importuner, je vous en prie, restez assis. Je n'ai pas le pouvoir de troubler pareil consistoire. J'avise seulement notre très chère Lorenza que je suis de l'autre côté, chez monsieur Garamond. Et j'espère avoir au moins le pouvoir de la convoquer pour un sherry à midi, dans mon bureau. »
Dans son bureau. Cette fois, Belbo était sorti de ses gonds. Du moins, comme lui pouvait sortir de ses gonds. Il avait attendu qu'Agliè eût refermé la porte et il avait dit entre ses dents : « Ma gavte la nata. »
Lorenza, qui faisait encore des gestes d'allégresse complice, lui avait demandé ce que ça voulait dire.
« C'est turinois. Ça signifie ôte ton bouchon, autrement dit, si tu préfères, veuillez, je vous prie, ôter votre bouchon. Quand on a en face de soi une personne hautaine et rengorgée, on la suppose enflée par sa propre immodestie, et on suppose également que pareille autoconsidération immodérée tient en vie le corps dilaté uniquement en vertu d'un bouchon qui, enfilé dans le sphincter, empêcherait que toute cette aérostatique dignité ne se dissolve, de sorte que, en invitant le sujet à ôter ladite rondelle de liège, on le condamne à poursuivre son propre et irréversible dégonflement, point trop rarement accompagné d'un sifflement très aigu et d'une réduction à une pauvre chose de l'enveloppe externe survivante, image décharnée et exsangue fantôme de l'ancienne majesté.
– Je ne te croyais pas aussi vulgaire.
– Maintenant tu le sais. »
Lorenza était sortie, faussement irritée. Je savais que Belbo en souffrait encore plus : une vraie rage l'aurait apaisé, mais une mauvaise humeur mise en scène l'induisait à penser que, chez Lorenza, théâtrales étaient aussi les apparences de passion, toujours.
Et ce fut pour ça, je crois, qu'avec détermination il dit aussitôt : « Allons, poursuivons. » Et il voulait dire continuons avec le Plan, remettons-nous sérieusement au travail.
« Je n'en ai pas envie, avait dit Diotallevi. Je ne me sens pas bien. J'ai mal ici, et il se touchait l'estomac, je crois que c'est de la gastrite.
– Tu parles, lui avait dit Belbo, si moi je n'ai pas de gastrite... Qu'est-ce qui t'a donné une gastrite, l'eau minérale ?
– Ça se pourrait bien, avait répondu Diotallevi, dans un sourire forcé. Hier soir j'ai dépassé les bornes. Je suis habitué à la Vichy et j'ai bu de la Badoit.
– Alors il faut que tu fasses attention, ces exces pourraient te tuer. Mais poursuivons, parce qu'il y a deux jours que je meurs d'envie de vous raconter... Je sais enfin pourquoi depuis des siècles les Trente-Six Invisibles ne réussissent pas à déterminer la forme de la carte. John Dee s'était trompé, la géographie est à refaire. Nous vivons à l'intérieur d'une terre creuse, enveloppés par la surface terrestre. Et Hitler l'avait compris. »