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Le prince des ténèbres est un gentilhomme.
SHAKESPEARE, King Lear, III, 4, 135.
Nous étions en automne. Un matin je me rendis via Marchese Gualdi, car il fallait que je demande à monsieur Garamond l'autorisation pour passer commande à l'étranger des photos couleurs. J'aperçus Agliè dans le bureau de madame Grazia, penché sur le fichier des auteurs Manuzio. Je ne le dérangeai pas : j'étais déjà en retard à mon rendez-vous.
Notre conversation technique terminée, je demandai à Garamond ce que faisait Agliè au secrétariat.
« Lui, c'est un génie, me dit Garamond. C'est un homme d'une pénétration, d'un savoir extraordinaires. L'autre soir, je l'ai emmené dîner avec une poignée de nos auteurs, et il m'a fait faire excellente figure. Quelle conversation, quel style. Gentilhomme de vieille race, grand seigneur, on en a perdu le moule. Quelle érudition, quelle culture, je dirai plus, quelle information. Il a raconté des anecdotes savoureuses sur des personnages d'il y a cent ans, je vous jure, comme s'il les avait connus en personne. Et savez-vous quelle idée il m'a donnée, en revenant chez moi ? Au premier regard, il avait aussitôt photographié mes hôtes, désormais il les connaissait mieux que moi. Il m'a dit qu'il ne faut pas attendre que les auteurs pour Isis Dévoilée arrivent tout seuls. Peine perdue, et manuscrits à lire, et puis on ne sait pas s'ils sont disposés à contribuer aux frais. En revanche, nous avons une mine à exploiter : le fichier de tous les auteurs Manuzio des vingt dernières années ! Vous comprenez ? On écrit à ces vieux, glorieux auteurs à nous, ou du moins à ceux qui ont aussi acheté leurs rossignols, et on leur dit cher monsieur, savez-vous que nous avons lancé une collection sapientiale et traditionnelle de haute spiritualité ? Un auteur de votre finesse ne voudrait-il pas essayer de pénétrer dans cette terra incognita et cætera et cætera? Un génie, je vous dis. Je crois qu'il nous veut tous avec lui dimanche soir. Il veut nous conduire dans un château, une forteresse, je dirai plus, une splendide villa dans le Turinois. Il paraît qu'il s'y passera des choses extraordinaires, un rite, une célébration, un sabbat, où quelqu'un fabriquera de l'or ou du vif-argent ou quelque chose de ce genre. Tout un monde à découvrir, mon cher Casaubon, même si vous savez que j'ai le plus grand respect pour cette science à laquelle vous vous consacrez avec tant de passion, et de plus je suis très, très satisfait de votre collaboration – je sais, il y a ce petit réajustement financier dont vous m'aviez touché un mot, je ne l'oublie pas, nous en parlerons en son temps. Agliè m'a dit qu'il y aura aussi cette dame, cette belle dame – peut-être pas une splendeur, mais un type, elle a quelque chose dans le regard –, cette amie de Belbo, comment elle s'appelle...
– Lorenza Pellegrini.
– Je crois. Il y a quelque chose entre elle et notre Belbo, eh ?
– Je pense qu'ils sont bons amis.
– Ah ! Voilà une réponse de gentilhomme. Parfait Casaubon. Mais ce n'était pas par curiosité, c'est que moi, pour vous tous, je me sens comme un père et... glissons, à la guerre comme à la guerre... Adieu, cher. »
Nous avions vraiment un rendez-vous avec Agliè, sur les collines du Turinois, me confirma Belbo. Double rendez-vous. Première partie de la soirée, une fête dans le château d'un Rose-Croix cossu ; et après, Agliè nous emmènerait à quelques kilomètres de là, où se déroulerait, à minuit bien entendu, un rite druidique sur lequel il avait été très vague.
« Mais je pensais, ajouta Belbo, que nous devrions aussi faire le point sur l'histoire des métaux, et ici nous sommes toujours trop dérangés. Pourquoi ne partons-nous pas samedi et nous passons deux jours dans ma vieille maison de *** ? C'est un bel endroit, vous verrez, les collines valent la peine. Diotallevi est d'accord, et Lorenza vient peut-être. Naturellement... venez avec qui vous voulez. »
Il ne connaissait pas Lia, mais il savait que j'avais une compagne. Je dis que je viendrais seul. L'avant-veille, je m'étais disputé avec Lia. Ç'avait été une bêtise, et de fait tout se serait arrangé en une semaine. Cependant je sentais le besoin de m'éloigner de Milan pendant deux jours.
Nous arrivâmes ainsi à ***, le trio Garamond et Lorenza Pellegrini. Il y avait eu un moment de tension au départ. Lorenza s'était trouvée au rendez-vous, mais, au moment de monter dans la voiture, elle avait dit : « Je vais peut-être rester, moi, comme ça vous, vous travaillez en paix. Je vous rejoins plus tard avec Simon. »
Belbo, les mains sur le volant, avait raidi les bras et, en regardant fixement devant lui, dit avec lenteur : « Monte. » Lorenza était montée et, pendant tout le voyage, assise devant, elle avait gardé la main sur le cou de Belbo, qui conduisait en silence.
*** était encore le gros bourg que Belbo avait connu pendant la guerre. De rares maisons neuves, nous dit-il, une agriculture en déclin, parce que les jeunes s'étaient déplacés vers les villes. Il nous montra certaines collines, à présent en pâture, qui avaient été, autrefois, jaunes de blé. Le bourg apparaissait soudain, après un virage, au pied d'une colline, où se trouvait la maison de Belbo. La colline était basse et laissait entrevoir derrière elle l'étendue du Montferrat voilée d'une légère brume lumineuse. Tandis que nous montions, Belbo nous indiqua une petite colline en face, presque chauve, et, à son sommet, une chapelle flanquée de deux pins. « Le Bricco », dit-il. Puis il ajouta : « Ça ne fait rien si ça ne vous dit rien. On y emportait le goûter de l'Ange, le lundi de Pâques. Maintenant, en voiture, on y arrive en cinq minutes ; mais à l'époque, on y allait à pied, et c'était un pèlerinage. »