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Et apparut Kaïros qui tenait dans sa main un sceptre
signifiant la royauté, et il le donna au premier dieu créé, et celui-ci le prit et dit : « Ton nom secret sera de 36 lettres. »
Hasan IBN AL-SABBĀH, Sargozăst-i Sayyid-nā.
J'avais exécuté mon morceau de bravoure, à présent je devais des explications. Je les avais données les jours suivants, longues, minutieuses, documentées, tandis que sur les tables de Pilade je fournissais à Belbo preuve sur preuve, qu'il suivait, l'œil de plus en plus embrumé, allumant ses cigarettes avec ses mégots, lançant toutes les cinq minutes son bras derrière lui, le verre vide avec un semblant de glace au fond, et Pilade de se précipiter pour ravitailler, sans attendre un ordre plus précis.
Les premières sources étaient justement celles où apparaissaient les premiers récits sur les Templiers, de Gérard de Strasbourg à Joinville. Les Templiers étaient entrés en contact, parfois en conflit, plus souvent en une mystérieuse alliance, avec les Assassins du Vieux de la Montagne.
L'histoire était naturellement plus complexe. Elle commençait après la mort de Mahomet, avec la scission entre les fidèles de la loi ordinaire, les sunnites, et les partisans d'Alì, gendre du Prophète, mari de Fatima, qui s'était vu dérober la succession. C'étaient les enthousiastes d'Alì, qui se reconnaissaient dans la shi'a, le groupe des adeptes, lesquels avaient donné vie à l'aile hérétique de l'Islam, les shiites. Une doctrine initiatique, qui voyait la continuité de la révélation non pas dans la reméditation traditionnelle des paroles du Prophète, mais dans la personne même de l'Imam, seigneur, chef, épiphanie du divin, réalité théophanique, Roi du Monde.
Or qu'arrivait-il à cette aile hérétique de l'islamisme, qui était de plus en plus infiltrée par toutes les doctrines ésotériques du bassin méditerranéen, des manichéens aux gnostiques, des néo-platoniciens à la mystique iranienne, par toutes ces suggestions que nous avions suivies depuis des années dans le cours de leur développement occidental? L'histoire était longue, nous ne réussissions pas à la débrouiller, d'autant que les différents auteurs et protagonistes arabes avaient des noms très longs, les textes les plus sérieux les transcrivaient avec les signes diacritiques, et, tard le soir, nous ne parvenions plus à distinguer entre Abū 'Abdi'l-lā Muhammad b. 'Alī ibn Razzām at-Tā'ī al-Kūfī, Abū Muhammad 'Ubayadu'l-lāh, Abū Mu'ini'd-Dīn Nāsir ibn Hosrow Marwāzī Qobādyānī (je crois qu'un Arabe se serait trouvé dans le même embarras pour distinguer entre Aristote, Aristoxène, Aristarque, Aristide, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore, Anacréon et Anacharsis).
Mais une chose était certaine. Le shiisme se scinde en deux tronçons, l'un dit duodécimain, qui reste dans l'attente d'un Imam disparu et à venir ; et l'autre, celui des ismaïliens, qui naît dans l'empire des Fatimides du Caire, et puis, du fait de vicissitudes diverses, s'affirme comme ismaïlisme réformé en Perse, par l'action d'un personnage fascinant, mystique et féroce, Hasan Sabbāh. Et c'est là que Hasan installe son propre centre, son imprenable trône à lui, au sud-est de la Caspienne, dans la forteresse d'Alamut, le Nid d'Aigle.
C'est là qu'Hasan s'entourait de ses acolytes, les fidā'iyyūn ou fedaïn, fidèles jusqu'à la mort qu'il utilisait pour accomplir ses assassinats politiques, instruments de la gihād hafī, la guerre sainte secrète. Les fedaïn, ou quel que fût le nom qu'il leur donnait, deviendraient par la suite tristement célèbres sous le nom d'Assassins – qui n'est pas un beau nom, maintenant, mais alors et pour eux il était splendide, emblème d'une race de moines guerriers qui ressemblaient beaucoup aux Templiers, prêts à mourir pour leur foi. Chevalerie spirituelle.
La forteresse ou le château d'Alamut : la Pierre. Construite sur une crête aérienne longue de quatre cents mètres et large parfois de quelques pas, trente au maximum ; de loin, pour qui arrivait sur la route de l'Azerbaïdjan, elle apparaissait comme une muraille naturelle, blanche aveuglée de soleil, azurée dans le couchant pourpré, pâle à l'aube et sanglante dans l'aurore, en de certains jours effumée au milieu des nuages ou étincelante d'éclairs. Le long de ses bords supérieurs, on distinguait avec peine une finition imprécise et artificielle de tours tétragones ; d'en dessous, on eût dit d'une série de lames de rocher qui se précipitaient vers le haut sur des centaines de mètres, qui vous surplombaient, menaçantes ; le versant le plus accessible était un glissant éboulis de pierraille, qu'aujourd'hui encore les archéologues n'arrivent pas à escalader. En ce temps-là, on y accédait par quelque secrète montée d'escaliers rongée en colimaçon dans la roche, comme si on avait dépulpé une pomme fossile, et qu'un seul archer suffisait à défendre. Inexpugnable, vertigineuse dans l'Ailleurs. Alamut, le roc fortifié des Assassins. Vous ne pouviez l'atteindre qu'en chevauchant des aigles.
C'est là qu'Hasan régnait, et après lui ceux que l'on connaîtrait comme le Vieux de la Montagne, et le premier d'entre tous, son sulfureux successeur, Sinān.
Hasan avait inventé une technique de domination sur les siens et sur ses adversaires. A ses ennemis, il annonçait que s'ils ne s'étaient pas pliés à ses volontés, il les aurait tués. Et on ne pouvait échapper aux Assassins. Nizāmu'l-Mulk, premier ministre du sultan quand les croisés s'escriment encore à conquérir Jérusalem, alors qu'il était transporté en litière pour aller chez ses femmes, est poignardé à mort par un sicaire qui s'approche de lui travesti en derviche. L'atabek de Hims, alors qu'il descendait de son château pour se rendre à la prière du vendredi, entouré d'une troupe de gens armés jusqu'aux dents, est poignardé par les sicaires du Vieux.
Sinān décide de tuer le marquis chrétien Conrad de Montferrat. Il instruit deux des siens qui se glissent parmi les infidèles, mimant leurs usages et leur langue, après une dure préparation. Travestis en moines, alors que l'évêque de Tyr offrait un festin au marquis sans méfiance, ils lui sautent dessus et le blessent. Un Assassin est tué sur-le-champ par les gardes du corps, l'autre se réfugie dans une église, il attend qu'on y porte le blessé, l'assaille, l'achève, succombe, bienheureux.
Car, disaient les historiographes arabes d'obédience sunnite, et puis les chroniqueurs chrétiens, d'Odéric de Pordenone à Marco Polo, le Vieux avait découvert une manière atroce pour rendre ses chevaliers de la plus extrême fidélité, jusqu'au dernier sacrifice, pour en faire des machines de guerre invincibles. Il les emportait, tout jeunes hommes endormis, au sommet du roc fortifié, les énervait de délices, vin, femmes, fleurs, déliquescents banquets, les étourdissait de haschisch – d'où le nom de la secte. Et quand ils n'auraient plus su renoncer aux béatitudes perverses de cette fiction de Paradis, il les emportait dehors dans leur sommeil et les plaçait devant cette alternative : va et tue, si tu réussis, ce Paradis que tu quittes sera de nouveau à toi et pour toujours, si tu échoues tu retombes dans la géhenne quotidienne.
Et eux, étourdis par la drogue, soumis à ses volontés, ils se sacrifiaient pour sacrifier, tueurs à la mort condamnés, victimes damnées à faire des victimes.
Comme ils les craignaient, comme ils en fabulaient, les croisés, dans les nuits sans lune quand sifflait le simoun du désert ! Comme ils les admiraient, les Templiers, ces brutes braves subjuguées par cette claire volonté de martyre, qui se pliaient à leur verser un péage, leur demandant en échange des tributs formels, en un jeu de mutuelles concessions, complicités, fraternité d'armes, s'étripant sur les champs de bataille, se caressant en secret, se murmurant tour à tour leurs visions mystiques, leurs formules magiques, les subtilités alchimiques...
Par les Assassins, les Templiers apprennent leurs rites occultes. Seule la veule ignorance des baillis et des inquisiteurs du roi Philippe les avait empêchés de comprendre que le crachat sur la croix, le baiser sur l'anus, le chat noir et l'adoration du Baphomet n'étaient rien d'autre que la répétition d'autres rites que les Templiers accomplissaient sous l'influence du premier secret qu'ils avaient appris en Orient, l'usage du haschisch.
Et alors il était évident que le Plan naîtrait, devrait naître là : par les hommes d'Alamut, les Templiers apprenaient l'existence des courants souterrains, avec les hommes d'Alamut ils s'étaient réunis à Provins et ils avaient organisé l'occulte trame des Trente-Six Invisibles ; et c'est pour cela que Christian Rosencreutz voyagerait à Fez et en d'autres lieux de l'Orient, pour cela que vers l'Orient se tournerait Postel, pour cela que de l'Orient, et de l'Égypte, siège des ismaïliens fatimides, les magiciens de la Renaissance importeraient la divinité éponyme du Plan, Hermès, Hermès-Teuth ou Toth, et c'est sur des figures égyptiennes que l'intrigant Cagliostro avait fantasmé pour ses rites. Et les jésuites, les jésuites moins insensés que nous n'avions supposé, avec le bon Kircher s'étaient tout de suite jetés sur les hiéroglyphes, et sur le copte, et sur les autres langages orientaux, l'hébreu n'étant qu'une couverture, une concession à la mode de l'époque.