– 38 –
Maître Secret, Maître Parfait, Maître par Curiosité, Intendant des Bâtiments, Maître Élu des Neuf, Chevalier de Royale Arche de Salomon ou Maître de la Neuvième Arche, Grand Écossais de la Voûte Sacrée, Chevalier d'Orient ou de l'Épée, Prince de Jérusalem, Chevalier d'Orient et d'Occident, Prince Chevalier de Rose-Croix et Chevalier de l'Aigle et du Pélican, Grand Pontife ou Sublime Écossais de la Jérusalem Céleste, Vénérable Grand Maître de Toutes les Loges ad Vitam, Chevalier Prussien et Patriarche Noachite, Chevalier de Royale Hache ou Prince du Liban, Prince du Tabernacle, Chevalier du Serpent d'Airain, Prince de Mercy ou de Grâce, Grand Commandeur du Temple, Chevalier du Soleil ou Prince Adepte, Chevalier de Saint-André d'Écosse ou Grand Maître de la Lumière, Grand Élu Chevalier Kadosh et Chevalier de l'Aigle Blanc et Noir.
Hauts grades de la Maçonnerie de Rite Ecossais Antique et Accepté.
Nous parcourûmes le couloir, montâmes trois marches et passâmes par une porte aux vitres dépolies. D'un seul coup nous entrâmes dans un autre univers. Si les locaux que j'avais vus jusqu'à présent étaient sombres, poussiéreux, lépreux, ceux-ci donnaient l'impression de la petite salle vip d'un aéroport. Musique diffuse, murs bleus, une salle d'attente confortable avec des meubles signés, les murs ornés de photographies où on entrevoyait des messieurs à tête de député qui remettaient une Victoire ailée à des messieurs à tête de sénateur. Sur une table basse, jetées avec désinvolture, comme dans la salle d'attente d'un dentiste, quelques revues au papier glacé, L'Artifice Littéraire, L'Athanor Poétique, La Rose et l'Épine, Parnasse Œnotrien, Le Vers Libre. Je ne les avais jamais vues en circulation, et je sus après pourquoi : elles n'étaient distribuées qu'auprès des clients des éditions Manuzio.
Si d'abord j'avais cru être entré dans la zone directoriale des éditions Garamond, je dus aussitôt me raviser. Nous étions dans les bureaux d'une autre maison d'édition. Dans le hall des éditions Garamond il y avait une petite vitrine sombre et ternie, contenant les derniers livres publiés ; mais les livres Garamond étaient modestes, avec les pages encore à couper et une sobre couverture grisâtre – ils devaient rappeler les éditions universitaires françaises, avec ce papier qui devenait jaune en peu d'années, de manière à suggérer que l'auteur, surtout s'il était jeune, avait publié de longue date. Ici, il y avait une autre petite vitrine, éclairée de l'intérieur, qui accueillait les livres de la maison d'édition Manuzio, certains ouverts sur des pages aérées : couvertures blanches, légères, recouvertes de plastique transparent, très élégant, et un papier genre Japon avec de beaux caractères bien nets.
Les collections Garamond avaient des noms sérieux et méditatifs, tels Études Humanistes ou Philosophia. Les collections des éditions Manuzio avaient des noms délicats et poétiques : La Fleur que je N'ai pas Cueillie (poésie), La Terre Inconnue (fiction), L'Heure de l'Oléandre (publiait des titres du genre Journal d'une jeune fille malade), L'Ile de Pâques (il me sembla s'agir d'essais variés), Nouvelle Atlantide (le dernier ouvrage publié était Kœnigsberg Rachetée – Prolégomènes à toute métaphysique future qui se présenterait comme double système transcendantal et science du noumène phénoménal). Sur toutes les couvertures, la marque de la maison, un pélican sous un palmier, avec la devise « J'ai ce que j'ai donné ».
Belbo fut vague et synthétique : monsieur Garamond possédait deux maisons d'édition, voilà tout. Au cours des jours suivants, je me rendis compte que le passage entre les éditions Garamond et les éditions Manuzio était tout à fait privé et confidentiel. De fait, l'entrée officielle de Manuzio se trouvait dans la via Marchese Gualdi et dans la via Gualdi l'univers purulent de la via Sincero Renato laissait place à des façades propres, des trottoirs spacieux, des entrées avec ascenseur en aluminium. Personne n'aurait pu soupçonner qu'un appartement d'un vieil immeuble de la via Sincero Renato communiquât, grâce seulement à trois marches de dénivellation, avec un immeuble de la via Gualdi. Pour obtenir l'autorisation, monsieur Garamond devait avoir fait des pieds et des mains, je crois qu'il avait demandé l'appui d'un de ses auteurs, fonctionnaire du génie civil.
Nous avions été reçus tout de suite par madame Grazia, doucement matronale, foulard de marque et tailleur de la même couleur que les murs, qui nous avait introduits avec un sourire prévenant dans la salle de la mappemonde.
La salle n'était pas immense, mais elle rappelait le salon mussolinien du Palazzo Venezia, avec son globe terraqué à l'entrée, et le bureau d'acajou de monsieur Garamond là-bas au fond, qui paraissait le regarder avec des jumelles renversées. Garamond nous avait fait signe de nous approcher, et je m'étais senti intimidé. Plus tard, à l'arrivée de De Gubernatis, Garamond irait à sa rencontre, et ce geste de cordialité lui conférerait encore plus de charisme parce que le visiteur le verrait lui d'abord qui traversait la salle, et puis il la traverserait au bras de l'hôte, et l'espace, presque par magie, redoublerait.
Garamond nous fit asseoir en face de son bureau, et il fut brusque et cordial. « Monsieur Belbo m'a dit grand bien de vous, monsieur Casaubon. Nous avons besoin de collaborateurs de valeur. Comme vous l'aurez compris, il ne s'agit pas d'un embauchage, nous ne pouvons nous le permettre. Vous serez rétribué proportionnellement à votre assiduité, à votre dévouement, si vous me permettez, parce que notre travail est une mission. »
Il me dit un chiffre forfaitaire fondé sur les heures de travail présumées, qui, pour l'époque, me sembla raisonnable.
« Parfait, cher Casaubon. » Il avait éliminé le « monsieur », du moment que j'étais devenu un subordonné. « Cette histoire des métaux doit devenir splendide, je dirais plus, très belle. Populaire, accessible, mais scientifique. Elle doit frapper l'imagination du lecteur, mais scientifiquement. Je vous donne un exemple. Je lis dans les premières esquisses qu'il existait cette sphère, comment elle s'appelle, de Magdebourg, deux hémisphères rapprochés dans lesquels on a fait le vide pneumatique. On leur attache deux paires de chevaux normands, une d'un côté et une de l'autre, et tire d'un côté et tire de l'autre, les deux hémisphères ne se séparent pas. Bien, ça c'est une nouvelle scientifique. Mais vous, vous devez me la repérer, au milieu de toutes les autres moins pittoresques. Et, une fois repérée, vous devez me trouver l'image, la fresque, l'huile, quelle qu'elle soit. D'époque. Et puis nous la balançons en pleine page, en couleurs.
– Il existe une gravure, dis-je, je la connais.
– Vous voyez ? Bravo. En pleine page, en couleurs
– Si c'est une gravure, elle sera en noir et blanc, dis-le.
– Oui ? Très bien, alors en noir et blanc. L'exactitude est l'exactitude. Mais sur fond or, elle doit frapper le lecteur, elle doit le faire sentir présent, le jour où on a fait l'expérience. C'est clair? Scientificité, réalisme, passion. On peut se servir de la science et prendre le lecteur aux tripes. Y a-t-il quelque chose de plus théâtral, de plus dramatique, que madame Curie qui rentre chez elle le soir et dans l'obscurité voit une lumière phosphorescente, mon Dieu que sera-ce donc... C'est l'hydrocarbure, la golconde, le phlogistique ou comment diable il s'appelait et voilà, Marie Curie a inventé les rayons X. Dramatiser. Dans le respect de la vérité.
– Mais les rayons X font partie des métaux? demandai-je.
– Le radium n'est pas un métal ?
– Je crois que si.
– Et alors? Du point de vue des métaux, on peut focaliser l'univers entier du savoir. Comment avons-nous décidé d'intituler le livre, Belbo ?
– Nous pensions à une chose sérieuse, comme Les métaux et la culture matérielle.
– Et sérieuse elle doit l'être. Mais avec ce rappel en plus, ce petit rien qui dit tout, voyons... Voilà, Histoire universelle des métaux. Il y a aussi les Chinois ?
– Les Chinois aussi.
– Et alors universelle. Ce n'est pas un truc publicitaire, c'est la vérité. Mieux : La merveilleuse aventure des métaux. »
Ce fut à ce moment-là que madame Grazia annonça le commandeur De Gubernatis. Monsieur Garamond hésita un instant, me regarda, dubitatif, Belbo lui fit un signe, comme pour lui dire que désormais il pouvait avoir confiance. Garamond donna l'ordre qu'on fît entrer l'hôte et il alla à sa rencontre. De Gubernatis était en costume croisé, il avait une rosette à la boutonnière, un stylo plume à la pochette, un quotidien replié dans la poche de sa veste, une serviette sous le bras.
« Cher commandeur, prenez place, notre très cher ami De Ambrosiis m'a parlé de vous, une vie passée au service de l'État. Et une veine poétique secrète, n'est-ce pas ? Faites, faites voir ce trésor que vous tenez entre vos mains... Je vous présente deux de mes directeurs généraux. »
Il le fit asseoir devant le bureau encombré de manuscrits, et il caressa de ses mains vibrantes d'intérêt la couverture de l'ouvrage qu'on lui présentait : « Ne dites rien, je sais tout. Vous venez de Vipiteno, grande et noble cité. Une vie dédiée au service des Douanes. Et, dans le secret, jour après jour, nuit après nuit, ces pages agitées par le démon de la poésie. La poésie... Elle a brûlé la jeunesse de Sapho, et elle a nourri la canitie de Goethe... Pharmakon – disaient les Grecs – poison et médecine. Naturellement, nous devrons la lire, cette vôtre créature; au minimum j'exige trois rapports de lecture, un interne et deux des conseillers extérieurs (anonymes, je regrette, ce sont des personnes très exposées), les éditions Manuzio ne publient pas de livres qu'elles ne soient sûres de leur qualité, et la qualité, vous le savez mieux que moi, est une chose impalpable, il faut la découvrir avec un sixième sens, parfois un livre a des imperfections, des chevilles – même Svevo écrivait mal, je ne vous l'apprends pas – mais diantre, on sent une idée, un rythme, une force. Je le sais, ne me le dites pas, à peine ai-je jeté un coup d'oeil sur l'incipit de vos pages que j'ai senti quelque chose, pourtant je ne veux pas être le seul juge, quand bien même tant de fois – ô combien – les rapports de lecture étaient tièdes, mais moi je me suis obstiné car on ne peut condamner un auteur sans être entré, comment dire, en syntonie avec lui, voici, par exemple, j'ouvre au hasard ce texte de votre plume et mes yeux tombent sur un vers, " comme en automne, le talus amaigri " – bien, je ne sais comment est le reste, mais je sens un souffle, je cueille une image, parfois on part ainsi avec un texte, une extase, un ravissement... Cela dit, cher ami, ah diantre, si l'on pouvait faire ce qu'on veut! Seulement l'édition aussi est une industrie, la plus noble d'entre les industries, mais une industrie. Mais vous savez ce que coûte aujourd'hui la typographie, et le papier ? Regardez, regardez dans le journal de ce matin, à combien est montée la prime rate à Wall Street. Ça ne nous concerne pas, dites-vous ? Au contraire, ça nous concerne. Vous savez qu'on nous taxe même le stock ? Si je ne vends pas, ils me taxent les retours. Je paie même l'insuccès, le calvaire du génie que les Philistins ne reconnaissent pas. Ce papier vélin – permettez, il est très fin, et à ce que vous avez tapé le texte sur un papier aussi fin, on reconnaît le poète ; n'importe quel filou se serait servi d'un papier extra-strong, pour éblouir l'œil et confondre l'esprit, mais ça c'est de la poésie écrite avec le cœur, eh, les mots sont des pierres et ils bouleversent le monde – ce papier vélin me coûte à moi comme du papier-monnaie. »
Le téléphone sonna. Plus tard, j'apprendrais que Garamond avait appuyé sur un bouton placé sous son bureau, et que madame Grazia lui avait passé une communication bidon.
« Cher Maître ! Comment ? Merveilleux ! Grande nouvelle, fête carillonnée ! Un nouveau livre de vous est un événement. Comment donc, les éditions Manuzio sont fières, émues, je dirais plus, heureuses de vous compter au nombre de leurs auteurs. Vous avez vu ce qu'ont écrit les journaux sur votre dernier poème épique. De quoi avoir le Nobel. Hélas, vous êtes en avance sur l'époque. Nous avons peiné pour vendre trois mille exemplaires... »
Le commandeur De Gubernatis pâlissait : trois mille exemplaires étaient pour lui un résultat inespéré.
« Ils n'ont pas couvert les coûts de production. Allez voir derrière la porte vitrée combien j'ai de personnes dans la rédaction. Aujourd'hui, pour que j'amortisse le prix d'un livre, il faut que j'en distribue au moins dix mille exemplaires, et par chance pour beaucoup j'en vends même davantage, mais ce sont des écrivains, comment dire, avec une vocation différente, Balzac était grand et il vendait ses livres comme des petits pains, Proust était aussi grand et il a publié à ses frais. Vous, vous finirez dans les anthologies scolaires mais pas dans les kiosques des gares, c'est arrivé aussi à Joyce, qui a publié à compte d'auteur, comme Proust. Des livres comme les vôtres, je peux m'en permettre un tous les deux ou trois ans. Donnez-moi trois années de temps... » Suivit une longue pause. Sur le visage de Garamond se peignit un douloureux embarras.
« Comment ? A vos frais ? Non, non, ce n'est pas pour la somme, la somme on peut la limiter... C'est que les éditions Manuzio ne sont pas habituées... Certes, vous le savez mieux que moi, Joyce et Proust aussi... Certes, je comprends... »
Autre pause tourmentée. « D'accord, parlons-en. Moi j'ai été sincère, vous vous êtes impatient, faisons ce qu'on appelle une joint venture, les Américains le savent mieux que nous. Passez demain, et nous nous attellerons aux comptes... Mes respects et mon admiration. »
Garamond parut sortir d'un rêve, et il se passa une main sur les yeux, puis il fit mine de se rappeler tout à coup la présence de son hôte. « Excusez-moi. C'était un Écrivain, un vrai écrivain, sans doute un Grand. Et pourtant, justement pour ça... Parfois on se sent humilié, en faisant ce métier. S'il n'y avait pas la vocation. Mais revenons à vous. Nous nous sommes tout dit, je vous écrirai, disons dans un mois. Votre texte reste ici, en de bonnes mains. »
Le commandeur De Gubernatis était sorti sans souffler mot. Il avait mis le pied dans les forges de la gloire.