– 120 –
Mais ce qu'il me semble devoir déplorer, c'est que je vois certains idolâtres insensés et sots, lesquels... imitent l'excellence du culte de l'Égypte; et cherchent la divinité, dont ils n'ont que faire, dans les excréments de choses mortes et inanimées; et avec cela ils moquent non seulement ces vénérateurs divins et avisés, mais nous aussi... et ce qui est pis, ils triomphent, en voyant leurs rites fous si tant réputés... – Que ce Momos ne t'importune, dit Isis, pour ce que le destin a ordonné la vicissitude des ténèbres et de la lumière. – Mais le mal est, répondit Momos, qu'ils tiennent pour certain d'être dans la lumière.
Giordano BRUNO, Spaccio della bestia trionfante, 3.
Je devrais être en paix. J'ai compris. Certains d'entre eux ne disaient-ils pas que le salut vient quand s'est réalisée la plénitude de la connaissance?
J'ai compris. Je devrais être en paix. Qui disait que la paix naît de la contemplation de l'ordre, de l'ordre compris, savouré, réalisé sans résidus, joie, triomphe, cessation de l'effort ? Tout est clair, limpide, et l'œil se pose sur le tout et sur les parties, et il voit comment les parties concouraient au tout, il saisit le centre d'où coule la sève, le souffle, la racine des pourquoi...
Je devrais être exténué par la paix. Par la fenêtre du bureau de l'oncle Carlo, je regarde la colline, et ce peu de lune qui se lève. L'ample bosse du Bricco, la dorsale plus modulée des collines sur le fond, racontent l'histoire de lents et sommeilleux bouleversements de notre mère la terre qui, en s'étirant et en bâillant, faisait et défaisait des plaines céruléennes dans le sombre éclair de cent volcans. Nulle direction profonde des courants souterrains. La terre se clivait dans son demi-sommeil et échangeait une surface avec une autre. Là où d'abord paissaient les ammonites, des diamants. Là où d'abord germaient les diamants, des vignes. La logique de la moraine, de l'avalanche, de l'éboulement. Déplace un petit caillou, par hasard, il s'agite, roule vers le bas, laisse de l'espace en descendant (eh, l'horror vacui !), un autre lui tombe dessus, et voilà le haut. Surfaces. Surfaces de surfaces sur des surfaces. La sagesse de la Terre. Et de Lia. L'abîme est le tourbillon d'une plaine. Pourquoi adorer un tourbillon?
Mais pourquoi comprendre ne me donne pas la paix? Pourquoi aimer le Fatum, s'il te tue autant que la Providence et que le Complot des Archontes? Sans doute n'ai-je pas encore tout compris, il me manque un espace, un intervalle.
Où ai-je lu qu'au moment final, quand la vie, surface sur surface, s'est incrustée d'expérience, tu sais tout, le secret, le pouvoir et la gloire, pourquoi tu es né, pourquoi tu es en train de mourir, et comment tout aurait pu se passer différemment? Tu es sage. Mais la sagesse suprême, à ce moment-là, c'est de savoir que tu l'as su trop tard. On comprend tout quand il n'y a plus rien à comprendre.
A présent, je sais quelle est la Loi du Royaume, du pauvre, désespéré, loqueteux Malkhut où s'est exilée la Sagesse, allant à tâtons pour retrouver sa propre lucidité perdue. La vérité de Malkhut, l'unique vérité qui brille dans la nuit des sefirot, c'est que la Sagesse se découvre nue en Malkhut, et découvre que son propre mystère gît dans le non-être, rien qu'un moment, qui est le dernier. Après recommencent les Autres.
Et avec les autres, les diaboliques, à chercher des abîmes où se cacherait le secret qu'est leur folie.
Tout au long des flancs du Bricco s'étendent des rangées et des rangées de vignes. Je les sais, j'en ai vu de semblables de mon temps. Aucune Doctrine des Nombres n'a jamais pu dire si elles lèvent en montée ou en descente. Au milieu des rangées, mais il faut y marcher pieds nus, le talon un peu calleux, dès l'enfance, il y a des pêchers. Ce sont des pêches jaunes qui ne poussent qu'entre les vignes, elles se fendent sous la pression du pouce, et le noyau en sort presque tout seul, propre comme après un traitement chimique, sauf quelques vermisseaux à la chair grasse et blanche, qui y restent attachés par un atome. On peut les manger sans quasiment sentir le velours de la peau, qui vous fait courir des frissons depuis la langue jusqu'à l'aine. Jadis paissaient là les dinosaures. Puis une autre surface a couvert la leur. Et pourtant, comme Belbo au moment où il jouait de la trompette, quand je mordais dans les pêches je comprenais le Royaume et je ne faisais qu'un avec lui. Après, tout n'est qu'artifice. Invente, invente le Plan, Casaubon. C'est ce qu'ils ont tous fait, pour expliquer les dinosaures et les pêches.
J'ai compris. La certitude qu'il n'y avait rien à comprendre, voilà qui devrait être ma paix et mon triomphe. Mais moi je suis ici, qui ai tout compris, et Eux me cherchent, pensant que je possède la révélation que sordidement ils désirent. Il ne suffit pas d'avoir compris, si les autres s'y refusent et continuent à interroger. Ils sont en train de me chercher, Ils doivent avoir retrouvé mes traces à Paris, Ils savent que maintenant je suis ici, Ils veulent encore la Carte. Et j'aurai beau leur dire qu'il n'y a point de cartes, Ils la voudront toujours. Belbo avait raison: mais va te faire foutre, imbécile, qu'est-ce que tu veux, me tuer? Oh, suffit à présent. Liquide-moi, mais que la Carte n'existe pas, je ne te le dis pas, il faut apprendre à se faire renard tout seul...
Ça me fait mal de penser que je ne verrai plus Lia et le petit, la Chose, Giulio, ma Pierre Philosophale. Mais les pierres survivent toutes seules. Peut-être est-il en train de vivre maintenant son Occasion. Il a trouvé un ballon, une fourmi, un brin d'herbe, et il y voit en abyme le paradis. Lui aussi il le saura trop tard. Il sera bon, et bien, qu'il consomme ainsi, tout seul, sa journée.
Merde. Et pourtant ça me fait mal. Patience, à peine je suis mort je l'oublie.
C'est la pleine nuit, je suis parti de Paris ce matin, j'ai laissé trop de traces. Ils ont eu le temps de deviner où je suis. D'ici peu Ils arriveront. Je voudrais avoir écrit tout ce que j'ai pensé depuis cet après-midi jusqu'à présent. Mais si Eux le lisaient, Ils en tireraient une autre sombre théorie et passeraient l'éternité à chercher à déchiffrer le message secret qui se cache derrière mon histoire. Il est impossible, diraient-Ils, que ce type n'ait fait que nous raconter qu'il se jouait de nous. Non, lui ne le savait peut-être pas, mais l'Etre nous lançait un message à travers son oubli.
Que j'aie écrit ou non, ça ne fait pas de différence. Ils chercheraient toujours un autre sens, même dans mon silence. Ils sont faits comme ça. Ils sont aveugles à la révélation. Malkhut est Malkhut et c'est tout.
Mais allez le leur dire. Ils n'ont pas de foi.
Et alors autant vaut rester ici, attendre, et regarder la colline.
Elle est si belle.