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Notre cause est un secret dans un secret, le secret de quelque chose qui reste voilé, un secret que seul un autre secret peut expliquer, c'est un secret sur un secret qui s'assouvit d'un secret.

Ja'far-al-SÂDIQ, sixième Imam.

J'émergeai lentement : j'entendais des sons, j'étais dérangé par une lumière maintenant plus forte. Je sentais mes pieds engourdis. Je tentai de me lever lentement, sans faire de bruit, et j'avais l'impression de me tenir debout sur une étendue d'oursins. La Petite Sirène. Je fis quelques mouvements silencieux, fléchissant sur les pointes, et la souffrance diminua. Alors seulement, passant avec prudence la tête à droite et à gauche, et me rendant compte que la guérite était suffisamment restée dans l'ombre, je parvins à dominer la situation.

La nef était partout éclairée. C'étaient les lanternes, mais à présent il y en avait des dizaines et des dizaines, portées par les participants qui arrivaient dans mon dos. Sortant certainement du conduit, ils défilaient à ma gauche en entrant dans le choeur et se disposaient dans la nef. Mon Dieu, me dis-je, la Nuit sur le Mont Chauve version Walt Disney.

Ils ne criaient pas, ils susurraient, mais tous ensemble ils produisaient un bourdonnement accentué, comme les figurants à l'opéra qui murmurent : rabarbaro rabarbaro.

A ma gauche, les lanternes étaient posées par terre en demi-cercle, complétant avec une circonférence aplatie la courbe orientale du choeur qui touchait, au point extrême de ce demi-pseudo-cercle, vers le sud, la statue de Pascal. Là-bas avait été placé un brasero ardent où quelqu'un jetait des herbes, des essences. La fumée m'atteignait dans la guérite, me séchant la gorge et me procurant une impression d'étourdissement fébrile.

Dans le vacillement des lanternes, je m'aperçus qu'au centre du chœur quelque chose s'agitait, une ombre mince et très mobile.

Le Pendule ! Le Pendule n'oscillait plus dans son lieu habituel, au centre de la croisée. Il avait été suspendu, plus grand, à la clef de voûte, au milieu du choeur. Plus grosse la sphère, plus robuste le fil, qui me semblait un cordage de chanvre ou un câble de métal cordonné.

Le Pendule était maintenant énorme, tel qu'il devait apparaître au Panthéon. Tel qui voit la lune au télescope.

Ils avaient voulu le rétablir dans l'état où les Templiers devaient l'avoir expérimenté la première fois, un demi-millénaire avant Foucault. Pour lui permettre d'osciller librement, ils avaient éliminé certaines infrastructures, ajoutant à l'amphithéâtre du chœur cette grossière antistrophe symétrique marquée par les lanternes.

Je me demandai comment le Pendule faisait pour maintenir la constance de ses oscillations, maintenant que sous le pavement du choeur il ne pouvait y avoir le régulateur magnétique. Et puis je compris. Au bord du choeur, près des moteurs Diesel, se trouvait un individu qui – prompt à se déplacer comme un chat pour suivre les variations du plan d'oscillation – imprimait à la sphère, toutes les fois qu'elle fondait sur lui, une légère impulsion, d'un coup précis de la main, d'un effleurement des doigts.

Il était en frac, comme Mandrake. Après, en voyant ses autres compagnons je comprendrais que c'était un prestidigitateur, un illusionniste du Petit Cirque de Madame Olcott, un professionnel capable de doser la pression du bout des doigts, au poignet sûr, habile à travailler sur les écarts infinitésimaux. Peut-être était-il capable de percevoir, avec la semelle fine de ses chaussures brillantes, les vibrations des courants, et de mouvoir les mains selon la logique de la sphère, et de la terre à qui la sphère répondait.

Ses compagnons. A présent, je les voyais eux aussi. Ils se déplaçaient entre les automobiles de la nef, glissaient à côté des draisiennes et des motocycles, ils roulaient presque dans l'ombre, qui portant une cathèdre et une table couverte de drap rouge dans le vaste promenoir du fond, qui plaçant d'autres lanternes. Petits, nocturnes, jacassants, comme des enfants rachitiques, et d'un qui passait à côté de moi j'aperçus les traits mongoloïdes, la tête chauve. Les Freaks Mignons de Madame Olcott, les immondes petits monstres que j'avais vus sur l'affiche, chez Sloane.

Le cirque était là au complet, staff, police, chorégraphes du rite. Je vis Alex et Denys, les Géants d'Avalon, bardés d'une armure de cuir clouté, vraiment gigantesques, cheveux blonds, appuyés contre la grande masse de l'Obéissante, les bras croisés, attendant.

Je n'eus pas le temps de me poser d'autres questions. Quelqu'un était entré avec solennité, imposant le silence de sa main tendue. Je reconnus Bramanti seulement parce qu'il portait la tunique écarlate, la chape blanche et la mitre que je lui avais vu arborer ce soir lointain dans le Piémont. Bramanti s'approcha du brasero, jeta quelque chose, il s'en éleva une haute flamme, puis une lourde fumée grasse et blanche, et le parfum se répandit lentement dans la salle. Comme à Rio, pensais-je, comme à la fête alchimique. Et je n'ai pas d'agogõ. Je mis mon mouchoir sur mon nez et sur ma bouche, comme un filtre. Mais j'avais déjà l'impression de voir deux Bramanti, et le Pendule oscillait devant moi en de multiples directions, tel un manège.

Bramanti commença à psalmodier : « Alef bet gimel dalet he waw zain het tet jod kaf lamed mem nun samek ajin pe sade qof resh shin tau ! »


La foule répondit, priant : « Parmesiel, Padiel, Camuel, Aseliel, Barmiel, Gediel, Asyriel, Maseriel, Dorchtiel, Usiel, Cabariel, Raysiel, Symiel, Armadiel... »

Bramanti fit un signe, et quelqu'un surgit de la foule, se plaçant à genoux à ses pieds. Un instant seulement, je vis son visage. C'était Riccardo, l'homme à la cicatrice, le peintre.

Bramanti l'interrogeait et l'autre répondait, récitant par cœur les formules du rituel.



« Qui es-tu, toi ?

– Je suis un adepte, non encore admis aux mystères les plus hauts du Tres. Je me suis préparé dans le silence, dans la méditation analogique du mystère du Baphomet, dans la conscience que le Grand Œuvre tourne autour de six sceaux intacts, et qu'à la fin seulement nous connaîtrons le secret du septième.

– Comment as-tu été reçu ?

– En passant par la perpendiculaire au Pendule.

– Qui t'a reçu ?

– Un Mystique Légat.

– Le reconnaîtrais-tu ?

– Non, parce qu'il était masqué. Je ne connais que le Chevalier de grade supérieur au mien et celui-ci le Naomètre de grade supérieur au sien et chacun en connaît un seulement. Et ainsi je veux.

– Quid facit Sator Arepo ?

– Tenet Opera Rotas.

– Quid facit Satan Adama ?

– Tabat Amata Natas. Mandabas Data Amata, Nata Sata.

– Tu as amené la femme ?

– Oui, elle est ici. Je l'ai remise à qui on me l'a ordonné. Elle est prête.

– Va, et attends. »

Le dialogue s'était déroulé en un français approximatif, d'un côté comme de l'autre. Puis Bramanti avait dit : « Frères, nous sommes ici réunis au nom de l'Ordre Unique, de l'Ordre Inconnu, auquel, jusqu'à hier, vous ne saviez pas que vous appartenez et vous y apparteniez depuis toujours ! Jurons. Que l'anathème soit sur les profanateurs du secret. Que l'anathème soit sur les sycophantes de l'Occulte, que l'anathème soit sur qui a fait spectacle des Rites et des Mystères !

– Que l'anathème soit !

– Anathème sur l'Invisible Collège, sur les enfants bâtards d'Hiram et de la veuve, sur les maîtres opératifs et spéculatifs du mensonge d'Orient ou d'Occident, Ancien, Accepté ou Rectifié, sur Misraïm et Memphis, sur les Philathètes et sur les Neuf Sœurs, sur la Stricte Observance et sur l'Ordo Templi Orientis, sur les Illuminés de Bavière et d'Avignon, sur les Chevaliers Kadosch, sur les Élus Cohen, sur la Parfaite Amitié, sur les Chevaliers de l'Aigle Noir et de la Ville Sainte, sur les Rosicruciens d'Anglie, sur les Kabbalistes de la Rose + Croix d'Or, sur la Golden Dawn, sur la Rose Croix Catholique du Temple et du Graal, sur la Stella Matutina, sur l'Astrum Argentinum et sur Thelema, sur le Vril et sur la Thulé, sur tout ancien et mystique usurpateur du nom de la Grande Fraternité Blanche, sur les Veilleurs du Temple, sur chaque Collège et Prieuré de Sion ou des Gaules !

– Que l'anathème soit !

– Quiconque par ingénuité, commandement, prosélytisme, calcul ou mauvaise foi a été initié à loge, collège, prieuré, chapitre, ordre qui illicitement contreferait l'obédience aux Supérieurs Inconnus et aux Seigneurs du Monde, qu'il abjure cette nuit même et implore exclusive réintégration dans l'esprit et le corps de l'unique et vraie observance, le Tres, Templi Resurgentes Equites Synarchici, le trin et trinosophique ordre mystique et très secret des Chevaliers Synarchiques de la Renaissance Templière !

– Sub umbra alarum tuarum !

– Qu'entrent à présent les dignitaires des 36 grades derniers et très secrets. »

Et, tandis que Bramanti appelait un à un les élus, ceux-ci entraient en habits liturgiques, portant tous sur la poitrine l'insigne de la Toison d'or.

« Chevalier du Baphomet, Chevalier des Six Sceaux Intacts, Chevalier du Septième Sceau, Chevalier du Tétragrammaton, Chevalier Justicier de Florian et Dei, Chevalier de l'Athanor... Vénérable Naomètre de la Turris Babel, Vénérable Naomètre de la Grande Pyramide, Vénérable Naomètre des Cathédrales, Vénérable Naomètre du Temple de Salomon, Vénérable Naomètre de l'Hortus Palatinus, Vénérable Naomètre du Temple d'Héliopolis... »

Bramanti récitait les dignités et les nommés entraient par groupes, si bien que je ne parvenais pas à attribuer à chacun son titre, mais à coup sûr, parmi les douze premiers, je vis De Gubernatis, le vieux de la librairie Sloane, le professeur Camestres et d'autres que j'avais rencontrés ce soir lointain dans le Piémont. Et, je crois en tant que chevalier du Tétragrammaton, je vis monsieur Garamond, grave et hiératique, pénétré de son nouveau rôle, qui, de ses mains tremblantes, touchait sur sa poitrine la Toison d'or. Et, pendant ce temps, Bramanti continuait : « Mystique Légat de Karnak, Mystique Légat de Bavière, Mystique Légat des Barbelognostiques, Mystique Légat de Camelot, Mystique Légat de Montségur, Mystique Légat de l'Imam Caché... Suprême Patriarche de Tomar, Suprême Patriarche de Kilwinning, Suprême Patriarche de Saint-Martin-des-Champs, Suprême Patriarche de Marienbad, Suprême Patriarche de l'Okhrana Invisible, Suprême Patriarche in partibus de la Forteresse d'Alamut... »


Et le patriarche de l'Okhrana Invisible était certainement Salon, toujours gris de visage mais sans sa houppelande de travail et resplendissant maintenant d'une tunique jaune bordée de rouge. Pierre le suivait, psychopompe de l'Eglise Luciférienne, qui cependant portait sur sa poitrine, au lieu de la Toison d'or, un poignard dans un fourreau doré. Et, pendant ce temps, Bramanti continuait : « Sublime Hiérogame des Noces Chimiques, Sublime Psychopompe Rhodostaurotique, Sublime Référendaire des Arcanes des Arcanes, Sublime Stéganographe de la Monas Ieroglifica, Sublime Connecteur Astral Utriusque Cosmi, Sublime Gardien du Tombeau de Rosencreutz... Impondérable Archonte des Courants, Impondérable Archonte de la Terre Creuse, Impondérable Archonte du Pôle Mystique, Impondérable Archonte des Labyrinthes, Impondérable Archonte du Pendule des Pendules... » Bramanti fit une pause, et il me sembla qu'il prononçait la dernière formule à contrecoeur : « Et l'Impondérable d'entre les Impondérables Archontes, le Servant des Servants, Très-Humble Secrétaire de l'Œdipe Égyptien, Messager Infime des Seigneurs du Monde et Portier d'Agarttha, Ultime Thuriféraire du Pendule, Claude-Louis, comte de Saint-Germain, prince Rakoczi, comte de Saint-Martin et marquis d'Agliè, seigneur de Surmont, marquis de Welldone, marquis de Montferrat, d'Aymar et Belmar, comte Soltikof, chevalier Schoening, comte de Tzarogy ! »

Pendant que les autres se disposaient dans le promenoir, faisant face au Pendule et aux fidèles de la nef, Agliè entrait, en costume trois-pièces bleu à fines raies blanches, le visage pâle et contracté, conduisant par la main, comme s'il accompagnait une âme sur le sentier de l'Hadès, pâle elle aussi et comme stupéfiée par une drogue, uniquement vêtue d'une tunique blanche et presque transparente, Lorenza Pellegrini, les cheveux dénoués sur les épaules. Je la vis de profil tandis qu'elle passait, pure et languide ainsi qu'une adultère préraphaélite. Trop diaphane pour ne pas stimuler une fois encore mon désir.

Agliè amena Lorenza à côté du brasero, près de la statue de Pascal, il fit une caresse sur son visage absent et un signe aux Géants d'Avalon, qui l'encadrèrent en la soutenant. Puis il alla s'asseoir à la table, face aux fidèles, et je pouvais parfaitement le voir alors qu'il tirait sa tabatière de son gilet et la caressait en silence avant de parler.

« Frères, chevaliers. Vous êtes là parce que ces jours-ci les Mystiques Légats vous ont informés, et donc vous savez désormais tous pour quelle raison nous nous réunissons. Nous aurions dû nous réunir la nuit du 23 juin 1945, et sans doute certains d'entre vous n'étaient alors pas encore nés – du moins dans leur forme actuelle, entends-je. Nous sommes ici parce qu'après six cents années de très douloureuse errance, nous avons trouvé quelqu'un qui sait. Comment il a pu savoir – et savoir plus que nous – c'est là un mystère inquiétant. Mais je compte bien que soit présent parmi nous – et tu ne pourrais faire défaut, n'est-ce pas, mon ami déjà trop curieux jadis –, je compte bien que soit présent parmi nous celui qui pourrait nous le confesser. Ardenti ! »

Le colonel Ardenti – certainement lui, corvin comme toujours, encore que vieilli – s'ouvrit un chemin au milieu de l'assistance et il porta ses pas devant ce qui devenait son tribunal, tout en étant tenu à distance par le Pendule qui marquait un espace infranchissable.

« Depuis le temps que nous ne nous sommes vus, frère, souriait Agliè. Je savais que la nouvelle se diffusant, tu n'aurais pas résisté. Alors ? Tu sais ce qu'a dit le prisonnier, et il dit qu'il l'a su par toi. Tu savais donc et tu te taisais.

– Comte, dit Ardenti, le prisonnier ment. Cela m'humilie de le dire, mais l'honneur avant tout. L'histoire que je lui ai confiée n'est pas celle dont les Mystiques Légats m'ont parlé. L'interprétation du message – oui, c'est vrai, j'avais mis la main sur un message, je ne vous l'avais pas caché, il y a des années, à Milan – est différente. Moi je n'aurais pas été en mesure de le lire comme le prisonnier l'a lu, c'est pour cela qu'à l'époque je cherchais de l'aide. Et je dois dire que je n'ai rencontré nul encouragement, mais seulement défiance, défi et menaces... » Peut-être voulait-il ajouter autre chose, mais en fixant Agliè il fixait aussi le Pendule, qui agissait sur lui tel un charme. Hypnotisé, il tomba à genoux et dit seulement : « Pardon, parce que je ne sais pas.

– Tu es pardonné, parce que tu sais que tu ne sais pas, dit Agliè. Va. Or donc, frères, le prisonnier sait trop de choses que personne d'entre nous ne savait. Il sait même qui nous sommes nous, et nous l'avons appris par lui. Il faut procéder en hâte, d'ici peu ce sera l'aube. Tandis que vous restez ici en méditation, moi à présent je vais me retirer encore une fois avec lui pour lui arracher la révélation.

– Pécaïre, monsieur le comte, que non ! » Pierre s'était avancé dans l'hémicycle, les iris dilatés. « Pendant bien deux jours vous avez bavardé avec lui, sans nous prévenir, et celui-là y a rien vu, y a rien dit, y a rien entendu, comme les trois ouistitis. Que voulez-vous lui demander de mieux, cette nuit ? Non, ici, ici devant tout le monde !

– Calmez-vous, mon cher Pierre. J'ai fait conduire ici, cette nuit, celle que je considère comme la plus exquise incarnation de la Sophia, lien mystique entre le monde de l'erreur et l'Ogdoade Supérieure. Ne me demandez pas comment et pourquoi, mais avec cette médiatrice, l'homme parlera. Dis-le, à eux, qui tu es, Sophia ? »

Et Lorenza, toujours en état somnambulique, presque scandant les mots avec peine : « Je suis... la prostituée et la sainte.

– Ah ! elle est bien bonne celle-là, rit Pierre. Nous avons ici la crème de l'initiation et on sonne le rappel des putes. Ne m'escagassez pas les oreilles, l'homme ici et tout de suite, face au Pendule !

– Ne soyons pas puérils, dit Agliè. Donnez-moi une heure de temps. Pourquoi croyez-vous qu'il parlerait ici, devant le Pendule ?

– Il ira parler dans la dissolution. Le sacrifice humain ! » cria Pierre à la nef.

Et la nef, à pleins poumons : « Le sacrifice humain ! »

Salon s'avança : « Comte, puérilité à part, le frère a raison. Nous ne sommes pas des policiers...

– Ce ne devrait pas être à vous de le dire, ironisa Agliè.

– Nous ne sommes pas des policiers et nous ne pensons pas qu'il est digne de procéder avec les moyens d'enquête habituels. Mais je ne crois pas non plus que puissent valoir les sacrifices aux forces du sous-sol. Si elles avaient voulu nous donner un signe, elles l'auraient fait depuis longtemps. A part le prisonnier, quelqu'un d'autre savait, sauf qu'il a disparu. Eh bien, cette nuit nous avons la possibilité de confronter le prisonnier avec ceux qui savaient et... » il fit un sourire, fixant Agliè de ses yeux mi-clos sous leurs sourcils hirsutes, « de les confronter aussi avec nous, ou avec certains d'entre nous...

– Qu'entendez-vous dire, Salon ? demanda Agliè d'une voix qui manquait sûrement d'assurance.

– Si monsieur le comte le permet, je voudrais l'expliquer moi », dit Madame Olcott. C'était elle, je la reconnaissais d'après l'affiche. Livide dans une robe olivâtre, les cheveux brillants d'huiles ramassés sur la nuque, la voix rauque d'un homme. J'avais eu l'impression, dans la librairie Sloane, de reconnaître ce visage, et à présent je me rappelais : c'était la druidesse qui avait presque couru sur nous, dans la clairière, en cette nuit lointaine. « Alex, Denys, amenez ici le prisonnier. »

Elle avait parlé sur un ton impérieux, le bourdonnement de la nef paraissait lui être favorable, les deux Géants avaient obéi, confiant Lorenza à deux Freaks Mignons, et Agliè, les mains crispées sur les bras de la cathèdre n'avait pas osé s'opposer.

Madame Olcott avait fait signe à ses avortons, et, entre la statue de Pascal et l'Obéissante, avaient été disposés trois petits fauteuils où elle faisait asseoir maintenant trois individus. Tous les trois à la peau sombre, courts de stature, nerveux, avec de grands yeux blancs. « Les triplés Fox, vous les connaissez bien, comte. Theo, Leo, Geo, installez-vous et préparez-vous. »

A ce moment-là, réapparurent les Géants d'Avalon tenant par les bras Jacopo Belbo en personne, qui arrivait à grand-peine à leurs épaules. Mon pauvre ami était terreux, avec une barbe de plusieurs jours ; il avait les mains liées dans le dos et une chemise ouverte sur la poitrine. En entrant dans cette lice enfumée, il battit des paupières. Il ne parut pas s'étonner de l'assemblée de hiérophantes qu'il voyait devant lui, ces derniers jours il devait s'être fait à s'attendre à tout.

Il ne s'attendait cependant pas à voir le Pendule, pas dans cette position. Mais les Géants le traînèrent devant la cathèdre d'Agliè. Du Pendule, il n'entendait plus désormais que le très léger bruissement qu'il faisait en lui effleurant les épaules.

Un seul instant il se retourna, et il vit Lorenza. Il s'émut, fut sur le point de l'appeler, tenta de se dégager mais Lorenza, qui pourtant le fixait, atone, parut ne pas le reconnaître.

Belbo allait sûrement demander à Agliè ce qu'on lui avait fait, mais on ne lui en laissa pas le temps. Venu du fond de la nef, vers la caisse et les présentoirs de livres, on entendit un roulement de tambour, et quelques notes stridentes de flûte. D'un seul coup, les portières de quatre automobiles s'ouvrirent et en sortirent quatre êtres que j'avais déjà vus, eux aussi, sur l'affiche du Petit Cirque. Chapeaux de feutre sans bords, comme un fez, amples manteaux noirs fermés jusqu'au cou, Les Derviches Hurleurs sortirent des automobiles tels des ressuscités qui surgiraient de leur sépulcre et ils s'accroupirent à la limite du cercle magique. Dans le fond, les flûtes modulaient à présent une musique douce, alors qu'eux, avec une égale douceur, battaient des mains sur le sol et inclinaient la tête.

De la carlingue de l'aéroplane de Breguet, tel le muezzin du haut de son minaret, se présenta le cinquième d'entre eux, qui commença à psalmodier dans une langue inconnue, gémissant, se lamentant, sur des tons stridents, tandis que les tambours reprenaient, augmentant d'intensité.

Madame Olcott s'était penchée derrière les frères Fox et leur susurrait des phrases d'encouragement. Tous les trois ils s'étaient abandonnés sur les fauteuils, les mains serrées sur les accoudoirs, les yeux clos, commençant à transpirer et agitant tous les muscles de leur face.

Madame Olcott s'adressait à l'assemblée des dignitaires. « A présent, mes bons petits frères amèneront au milieu de nous trois personnes qui savaient. » Elle fit une pause, puis annonça : « Edward Kelley, Heinrich Khunrath et... autre pause, le comte de Saint-Germain. »

Pour la première fois, je vis Agliè perdre la maîtrise de soi. Il se leva de la cathèdre, et commit une erreur. Il s'élança vers la femme – évitant presque par pur hasard la trajectoire du Pendule – en criant : « Vipère, menteuse, tu sais fort bien que cela ne peut être... » Puis à la nef : « Imposture, imposture ! Arrêtez-la ! »

Mais personne ne bougea ; au contraire : Pierre alla prendre place sur la cathèdre et dit : « Poursuivons, ma bonne dame. »

Agliè se calma. Il reprit son sang-froid, et glissa un pas de côté, se confondant avec l'assistance. « Allez, défia-t-il, essayons alors. »

Madame Olcott remua le bras comme pour donner le départ d'une course. La musique prit des tonalités de plus en plus aiguës, se brisa en une cacophonie de dissonances, les roulements de tambours se firent arythmiques, les danseurs, qui avaient déjà commencé à remuer le buste en avant et en arrière, à droite et à gauche, s'étaient levés, jetant leurs manteaux et gardant les bras raides, comme s'ils étaient sur le point de prendre leur envol. Après un instant d'immobilité, ils s'étaient remis à tourbillonner sur eux-mêmes, se servant de leur pied gauche comme d'un pivot, le visage levé en l'air, concentrés et perdus, tandis que leur veste plissée accompagnait leurs pirouettes en s'élargissant en forme de cloche, et on eût dit des fleurs battues par un ouragan.

Dans le même temps, les médiums s'étaient comme recroquevillés, la face tendue et défigurée, ils semblaient vouloir déféquer sans y parvenir, le souffle rauque. La lumière du brasero avait diminué, et les acolytes de Madame Olcott avaient éteint toutes les lanternes posées par terre. L'église n'était éclairée que par la lueur des lanternes de la nef.

Et petit à petit le prodige se vérifia. Des lèvres de Theo Fox commençait à sortir une manière d'écume blanchâtre qui peu à peu se solidifiait, et une écume analogue, avec un léger retard, sortait aussi des lèvres de ses frères.

« Allez petits frères, susurrait insinuante Madame Olcott, allez-y, oui, allez, comme ça, comme ça... »

Les danseurs chantaient, sur leur rythme brisé et hystérique, ils faisaient osciller et puis dodeliner leur tête, les cris qu'ils poussaient étaient d'abord convulsifs, ce furent ensuite des râles.

Les médiums paraissaient suer une substance d'abord gazeuse, puis plus consistante, c'était comme de la lave, de l'albumen qui serpentait lentement, montait et descendait, rampait sur leurs épaules, leur poitrine, leurs jambes, avec des mouvements sinueux qui rappelaient ceux d'un reptile. Je ne comprenais plus si ça leur sortait des pores de la peau, de la bouche, des oreilles, des yeux. La foule se pressait sur le devant, se poussant de plus en plus contre les médiums, vers les danseurs. Pour ma part, j'avais perdu toute peur : sûr de me confondre avec tous ces gens, j'étais sorti de la guérite, m'exposant davantage encore aux vapeurs qui se répandaient sous les voûtes.

Autour des médiums flottait une luminescence aux contours lactescents et imprécis. La substance allait se désincorporer d'eux et prenait des formes amiboïdes. De la masse qui provenait d'un des frères, une sorte de pointe s'était détachée, qui s'incurvait et remontait sur son corps, comme un animal qui voudrait donner des coups de bec. Au sommet de la pointe deux excroissances rétractiles allaient se former, telles les cornes d'une limace...

Les danseurs gardaient les yeux fermés, la bouche pleine d'écume, sans cesser leur mouvement de rotation autour d'eux-mêmes, ils avaient commencé en cercle, pour autant que l'espace pouvait le leur permettre, un mouvement de révolution autour du Pendule, réussissant miraculeusement à se déplacer sans en croiser la trajectoire. Tourbillonnant de plus en plus, ils avaient jeté leur bonnet, laissant flotter de longs cheveux noirs, les têtes qui semblaient s'envoler des cous. Ils criaient, comme il y avait des années, cette nuit-là, à Rio, houou houou houououou...

Les formes blanches se définissaient, l'une d'elles avait pris un vague aspect humain, l'autre était encore un phallus, une ampoule, un alambic, et la troisième prenait visiblement l'apparence d'un oiseau, d'une chouette aux grandes lunettes et aux oreilles droites, bec crochu de vieille professeur de sciences naturelles.

Madame Olcott interrogeait la première forme : « Kelley, c'est toi ? » Et de la forme sortit une voix. Ce n'était certainement pas Theo Fox qui parlait, c'était une voix lointaine, qui articulait péniblement : « Now... I do reveale, a... a mighty Secret if you marke it well...

– Oui, oui », insistait la dame Olcott. Et la voix : « This very place is call'd by many names... Earth... Earth is the lowest element of All... When thrice yee have turned this Wheele about... thus my greate Secret I have revealed... »

Theo Fox fit un geste de la main, comme pour demander grâce. « Relaxe-toi un peu seulement, maintiens la chose... » lui dit Madame Olcott. Puis elle s'adressa à la forme de la chouette : « Je te reconnais Khunrath, qu'est-ce que tu veux nous dire ? »

La chouette parut parler : « Hallelu... Iàah... Hallelu... Iaàh... Was...

– Was ?

– Was helfen Fackeln Licht... oder Briln... so die Leut... nicht sehen... wollen...

– Nous voulons, disait Madame Olcott, dis-nous ce que tu sais...

– Symbolon kósmou... tâ ántra... kaì tân enkosmiôn... dunámeôn eríthento... oi theológoi... »

Leo Fox aussi se trouvait à bout de forces, la voix de la chouette était devenue faible vers la fin. Leo avait incliné la tête, et il supportait sa forme avec peine. Implacable, Madame Olcott l'incitait à résister et elle s'adressait à la dernière forme, qui maintenant avait pris des traits anthropomorphes elle aussi. « Saint-Germain, Saint-Germain, c'est toi ? Que sais-tu ? »

Et la forme s'était mise à solfier une mélodie. Madame Olcott avait imposé aux musiciens d'atténuer leur vacarme, tandis que les danseurs n'ululaient plus mais continuaient à pirouetter de plus en plus brisés de fatigue.

La forme chantait : « Gentle love this hour befriends me...

– C'est toi, je te reconnais, disait, engageante, Madame Olcott. Parle, dis-nous où, quoi... »

Et la forme : « Il était nuit... La tête couverte du voile de lin... j'arrive... je trouve un autel de fer, j'y place le rameau mystérieux... Oh, je crus descendre dans un abîme... des galeries composées de quartiers de pierre noire... mon voyage souterrain...

– C'est faux, c'est faux, criait Agliè, frères, vous connaissez tous ce texte, c'est la Très Sainte Trinosophie, c'est bien moi qui l'ai écrite, n'importe qui peut la lire pour soixante francs ! » Il s'était précipité sur Geo Fox et le secouait par le bras.

« Arrête, imposteur, s'écria Madame Olcott, tu le tues !

– Et quand cela serait ! » s'écria Agliè en renversant le médium de son fauteuil.

Geo Fox essaya de se retenir en se rattrapant à sa propre sécrétion qui, entraînée dans cette chute, se décomposa en bavant vers la terre. Geo s'affaissa dans la rigole visqueuse qu'il continuait à vomir, ensuite il se roidit, sans vie.

« Arrête-toi, fou », criait Madame Olcott, en empoignant Agliè.

Et puis, aux deux autres frères : « Résistez, mes petits à moi, ils doivent encore parler. Khunrath. Khunrath, dis-lui que vous êtes vrais ! »

Leo Fox, pour survivre, tentait de réabsorber la chouette. Madame Olcott s'était placée dans son dos et lui serrait les tempes pour le plier à sa superbe. La chouette s'aperçut qu'elle allait disparaître et elle se retourna vers son parturient même : « Phy, Phy Diabolo », sifflait-elle en cherchant à lui becqueter les yeux. Leo Fox émit un gargouillement comme si on lui avait tranché la carotide et il chut à genoux. La chouette disparut dans une boue dégoûtante (phiii, phiii, faisait-elle), où tomba pour y étouffer le médium, qui y resta tout englué et immobile. La dame Olcott, furieuse, s'était adressée à Theo, qui résistait en brave : « Parle Kelley, tu m'entends ? »

Kelley ne parlait plus. Il tendait à se désincorporer du médium, qui hurlait à présent comme si on lui arrachait les entrailles et essayait de récupérer ce qu'il avait produit, en battant des mains dans le vide. « Kelley, oreilles coupées, ne triche pas encore une fois », criait la dame Olcott. Mais Kelley, ne réussissant pas à se séparer du médium tentait de l'étouffer. Il avait pris l'aspect d'un chewing-gum dont le dernier frère Fox essayait en vain de se dépêtrer. Puis Theo aussi tomba sur ses genoux, il toussait, il se confondait peu à peu avec la chose parasite qui le dévorait, il roula par terre en se démenant comme s'il était enveloppé de flammes. Ce qu'avait été Kelley le recouvrit d'abord tel un suaire, puis il mourut en se liquéfiant et il le laissa vidé sur le sol, la moitié de lui-même, la momie d'un enfant embaumé par Salon. En ce même instant, les quatre danseurs s'arrêtèrent à l'unisson, ils agitèrent les bras en l'air, durant quelques secondes ils furent noyés car ils coulaient à pic, après quoi ils s'abattirent en glapissant comme des chiots et se couvrant la tête de leurs mains.

Pendant ce temps Agliè était revenu dans le promenoir, épongeant la transpiration de son front avec la pochette qui ornait la poche de sa veste. Il inspira deux fois, et porta à sa bouche une pastille blanche. Puis il imposa le silence.

« Frères, chevaliers. Vous avez vu à quelles misères cette femme a voulu nous soumettre. Ressaisissons-nous et revenons à mon projet. Donnez-moi une heure pour conduire le prisonnier de l'autre côté. »

Madame Olcott était hors jeu, penchée sur ses médiums, plongée dans une douleur presque humaine. Mais Pierre, qui avait suivi les événements toujours assis dans la cathèdre, reprit le contrôle de la situation. « Non, dit-il, je ne vois qu'un seul moyen, vé. Le sacrifice humain ! A moi, le prisonnier, à moi ! »

Magnétisés par son énergie, les Géants d'Avalon s'étaient emparés de Belbo, qui avait suivi, ébahi, la scène, et ils l'avaient poussé devant Pierre. Celui-ci, avec l'agilité d'un jongleur, s'était levé, avait mis la cathèdre sur la table et avait tiré l'un et l'autre au centre du chœur, après quoi il s'était saisi du fil du Pendule au passage et il avait arrêté la sphère, reculant sous le contrecoup. Ce fut l'espace d'un instant : comme suivant un plan – et peut-être pendant la confusion y avait-il eu un accord –, les Géants étaient montés sur ce podium, ils avaient hissé le prisonnier sur la cathèdre et l'un d'eux avait enroulé autour du cou de Belbo, deux fois, le fil du Pendule, tandis que le second retenait la sphère, l'appuyant ensuite sur le bord de la table.

Bramanti s'était précipité devant le gibet, s'enflammant de majesté dans sa simarre écarlate, et il avait psalmodié : « Exorcizo igitur te per Pentagrammaton, et in nomine Tetragrammaton, per Alfa et Omega qui sunt in spiritu Azoth. Saddaï, Adonaï, Jotchavah, Eieazereie ! Michael, Gabriel, Raphael, Anael. Fluat Udor per spiritum Elohim ! Maneat Terra per Adam Iot-Cavah ! Per Samael Zebaoth et in nomine Elohim Gibor, veni Adramelech ! Vade retro Lilith ! »

Belbo resta froid sur la cathèdre, la corde au cou. Les Géants n'avaient plus besoin de le retenir. S'il avait fait un seul faux mouvement, il serait tombé de cette position instable, et la boucle lui aurait serré la gorge.

« Imbéciles, criait Agliè, comment le remettrons-nous sur son axe ? » Il pensait à sauver le Pendule.

Bramanti avait souri : « Ne vous inquiétez pas, comte. Nous ne sommes pas ici en train de brasser vos teintures. Lui, c'est le Pendule, comme il a été conçu par Eux. Lui, il saura où aller. Et, de toute façon, pour convaincre une Force d'agir, rien de mieux qu'un sacrifice humain. »

Jusqu'à ce moment, Belbo avait tremblé. Je le vis se détendre, je ne dis pas se rasséréner, mais regarder le parterre avec curiosité. Je crois qu'en cet instant, face à la prise de bec des deux adversaires, voyant devant lui les corps désarticulés des médiums, sur sa droite et sur sa gauche les derviches qui encore tressautaient en gémissant, les parements des dignitaires en désordre, il avait recouvré son don le plus authentique, le sens du ridicule.

A ce moment-là, j'en suis sûr, il a décidé qu'il ne devait plus se laisser effrayer. Il se peut que sa position élevée lui eût donné un sentiment de supériorité, tandis qu'il observait du haut de l'avant-scène cette assemblée de déments perdus dans une vendetta de Grand Guignol, et au fond, presque dans l'entrée, les avortons désormais désintéressés de l'événement, qui se donnaient des coups de coude et riaient, tels Annibale Cantalamessa et Pio Bo.

Il tourna seulement vers Lorenza un regard anxieux : de nouveau elle était encadrée, tenue aux bras par les Géants, et agitée de tressaillements rapides. Lorenza avait recouvré sa conscience. Elle pleurait.

Je ne sais si Belbo a décidé de ne pas lui offrir le spectacle de sa peur, ou si sa décision n'a pas été plutôt l'unique façon qu'il avait de faire peser son mépris, et son autorité, sur ce ramas sans nom. Mais il se tenait droit, la tête haute, la chemise ouverte sur sa poitrine, les mains liées dans son dos, fièrement, comme un qui n'avait jamais connu la peur.

Apaisé par le calme de Belbo, résigné en tout cas à l'interruption des oscillations, toujours impatient de connaître le secret, maintenant parvenu au règlement des comptes avec une vie, ou plusieurs, de recherche, résolu à reprendre en main ses partisans, Agliè s'était de nouveau adressé à Jacopo : « Allons, Belbo, décidez-vous. Vous le voyez, vous vous trouvez dans une situation embarrassante, c'est le moins qu'on puisse dire. Arrêtez donc, avec votre comédie. »

Belbo n'avait pas répondu. Il regardait ailleurs, comme si, par discrétion, il voulait éviter d'écouter un dialogue qu'il aurait fortuitement surpris.

Agliè avait insisté, conciliant comme s'il parlait à un enfant : « Je comprends votre ressentiment, et, si vous me le permettez, votre réserve. Je comprends qu'il vous répugne de confier un secret aussi intime, et jaloux, à une plèbe qui vient de vous offrir un spectacle aussi peu édifiant. Eh bien, votre secret vous pourrez le confier à moi seul, à l'oreille. A présent, je vous fais descendre et je sais que vous me direz un mot, un seul mot. »

Et Belbo : « Plaît-il ? »

Alors Agliè avait changé de ton. Pour la première fois dans sa vie, je le voyais impérieux, sacerdotal, excessif. Il parlait comme s'il endossait un des vêtements égyptiens de ses amis. Je sentis que son ton était faux, on eût dit qu'il parodiait ceux à qui il n'avait jamais lésiné son indulgente commisération. Mais en même temps, il parlait très pénétré de son rôle inédit. Pour quelque dessein à lui – puisque ce ne pouvait être par instinct – il était en train d'introduire Belbo dans une scène de mélodrame. S'il joua, il joua bien, car Belbo ne perçut aucun bluff, et il écouta son interlocuteur comme s'il n'attendait rien d'autre de lui.

« Maintenant, tu vas parler, dit Agliè, tu vas parler, et tu ne resteras pas en dehors de ce grand jeu. En te taisant, tu es perdu. En parlant, tu auras part à la victoire. Parce qu'en vérité je te le dis, cette nuit toi, moi et nous tous sommes en Hod, la sefira de la splendeur, de la majesté et de la gloire, Hod qui gouverne la magie cérémonielle et rituelle, Hod le moment où éclôt l'éternité. Ce moment, je l'ai rêvé pendant des siècles. Tu parleras et t'uniras aux seuls qui, après ta révélation, pourront s'appeler les Seigneurs du Monde. Humilie-toi et tu seras exalté. Tu parleras parce qu'ainsi je commande, tu parleras parce que je le dis, et mes paroles efficiunt quod figurant ! »


Et Belbo avait dit, désormais invincible : « Ma gavte la nata... »


Agliè, même s'il s'attendait à un refus, pâlit à l'insulte. « Qu'est-ce qu'il a dit ? » avait demandé Pierre, hystérique. « Il ne parle pas », avait résumé Agliè. Il avait écarté les bras, d'un geste entre capitulation et condescendance, et dit à Bramanti : « Il est à vous. »

Et Pierre, chaviré : « Ça suffit, vé, suffit comme ça, le sacrifice humain, le sacrifice humain !

– Oui, qu'il meure, nous trouverons quand même la réponse », s'écriait tout autant chavirée Madame Olcott, revenue au cœur de la scène ; et elle s'était élancée sur Belbo.

Presque dans le même temps, Lorenza s'était secouée, libérée de la poigne des Géants et placée devant Belbo, au pied du gibet, les bras écartés comme pour arrêter une invasion, criant au milieu de ses larmes : « Mais vous êtes tous fous, mais c'est ça qu'on fait ? » Agliè, qui déjà se retirait, était resté un instant interdit, puis il lui avait couru après pour la retenir.

Ensuite, tout s'est passé en une seconde. La Olcott, chignon soudain défait, fiel et flammes telle une méduse, lançait ses serres contre Agliè, lui griffant le visage et puis le poussant de côté avec la violence de l'élan qu'elle avait pris dans son bond en avant, Agliè reculait, achoppait dans un pied du brasero, pirouettait sur lui-même comme un derviche et allait donner de la tête contre une machine, s'écroulant sur les dalles, la face en sang. Au même instant, Pierre s'était jeté sur Lorenza : dans son transport, il avait tiré de son fourreau le poignard qui pendait sur sa poitrine ; moi, maintenant, je le voyais de dos ; je ne compris pas tout de suite ce qui était arrivé ; je vis Lorenza glisser aux pieds de Belbo, le visage de cire ; et Pierre qui brandissait sa lame en hurlant : « Enfin, le sacrifice humain ! » Puis, se tournant vers la nef, à gorge déployée : « l'a Cthulhu ! I'a S'hat'n ! »

Tout ensemble la masse qui remplissait la nef s'était déplacée, et certains tombaient, révulsés, d'autres menaçaient de renverser le fardier de Cugnot. J'entendis – du moins je crois, mais je ne peux avoir imaginé un détail aussi grotesque – la voix de Garamond qui disait : « Je vous en prie, messieurs, un minimum d'éducation... » Bramanti, dans un état extatique, s'agenouillait devant le corps de Lorenza, en déclamant : « Asar, Asar ! Qui me saisit à la gorge ? Qui me cloue au sol ? Qui poignarde mon cœur ? Je suis indigne de franchir le seuil de la maison de Matt ! »



Peut-être personne ne le voulait, peut-être le sacrifice de Lorenza devait-il suffire, mais les acolytes se poussaient désormais à l'intérieur du cercle magique, rendu accessible par l'arrêt du Pendule, et quelqu'un – j'aurais juré que c'était Ardenti – fut catapulté par les autres contre la table, qui s'évanouit littéralement sous les pieds de Belbo, et, en vertu du même élan donné à la table disparue, le Pendule commençait une oscillation rapide, violente, arrachant sa victime avec lui. La corde s'était tendue sous le poids de la sphère et avait resserré sa boucle, maintenant comme un nœud coulant autour du cou de mon pauvre ami, projeté en l'air, qui pendait le long du fil du Pendule et, envolé soudain vers l'extrémité orientale du choeur, revenait en arrière à présent, déjà sans vie (je l'espère), dans ma direction.

La foule en se piétinant s'était de nouveau retirée sur les bords pour laisser l'espace au prodige. Le préposé aux oscillations, grisé par la renaissance du Pendule, en secondait l'élan, agissant directement sur le corps du pendu. L'axe d'oscillation formait une diagonale de mes yeux à une des verrières, celle, à coup sûr, avec l'écaillure, par où aurait dû pénétrer d'ici quelques heures le premier rayon de soleil. Je ne voyais donc pas Jacopo osciller face à moi, mais je crois qu'ainsi sont allées les choses, que c'est bien la figure qu'il traçait dans l'espace...

Le cou de Belbo apparaissait comme une seconde sphère insérée le long du segment de fil qui allait de la base à la clef de voûte et – comment dire – tandis que la sphère de métal se tendait à droite, la tête de Belbo, l'autre sphère, penchait à gauche, et inversement. Pendant un long moment, les deux sphères prirent des directions opposées si bien que ce qui sabrait l'espace n'était plus une droite, mais une structure triangulaire. Cependant, alors que la tête de Belbo suivait la traction du fil tendu, son corps, lui – peut-être d'abord dans le dernier spasme, à présent avec la spastique agilité d'une marionnette de bois –, traçait d'autres directions dans le vide, indépendamment de la tête, du fil et de la sphère située au-dessous, les bras d'un côté, les jambes de l'autre – et j'eus la sensation que si quelqu'un avait photographié la scène avec la machine de Muybridge, bloquant net sur la plaque sensible chaque moment d'une succession spatiale, enregistrant les deux points extrêmes où venait à se trouver la tête à chaque période, les deux points d'arrêt de la sphère, les points du croisement idéal des fils, indépendants l'un de l'autre, et les points intermédiaires marqués par l'extrémité du plan d'oscillation du tronc et des jambes, Belbo pendu au Pendule, dis-je, aurait dessiné dans le vide l'arbre des sefirot, résumant dans son moment suprême l'histoire même de tous les univers, fixant dans son errance aérienne les dix étapes du souffle exsangue et de la déjection du divin dans le monde.

Puis, tandis que l'oscillateur continuait à encourager cette funèbre balançoire, par une atroce combinaison de forces, une migration d'énergies, le corps de Belbo était devenu immobile, et le fil avec la sphère se déplaçait comme un pendule de son corps à la terre seulement, le reste – qui reliait Belbo à la voûte – tombant désormais d'aplomb. Ainsi Belbo, réchappé de l'erreur du monde et de ses mouvements, était devenu lui, maintenant, le point de suspension, le Pivot Fixe, le Lieu où se soutient la voûte du monde, et sous ses pieds seulement oscillaient le fil et la sphère, de l'un a l'autre pôle, sans repos, avec la terre qui s'échappait sous eux, montrant toujours un continent nouveau – et la sphère ne savait pas indiquer, et jamais ne le saurait, où se trouvait l'Ombilic du Monde.


Alors que la meute des diaboliques, un instant ébahie devant le phénomène, se remettait à crier, je me dis que l'histoire était vraiment finie. Si Hod est la sefira de la Gloire, Belbo avait eu la gloire. Un seul geste impavide l'avait réconcilié avec l'Absolu.

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