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Partans de là, arrivasmes en une contrée qu'on appeloit Milestre... en laquelle souloit demourer un qui s'appeloit le Vieux de la Montagne... Et avoit faict dessus de très hauts monts, un mur très gros et haut qui ceignoit autour une vallée, et le tour en faisoit XXX milles, et on alloit par deux portes dedans et estoient occultes, percées en le mont.
Odorico DA PORDENONE, De rebus incognitis, Impressus Esauri, 1513, c. 21, p. 15.
Un jour de la fin janvier, alors que je passais par la via Marchese Gualdi, où je garais ma voiture, j'avais vu Salon sortir des éditions Manuzio. « Un brin de causette avec l'ami Agliè !... » m'avait-il dit. Ami ? Pour autant que je me souvenais de la fête dans le Piémont, Agliè ne l'aimait pas. C'était Salon qui fourrait le nez chez Manuzio ou Agliè qui l'utilisait pour Dieu sait quel contact ?
Il ne m'avait pas laissé le temps d'y réfléchir parce qu'il me proposa un apéritif, et nous nous étions retrouvés chez Pilade. Je ne l'avais jamais vu par là, mais il salua le vieux Pilade comme s'ils se connaissaient depuis un bout de temps. Nous nous étions assis ; il me demanda ce que devenait mon histoire de la magie. Il savait ça aussi. Je le provoquai sur la terre creuse, et sur ce Sebottendorff cité par Belbo.
Il avait ri. « Ah, il est sûr qu'il vient pas mal de fous chez vous ! Sur cette histoire de la terre creuse, je n'ai aucune idée. Quant à von Sebottendorff, eh, lui c'était un type étrange... Il a couru le risque de mettre en tête à Himmler et compagnie des idées suicidaires pour le peuple allemand.
– Quelles idées ?
– Des fantaisies orientales. Cet homme se gardait des Juifs et tombait dans l'adoration des Arabes et des Turcs. Mais savez-vous que sur le bureau de Himmler, outre Mein Kampf il y avait toujours le Coran ? Dans sa jeunesse, Sebottendorff s'était entiché de je ne sais quelle secte initiatique turque, et il avait commencé à étudier la gnose islamique. Lui il disait " Führer ", mais il pensait au Vieux de la Montagne. Et quand ils ont fondé tous ensemble les SS, ils pensaient à une organisation semblable à celle des Assassins... Demandez-vous pourquoi au cours de la première guerre mondiale Allemagne et Turquie sont alliées...
– Mais vous, comment savez-vous ces choses-là ?
– Je vous ai dit, je crois, que mon pauvre papa travaillait pour l'Okhrana. Bien ; je me souviens qu'à cette époque, la police tsariste s'était inquiétée des Assassins, je crois que c'est Rackovskij qui avait eu la première intuition... Puis ils avaient abandonné la piste, parce que s'il était question des Assassins il n'était plus question des Juifs, et le danger alors, c'étaient les Juifs. Comme toujours. Les Juifs sont revenus en Palestine et ils ont contraint les autres à sortir des cavernes. Mais ce dont nous parlions est une histoire confuse, mettons-y un point final. »
Il paraissait regretter d'en avoir trop dit, et il avait pris congé à la hâte. Mais il s'était passé quelque chose d'autre. Après tout ce qui est arrivé, maintenant je suis convaincu de n'avoir pas rêvé, et pourtant ce jour-là j'avais cru à une hallucination : en suivant Salon des yeux tandis qu'il sortait du bar, il m'avait semblé le voir rencontrer, au coin, un individu à la face orientale.
Quoi qu'il en fût, Salon m'en avait dit assez pour mettre de nouveau mon imagination en ébullition. Le Vieux de la Montagne et les Assassins n'étaient pas pour moi des inconnus : j'en avais touché un mot dans ma thèse, on accusait les Templiers d'avoir été en collusion avec eux aussi. Comment avions-nous pu l'oublier ?
Ce fut ainsi que je recommençai à faire travailler mon esprit, et surtout le bout de mes doigts, en compulsant de vieilles fiches, et j'eus une idée si fulgurante que je ne parvins pas à me retenir.
Je me ruai un matin dans le bureau de Belbo : « Ils s'étaient trompés sur toute la ligne. Nous nous sommes trompés sur toute la ligne.
– Doucement, Casaubon, qui ? Oh, mon Dieu, le Plan. » Il eut un moment d'hésitation. « Vous savez que les nouvelles sont mauvaises pour Diotallevi ? Lui ne dit rien, j'ai téléphoné à la clinique et on n'a rien voulu me dire de précis parce que je ne suis pas un parent – il n'a pas de parents, qui va s'occuper de lui alors ? Je n'ai pas aimé leur réticence. Quelque chose de bénin, qu'ils disent, mais la thérapie n'a pas été suffisante, il vaudra mieux qu'on l'hospitalise de façon définitive, pour un petit mois, et peut-être vaut-il la peine de tenter une petite intervention chirurgicale... En somme, ces gens ne me racontent pas tout et cette histoire me plaît de moins en moins. »
Je ne sus que répondre, je me mis à feuilleter quelque chose pour faire oublier mon entrée triomphale. Mais ce fut Belbo qui ne résista pas. Il était comme un joueur à qui on eût fait voir tout à coup un jeu de cartes. « Au diable, dit-il. La vie malheureusement continue. Dites-moi.
– Ils se sont trompés sur toute la ligne. Nous nous sommes trompés sur toute la ligne, ou presque. Alors : Hitler fait ce qu'il fait avec les juifs, mais il fait chou blanc. Les occultistes de la moitié du monde, durant des siècles et des siècles, s'adonnent à l'étude de l'hébreu, ils kabbalisent à tour de bras et de tous côtés, et au maximum ils en retirent leur horoscope. Pourquoi ?
– Ça... Mais parce que le fragment des hiérosolymitains est encore caché quelque part. Par ailleurs, le fragment des pauliciens, on ne l'a pas encore vu apparaître, d'après ce que nous en savons...
– C'est une réponse à la Agliè, pas à nous. J'ai mieux. Les Juifs n'ont rien à y voir.
– Dans quel sens ?
– Les juifs n'ont rien à voir avec le Plan. Ils ne peuvent y être mêlés en quoi que ce soit. Essayons d'imaginer la situation des Templiers, à Jérusalem d'abord, et dans les capitaineries d'Europe ensuite. Les chevaliers français se rencontrent avec les allemands, avec les portugais, avec les espagnols, avec les italiens, avec les anglais, tous ensemble ils ont des rapports avec l'aire byzantine, et surtout avec leur adversaire, le Turc. Un adversaire avec lequel on se bat mais avec lequel on traite aussi, nous l'avons vu. C'étaient là les forces en lice, et les rapports s'établissaient entre gentilshommes de même rang. Qui étaient les Juifs, à cette époque, en Palestine ? Une minorité religieuse et raciale, tolérée, respectée par les Arabes qui les traitaient avec bienveillante condescendance ; et très mal traités par les chrétiens, parce qu'il ne faut pas oublier qu'au cours des différentes croisades, chemin faisant, on mettait à sac les ghettos, et massacre que je te massacre. Et nous, nous pensons que les Templiers, avec toute la puanteur qu'ils avaient sous le nez, restaient là à échanger des informations mystiques avec les juifs ? Jamais de la vie. Et dans les capitaineries d'Europe, les juifs apparaissaient comme des usuriers, des gens mal vus, à exploiter mais avec qui on ne devenait pas familier. C'est que nous sommes en train de parler d'un rapport entre chevaliers, nous sommes en train d'élaborer le plan d'une chevalerie spirituelle, et nous avons pu imaginer que les Templiers de Provins introduiraient dans l'affaire des citoyens de seconde catégorie ? Jamais de la vie.
– Mais toute la magie de la Renaissance qui se met à bûcher la Kabbale...
– Forcément, nous sommes déjà proches de la troisième rencontre, on ronge son frein, on cherche des raccourcis, l'hébreu apparaît comme une langue sacrée et mystérieuse, les kabbalistes se sont remué le train pour leur propre compte et pour d'autres fins, et les Trente-Six éparpillés de par le monde se mettent en tête qu'une langue incompréhensible pourrait cacher qui sait quels secrets. C'est Pic de La Mirandole qui dira que nulla nomina, ut significativa et in quantum nomina sunt, in magico opere virtutem habere non possunt, nisi sint Hebraica. Eh bien ? Pic de La Mirandole était un crétin.
– Il faut bien le dire !
– Et, en outre, en tant qu'Italien, il était exclu du Plan. Qu'est-ce qu'il en savait lui ? Et c'est encore pire pour les différents Agrippa, Reuchlin et ainsi de mauvaise suite, qui se précipitent sur cette fausse piste. Je suis en train de reconstituer l'histoire d'une fausse piste, suis-je clair ? Nous nous sommes laissé influencer par Diotallevi qui kabbalisait. Diotallevi kabbalisait, et nous, nous avons introduit les juifs dans le Plan. Mais si Diotallevi s'était occupé de culture chinoise, aurions-nous mis les Chinois dans le Plan ?
– Sans doute oui.
– Sans doute non. Mais il n'y a pas de quoi s'arracher les cheveux, nous avons tous été induits en erreur. L'erreur, ils l'ont tous faite, et depuis Postel, probablement. Ils s'étaient convaincus, deux cents ans après Provins, que le sixième groupe était le hiérosolymitain. Ce n'était pas vrai.
– Mais pardon, Casaubon, c'est nous qui avons corrigé l'interprétation d'Ardenti, et nous avons dit que le rendez-vous sur la pierre n'était pas à Stonehenge mais bien sur la pierre de la Mosquée d'Omar.
– Et nous nous sommes trompés. Des pierres, il y en a d'autres. Il nous fallait penser à un lieu fondé sur la pierre, sur la montagne, sur le rocher, sur l'éperon, sur le précipice... Les sixièmes attendent dans la forteresse d'Alamut. »