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Quiconque réfléchit sur quatre choses, mieux vaudrait qu'il ne soit jamais né : ce qui est dessus, ce qui est dessous, ce qui est avant et ce qui est après.

Talmud, Hagigah 2.1.

Je donnai signe de vie chez Garamond précisément le matin où ils installaient Aboulafia, alors que Belbo et Diotallevi se perdaient dans leur dissertation critique sur les noms de Dieu, et que Gudrun observait, soupçonneuse, les hommes qui intégraient cette nouvelle inquiétante présence au milieu des piles, de plus en plus poussiéreuses, de manuscrits.

« Asseyez-vous, Casaubon, voici les projets de notre histoire des métaux. » Nous restâmes seuls, et Belbo me fit voir des tables des matières, des ébauches de chapitres, des maquettes de mise en page. Pour ma part, je devais lire les textes et trouver les illustrations. Je nommai quelques bibliothèques milanaises qui me paraissaient bien fournies.

« Ça ne suffira pas, dit Belbo. Il faudra visiter d'autres endroits. Par exemple, au musée de la Science de Munich, il y a une photothèque merveilleuse. A Paris, il y a le Conservatoire des Arts et Métiers. Je voudrais y retourner moi aussi, si j'avais le temps.

– Il est beau ?

– Inquiétant. Le triomphe de la machine dans une église gothique... » Il hésita, remit en ordre des papiers sur sa table. Puis, comme craignant de donner une excessive importance à sa révélation : « Il y a le Pendule, dit-il.

– Quel pendule ?

– Le Pendule. Il s'appelle pendule de Foucault. »

Il m'expliqua le Pendule tel que je l'ai vu samedi – et tel je l'ai vu samedi sans doute parce que Belbo m'avait préparé à cette vision. Sur le moment, je ne dus pas montrer un trop grand enthousiasme, et Belbo me regarda comme qui, devant la chapelle Sixtine, demande si c'est rien que ça.

« C'est peut-être l'atmosphère de l'église, mais je vous assure qu'on éprouve une sensation très forte. L'idée que tout s'écoule et que là seulement, en haut, existe l'unique point immobile de l'univers... Pour qui n'a pas la foi, c'est une façon de retrouver Dieu, et sans mettre en question sa propre mécréance, parce qu'il s'agit d'un Pôle Néant. Vous savez, pour les gens de ma génération, qui ont avalé des désillusions au déjeuner et au dîner, ce peut être réconfortant.


– La mienne, de génération, a avalé plus de désillusions.

– Présomptueux. Non, pour vous ça n'a été qu'une saison, vous avez chanté la Carmagnole et puis vous vous êtes retrouvés en Vendée. Ça passera vite. Pour nous ç'a été différent. D'abord le fascisme, même si nous l'avons vécu dans notre enfance, tel un roman d'aventures, mais les destins immortels étaient un point immobile. Ensuite, le point immobile de la Résistance, surtout pour ceux qui, comme moi, l'ont regardée de l'extérieur, et en ont fait un rite de végétation, le retour du printemps, un équinoxe, ou un solstice, je confonds toujours... Puis, pour certains, Dieu et pour d'autres la classe ouvrière, et pour beaucoup les deux. Il était consolant pour un intellectuel de penser qu'il y avait l'ouvrier, beau, sain, fort, prêt à refaire le monde. Et puis, vous l'avez vu vous aussi, l'ouvrier existait encore, mais pas la classe. Ils ont dû l'assassiner en Hongrie. Et vous êtes arrivés vous. Pour vous, Casaubon, ç'a été naturel, peut-être, et ç'a été une fête. Pas pour ceux de mon âge : c'était la reddition des comptes, le remords, le repentir, la régénération. Nous avions fait défaut et vous arriviez à porter l'enthousiasme, le courage, l'autocritique. Pour nous qui avions alors trente-cinq ou quarante ans ç'a été un espoir, humiliant, mais un espoir. Nous devions redevenir comme vous, quitte à recommencer du début. Nous ne portions plus la cravate, nous jetions le trench-coat aux orties pour nous acheter un duffle-coat usé ; il en est qui ont démissionné de leur travail pour ne pas servir les patrons... »

Il alluma une cigarette et feignit de feindre de la rancœur, pour se faire pardonner son abandon.

« Et vous avez cédé sur tous les fronts. Nous, avec nos pèlerinages pénitentiaux sur les lieux où les Allemands ont massacré antifascistes et juifs, nos catacombes Ardéatines, nous refusions d'inventer un slogan pour Coca-Cola, parce que nous étions antifascistes. Nous nous contentions de quatre sous chez Garamond parce que le livre au moins est démocratique, lui. Et vous, à présent, pour vous venger des bourgeois que vous n'avez pas réussi à pendre, vous leur vendez vidéocassettes et fanzines, les crétinisez avec le zen l'entretien de la motocyclette. Vous nous avez imposé au prix de souscription votre exemplaire des pensées de Mao et avec le fric vous êtes allés vous acheter des pétards pour les fêtes de la nouvelle créativité. Sans honte. Nous, nous avons passé notre vie à avoir honte. Vous nous avez trompés, vous ne représentiez aucune pureté, ce n'était qu'une poussée d'acné juvénile. Vous nous avez donné l'impression que nous étions des vers parce que nous n'avions pas le courage d'affronter à visage découvert la gendarmerie bolivienne, et puis vous avez tiré dans le dos de malheureux qui passaient par les avenues. Il y a dix ans, il nous est arrivé de mentir pour vous sortir de prison, et vous, vous avez menti pour envoyer vos amis en prison. Voilà pourquoi j'aime cette machine : elle est stupide, elle ne croit pas, elle ne me fait pas croire, elle fait ce que je lui dis, stupide moi, stupide elle – ou lui. C'est un rapport honnête.

– Moi...

– Vous, vous êtes innocent, Casaubon. Vous avez fui au lieu de lancer des pierres, vous avez passé votre licence, vous n'avez pas tiré. Et pourtant, il y a quelques années, je me sentais soumis à un chantage exercé par vous aussi. Notez bien, rien de personnel. Des cycles générationnels. Et quand j'ai vu le Pendule, l'année dernière, j'ai tout compris.

– Tout quoi ?

– Presque tout. Vous voyez, Casaubon, même le Pendule est un faux prophète. Vous le regardez, vous croyez que c'est l'unique point immobile dans le cosmos, mais si vous le décrochez de la voûte du Conservatoire et allez le suspendre dans un bordel, il marche aussi bien. Il y a d'autres pendules, l'un est à New York au palais de l'ONU, un autre à San Francisco au musée de la Science, et qui sait combien d'autres encore. Le pendule de Foucault reste immobile avec la terre qui tourne sous lui en quelque endroit qu'il se trouve. Tout point de l'univers est un point immobile, il suffit d'y accrocher le Pendule.

– Dieu est en tout lieu ?

– En un certain sens, oui. C'est pour cela que le Pendule me dérange. Il me promet l'infini, mais il me laisse à moi la responsabilité de décider où je veux l'avoir. Ainsi ne suffit-il pas d'adorer le Pendule là où il est, il faut prendre de nouveau une décision, et chercher le point le meilleur. Et pourtant...

– Et pourtant ?

– Et pourtant – vous n'allez pas me prendre au sérieux, n'est-ce pas Casaubon ? Non, je peux être tranquille, nous sommes des gens qui ne prennent pas au sérieux... Et pourtant, disais-je, reste la sensation qu'un quidam dans sa vie a accroché le Pendule un peu partout, et qu'il n'a jamais marché, et que là-bas, dans le Conservatoire, il marche si bien... Et si, dans l'univers, il y avait des points privilégiés? Ici, au plafond de cette pièce? Non, personne n'y croirait. Il faut l'atmosphère. Je ne sais pas, peut-être sommes-nous toujours en train de chercher le bon point, peut-être est-il près de nous, mais nous ne le reconnaissons pas, et pour le reconnaître faudrait-il y croire... Bref, allons voir monsieur Garamond.

– Pour accrocher le Pendule ?

– Ô sottise. Nous allons faire des choses sérieuses. Pour vous payer j'ai besoin que le patron vous voie, vous touche, et dise si vous faites l'affaire. Venez vous faire toucher par le patron, son toucher guérit des écrouelles. »

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