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Li frere, li mestre du Temple Qu'estoient rempli et ample D'or et d'argent et de richesse Et qui menoient tel noblesse, Où sont-ils ? que sont devenu ?

Chronique à la suite du roman de Favel.

Et in Arcadia ego. Ce soir-là Pilade était l'image de l'âge d'or. Une de ces soirées où vous sentez que non seulement la Révolution se fera, mais qu'elle sera sponsorisée par l'Union des industriels. On ne pouvait voir que chez Pilade le propriétaire d'une filature de coton, en duffle-coat et barbe, jouer au quatre-vingt-et-un avec un futur accusé en cavale, en costume croisé et cravate. Nous étions à l'aube d'un grand renversement de paradigme. Au début des années soixante, la barbe était encore fasciste – mais il fallait en dessiner le contour en la rasant sur les joues, à la Italo Balbo –, en soixante-huit elle avait été contestataire, et à présent elle devenait neutre et universelle, choix de liberté. La barbe a toujours été un masque (on se met une barbe postiche pour ne pas être reconnu), mais en ce début des années soixante-dix on pouvait se camoufler derrière une vraie barbe. On pouvait mentir en disant la vérité, mieux, en rendant la vérité énigmatique et fuyante, car face à une barbe on ne pouvait plus en déduire l'idéologie du barbu. Mais ce soir-là, la barbe resplendissait même sur les visages glabres de ceux qui, tout en ne la portant pas, laissaient comprendre qu'ils auraient pu la cultiver et n'y avaient renoncé que par défi.

Je divague. A un moment donné arrivèrent Belbo et Diotallevi, se murmurant à tour de rôle, la mine défaite, d'âcres commentaires sur leur très récent dîner. Plus tard seulement, j'apprendrais ce qu'étaient les dîners de monsieur Garamond.

Belbo passa tout de suite à ses distillats préférés, Diotallevi réfléchit un bon moment, hébété, et se décida pour un tonique sans alcool. Nous trouvâmes une table au fond, à peine laissée libre par deux traminots qui, le lendemain matin, devaient se lever tôt.

« Alors, alors, dit Diotallevi, ces Templiers...

– Non, à présent s'il vous plaît ne me mettez pas dans l'embarras... Ce sont des choses que vous pouvez lire partout...

– Nous sommes pour la tradition orale, dit Belbo.

– Elle est plus mystique, dit Diotallevi. Dieu a créé le monde en parlant, que l'on sache il n'a pas envoyé un télégramme.

– Fiat lux, stop. Lettre suit, dit Belbo.

– Aux Thessaloniciens, j'imagine, dis-je.

– Les Templiers, demanda Belbo.

– Donc, dis-je.

– On ne commence jamais par donc », objecta Diotallevi.

Je fis le geste de me lever. J'attendis qu'ils m'implorent. Ils n'en firent rien. Je m'installai et me mis à parler.

« Non, je veux dire que l'histoire tout le monde la connaît. Il y a la première croisade, d'accord ? Godefroy qui le grand sépulcre adore et délie le vœu ; Baudouin devient le premier roi d'une Jérusalem délivrée. Un royaume chrétien en Terre sainte. Mais une chose est de tenir Jérusalem, une autre chose le reste de la Palestine, les Sarrasins ont été battus mais pas éliminés. La vie dans ces contrées n'est pas facile, ni pour les nouveaux intronisés, ni pour les pèlerins. Et voici qu'en 1118, sous le règne de Baudouin II, arrivent neuf personnages guidés par un certain Hugues de Payns, qui constituent le premier noyau d'un Ordre des Pauvres Chevaliers du Christ : un ordre monastique, mais avec épée et armure. Les trois vœux classiques, pauvreté, chasteté, obéissance, plus celui de la défense des pèlerins. Le roi, l'évêque, tous, à Jérusalem, leur donnent aussitôt des aides en argent, les logent, les installent dans le cloître du vieux Temple de Salomon. Et voilà comment ils deviennent Chevaliers du Temple.

– Qui sont-ils ?

– Hugues et les huit premiers sont probablement des idéalistes, conquis par la mystique de la croisade. Mais par la suite ce seront des cadets en quête d'aventures. Le nouveau royaume de Jérusalem est un peu la Californie de l'époque, on peut y faire fortune. Chez eux ils n'ont pas tellement de perspectives, et il y en a, parmi eux, qui en auront fait pis que pendre. Moi je pense à cette affaire en termes de légion étrangère. Que faites-vous si vous êtes dans le pétrin ? Vous vous faites Templier, on voit des horizons nouveaux, on s'amuse, on se flanque des raclées, on vous nourrit, on vous habille et à la fin, en sus, vous sauvez votre âme. Certes, il fallait être suffisamment désespéré, parce qu'il s'agissait d'aller dans le désert, et de dormir sous la tente, et de passer des jours et des jours sans voir âme qui vive sauf les autres Templiers et quelques têtes de Turcs, et de chevaucher sous le soleil, et de souffrir de la soif, et d'étriper d'autres pauvres diables... »

Je m'arrêtai un instant. « Je fais peut-être trop dans le western. Il y a probablement une troisième phase : l'Ordre est devenu puissant, on cherche à en faire partie même si on a une bonne position dans sa patrie. Mais alors là, être Templier ne veut pas dire travailler nécessairement en Terre sainte, on est Templier même chez soi. Histoire complexe. Tantôt ils donnent l'impression d'une soldatesque, tantôt ils se montrent non dénués d'une certaine sensibilité. On ne peut pas dire, par exemple, qu'ils étaient racistes : ils combattaient les musulmans, ils étaient là pour ça, mais avec l'esprit chevaleresque, et ils s'admiraient à tour de rôle. Lorsque l'ambassadeur de l'émir de Damas visite Jérusalem, les Templiers lui attribuent une petite mosquée, naguère transformée en église chrétienne, pour qu'il puisse faire ses dévotions. Un jour entre un Franc qui s'indigne en voyant un musulman dans un lieu sacré, et il le maltraite. Mais les Templiers chassent l'intolérant et présentent leurs excuses au musulman. Cette fraternité d'armes avec l'ennemi finira par les mener à la ruine, car au procès on les accusera aussi d'avoir eu des rapports avec des sectes ésotériques musulmanes. Et c'est sans doute vrai, c'est un peu comme ces aventuriers du siècle passé qui attrapent le mal d'Afrique, ils n'avaient pas une éducation monastique régulière, ils n'étaient pas si subtils qu'ils pussent saisir les différences théologiques, imaginez-les comme autant de Lawrence d'Arabie qui, petit à petit, s'habillent comme des cheiks... Mais au fond, il est difficile d'évaluer leurs actions, parce que souvent les historiographes chrétiens, tel Guillaume de Tyr, ne perdent aucune occasion de les dénigrer.

– Pourquoi ?

– Parce qu'ils deviennent trop puissants et trop vite. Tout arrive avec saint Bernard. Vous l'avez présent à l'esprit, saint Bernard, non ? Grand organisateur, il réforme l'ordre bénédictin, élimine les décorations des églises ; quand un collègue lui chatouille un peu trop les nerfs, tel Abélard, il l'attaque à la McCarthy, et, s'il pouvait, il le ferait monter sur le bûcher. Comme il ne le peut pas, il fait brûler ses livres. Puis il prêche la croisade, armons-nous et partez...

– Il ne vous est pas sympathique, observa Belbo.

– Non, je ne peux pas le souffrir, s'il ne tenait qu'à moi il finissait dans un des vilains cercles dantesques, et pas saint pour un sou. Mais c'était un bon press-agent de lui-même, voyez le service que lui rend Dante, il le nomme chef de cabinet de la Madone. Il devient saint sur-le-champ parce qu'il s'est maquereauté avec les gens qu'il fallait. Mais je parlais des Templiers. Bernard a aussitôt l'intuition qu'il faut cultiver l'idée, et appuyer ces neuf aventuriers en les transformant en une Militia Christi, disons même que les Templiers, dans leur version héroïque, c'est lui qui les invente. En 1128, il fait convoquer un concile à Troyes précisément pour définir ce que sont ces nouveaux moines soldats, et quelques années plus tard il écrit un éloge de cette Milice du Christ, et il prépare une règle de soixante-douze articles, amusante à lire parce qu'on y trouve de tout. Messe chaque jour, ils ne doivent pas fréquenter des chevaliers excommuniés, cependant, si l'un d'eux sollicite son admission au Temple, il faut l'accueillir chrétiennement, et vous voyez que j'avais raison quand je parlais de légion étrangère. Ils porteront des manteaux blancs, simples, sans fourrures, à moins qu'elles ne soient d'agneau ou de mouton, interdit de porter, selon la mode, de fines chaussures à bec, on dort en chemise et caleçons, une paillasse, un drap et une couverture...

– Avec cette chaleur, Dieu sait ce qu'ils devaient puer..., dit Belbo.

– Quant à leur puanteur, on en reparlera. La règle a d'autres rudesses : une même écuelle pour deux, on mange en silence, viande trois fois par semaine, pénitence le vendredi, on se lève à l'aube, si le travail a été pénible on accorde une heure de sommeil en plus, mais en échange on doit réciter treize Pater au lit. Il y a un maître, toute une kyrielle de hiérarchies inférieures, jusqu'aux sergents, aux écuyers, aux servants et valets. Tout chevalier aura trois chevaux et un écuyer, aucune décoration de luxe aux brides, selle et éperons, des armes simples, mais bonnes, la chasse est interdite, sauf la chasse au lion, bref, une vie de pénitence et de bataille. Sans parler du vœu de chasteté, sur lequel on insiste particulièrement car ces gens qui ne demeuraient pas au couvent mais faisaient la guerre, vivaient au milieu du monde, si on peut appeler monde le grouillement de vermine que devait être la Terre sainte en ces temps-là. En somme, la règle dit que la compagnie d'une femme est des plus dangereuses et qu'on ne peut embrasser que sa mère, sa sœur et sa tante. »

Belbo se montra perplexe : « Eh bien moi, pour la tante, j'aurais pourtant fait un peu plus attention... Mais, d'après mes souvenirs, les Templiers n'ont-ils pas été accusés de sodomie ? Il y a ce livre de Klossowski, Le Baphomet. Qui était Baphomet, une de leurs divinités diaboliques, non ?

– J'y viens. Mais raisonnez un instant. Ils menaient la vie du marin, des mois et des mois dans le désert. Vous voilà qui créchez au diable, il fait nuit, vous vous allongez sous la tente avec le type qui a mangé dans la même écuelle que vous, vous avez sommeil froid soif peur et voudriez votre mère. Que faites-vous ?

– Amour viril, légion thébaine, suggéra Belbo.

– Mais pensez quelle vie d'enfer, au milieu d'autres hommes d'armes qui n'ont pas prononcé le vœu ; quand ils envahissent une ville, ils violent la Maurette, ventre ambré et yeux de velours ; que fait le Templier, au milieu des arômes des cèdres du Liban ? Laissez-lui le petit Maure. Maintenant vous comprenez pourquoi se répand le dicton " boire et jurer comme un Templier ". C'est un peu l'histoire de l'aumônier dans les tranchées, il avale de la gnôle et sacre avec ses soldats analphabètes. Et si c'était tout. Leur sceau les représente toujours deux par deux, l'un serré contre le dos de l'autre, sur un même cheval. Pourquoi, vu que la règle leur autorise trois chevaux chacun? Ça a dû être une idée de Bernard, pour symboliser la pauvreté, ou la duplicité de leur rôle de moine et de chevalier. Mais convenez qu'au regard de l'imagination populaire c'était une autre paire de manches : que dire de ces moines qui galopent à se rompre le cou, l'un avec la panse contre le cul de l'autre ? On n'a sans doute pas dû manquer de les calomnier...

– ... mais ils l'auront bien cherché, commenta Belbo. Se pourrait-il que ce saint Bernard fût stupide ?

– Non, il n'était pas stupide, mais il était moine lui aussi, et en ces temps-là le moine avait une étrange idée du corps... Il y a un instant, je croyais avoir un peu trop tiré mon histoire du côté du western, mais à y bien repenser, écoutez ce qu'en dit Bernard, de ses chevaliers chéris, j'ai sur moi la citation parce que ça vaut la peine : " Ils évitent et abominent les mimes, les magiciens et les jongleurs, les chansons lestes et les soties, ils se coupent les cheveux ras, sachant de par l'apôtre que soigner sa chevelure est une ignominie pour un homme. On ne les voit jamais peignés, rarement lavés, la barbe hirsute, puants de poussière, maculés par le haubert et la chaleur. "

– Je n'aurais pas voulu séjourner dans leurs quartiers », dit Belbo.

Diotallevi décréta : « Ça a toujours été typique de l'ermite de cultiver une saine crasse, pour humilier son corps. C'était bien saint Macaire qui vivait sur une colonne et, quand les vers se détachaient de lui et tombaient, il les recueillait et les remettait sur son corps pour que, eux aussi, créatures de Dieu, ils aient leur festin ?

– Le stylite en question était saint Siméon, dit Belbo, et, à mon avis, il se trouvait sur la colonne pour cracher sur le crâne de ceux qui passaient dessous.

– Je hais l'esprit des Lumières, dit Diotallevi. En tout cas, Macaire ou Siméon, il y avait un stylite grouillant de vers comme je le dis, mais je ne suis pas une autorité en la matière parce que je ne m'occupe pas des folies des gentils.

– Ils étaient propres, tes rabbins de Gérone, dit Belbo.

– Ils vivaient dans des bouges dégoûtants parce que vous, les gentils, les parquiez dans le ghetto. Les Templiers, par contre, se souillaient par goût.

– Ne dramatisons pas, dis-je. Avez-vous jamais vu un peloton de jeunes recrues après une marche ? Mais je vous ai raconté ces choses pour vous faire comprendre les contradictions du Templier. Il doit être mystique, ascétique, ne pas manger, ne pas boire, ne pas baiser, mais il parcourt le désert, coupe la tête des ennemis du Christ, plus il en coupe plus il gagne de coupons pour le paradis, il pue, devient hirsute à chaque jour qui passe, et puis Bernard prétendait qu'après avoir conquis une ville il ne se jette pas sur quelque fillette ou petite vieille n'importe, et que dans les nuits sans lune, quand le fameux simoun souffle sur le désert, son compagnon d'armes favori ne lui rende pas quelque petit service. Comment faire pour être moine et spadassin, vous étripez et récitez l'ave maria, vous ne devez pas regarder en face votre cousine et puis vous entrez dans une ville, après des jours de siège, les autres croisés tringlent la femme du calife sous vos yeux, des Sulamites merveilleuses ouvrent leur corset et disent prends-moi prends-moi mais laisse-moi la vie... Et le Templier non, il devrait rester raide, puant, hirsute comme le voulait saint Bernard, et réciter complies... D'ailleurs, il suffit de lire les Retraits...

– Qu'est-ce que c'était ?

– Des statuts de l'Ordre, une rédaction assez tardive, disons de l'époque où l'Ordre est déjà en pantoufles. Il n'y a rien de pire qu'une armée qui s'ennuie parce que la guerre est finie. Par exemple, à un moment donné, on prohibe les rixes, les blessures infligées à un chrétien par vengeance, le commerce avec une femme, la calomnie de son frère. On ne doit pas perdre un esclave, se mettre en colère et dire " je m'en irai chez les Sarrasins ! ", égarer un cheval par incurie, faire don d'un animal à l'exception de chiens et de chats, partir sans permission, briser le sceau du maître, quitter la commanderie de nuit, prêter de l'argent de l'Ordre sans autorisation, jeter, de rage, son habit par terre.

– D'un système d'interdits on peut comprendre ce que les gens font d'habitude, dit Belbo, et on peut en tirer des ébauches de vie quotidienne.

– Considérons, dit Diotallevi, un Templier, irrité pour qui sait ce que ses frères lui avaient dit ou fait ce soir-là, sortant de nuit sans permission, à cheval, avec un joli petit Sarrasin pour escorte et trois chapons pendus à la selle : il se rend chez une fille de mœurs indécentes et, lui laissant les chapons en hoirie, il en tire occasion d'illicite déduit... Puis, pendant la ribote, le petit Maure s'enfuit avec le cheval et notre Templier, plus sale de sueur et hirsute que de coutume, revient à la maison la queue entre les jambes et, cherchant à ne pas se faire voir, il refile de l'argent (du Temple) à l'habituel usurier juif qui attend tel un vautour sur son tabouret...

– Tu l'as dit, Caïphe, observa Belbo.

– Allons, allons, on avance par stéréotypes. Le Templier cherche à récupérer sinon le Maure, du moins un semblant de cheval. Mais un co-Templier s'aperçoit de la trouvaille ingénieuse et, le soir venu (on le sait, dans ces communautés l'envie est à demeure), quand arrive la viande dans la satisfaction générale, il fait de lourdes allusions. Le capitaine est pris de soupçons, le suspect s'embrouille, rougit, dégaine son poignard et se jette sur son compère...

– Sur son sycophante.

– Sur son sycophante, bien dit, il se jette sur le misérable, lui balafrant le visage. L'autre met la main à son épée, ils se rentrent indignement dans le mou, le capitaine tente de les calmer à coups de plats, les frères ricanent...

– Buvant et jurant comme des Templiers... dit Belbo.

– Sacrédié, nom de Dieu, tudieu, vingt dieux, sang de Dieu ! dramatisai-je.

– Sans nul doute, notre Templier s'altère, il se... comment diable fait un Templier quand il s'altère ?

– Il devient rouge jusqu'aux oreilles, suggéra Belbo.

– Voilà, comme tu dis, il devient rouge, ôte son habit et le jette par terre...

– " Vous pouvez le garder ce froc de merde, vous et votre Temple de malheur ! " proposai-je. Bien mieux, il donne un coup d'épée au sceau, le brise et crie que lui il s'en va avec les Sarrasins.

– Il a violé au moins huit préceptes d'un seul coup. »

Afin de mieux illustrer ma thèse, je conclus : « Vous les imaginez, des types comme ça, qui disent moi je m'en vais avec les Sarrasins, le jour où le bailli du roi les arrête et leur fait voir les fers chauffés au rouge ? Parle félon, dis que vous vous l'enfiliez dans le derrière ! Nous ? Mais moi, vos tenailles me font rire, vous ne savez pas de quoi est capable un Templier, moi je vous l'enfile dans votre derrière à vous, au pape, et, s'il me tombe sous la main, au roi Philippe soi-même !

– Il a avoué, il a avoué ! Ça s'est passé comme ça, dit Belbo. Et hop ! dans les cachots, chaque jour une couche d'huile, pour qu'il grille mieux, à la fin.

– Comme des enfants, conclut Diotallevi. »

Nous fûmes interrompus par une jeune fille, présentant une envie de fraise sur le nez et qui avait des feuillets à la main. Elle nous demanda si nous avions déjà signé pour les camarades argentins arrêtés. Belbo signa aussitôt, sans regarder la feuille. « Dans tous les cas, ils vivent plus mal que moi », dit-il à Diotallevi qui le regardait d'un air égaré. Puis il s'adressa à la fille : « Lui, il ne peut pas signer, il appartient à une minorité indienne qui interdit d'écrire son propre nom. Beaucoup d'entre eux sont en prison parce que le gouvernement les persécute. » La fille fixa Diotallevi avec compassion et me passa la feuille à moi. Diotallevi se détendit.

« Qui sont-ils ?

– Comment qui sont-ils ? Des camarades argentins.

– Oui, mais de quel groupe ?

– Tacuara, non ?

– Mais les Tacuara sont fascistes, hasardai-je, d'après ce que j'en savais.

– Fasciste », me siffla la fille pleine de ressentiment. Et elle s'en alla.



« Mais en somme, ces Templiers étaient des pauvres types alors ? demanda Diotallevi.

– Non, dis-je, c'est ma faute, je cherchais à donner plus de nerf à l'histoire. Ce que nous avons dit concerne la troupe, mais dès le début l'Ordre avait reçu d'immenses donations et peu à peu il avait construit des commanderies dans toute l'Europe. Pensez qu'Alphonse d'Aragon lui fait cadeau d'une région entière, mieux : il le couche sur son testament et lui laisse son royaume au cas où il devrait mourir sans héritiers. Les Templiers ne s'y fient pas et font une transaction, comme pour dire peu de ces maudits machins et aboulez tout de suite, mais ces peu de maudits machins sont une demi-douzaine de forteresses en Espagne. Le roi du Portugal lui donne une forêt, et vu qu'elle était encore occupée par les Sarrasins, les Templiers se jettent à l'assaut, chassent les Maures, puis, un exemple en passant, ils fondent Coïmbre. Et ce ne sont que des épisodes. En somme, une partie combat en Palestine, mais le gros de l'Ordre s'étend en métropole. Et qu'arrive-t-il ? Que si quelqu'un doit aller en Palestine et qu'il a besoin d'argent, et qu'il ne veut pas se risquer à voyager avec des bijoux et de l'or, il fait un versement aux Templiers en France, ou en Espagne, ou en Italie, il reçoit un bon, et il encaisse en Orient.

– C'est la lettre de crédit, dit Belbo.

– Bien sûr, ils ont inventé le chèque, et avant les banquiers florentins. Donc vous comprenez, entre donations, conquêtes à main armée et provisions sur les opérations financières, les Templiers deviennent une multinationale. Pour diriger une entreprise de ce genre, il fallait des gens avec la tête sur les épaules. Des gens qui réussissent à convaincre Innocent II de leur accorder des privilèges exceptionnels : l'Ordre peut garder pour lui tout le butin de guerre, et partout où il a des biens, il n'en répond ni au roi, ni aux évêques, ni au patriarche de Jérusalem, mais seulement au pape. Exemptés en tout lieu des dîmes, ils ont droit de les imposer eux-mêmes sur les terres qu'ils contrôlent... Bref, c'est une entreprise toujours en actif où personne ne peut fourrer le nez. On comprend pourquoi ils sont mal vus par évêques et souverains, sans toutefois qu'on puisse se passer d'eux Les croisés sont brouillons, des gens qui partent sans savoir où ils vont et ce qu'ils vont trouver ; les Templiers, par contre, sont chez eux dans ces contrées, ils savent comment traiter avec l'ennemi, ils connaissent le terrain et l'art militaire. L'Ordre des Templiers est une chose sérieuse, même s'il s'appuie sur les rodomontades de ses troupes de choc.

– Mais étaient-ce des rodomontades ? demanda Diotallevi.

– Souvent, oui ; encore une fois on est stupéfait du décalage entre leur savoir politique et administratif, et leur style béret rouge : ils ne manquent pas d'estomac, à défaut de cervelle. Prenons l'histoire d'Ascalon...

– Prenons-la », dit Belbo, qui s'était distrait pour saluer avec ostentatoire luxure une certaine Dolorès.

Laquelle s'assit à côté de nous en disant : « Je veux entendre l'histoire d'Ascalon, je veux l'entendre.

– Donc, un jour le roi de France, l'empereur allemand, Baudouin III de Jérusalem et les deux grands maîtres des Templiers et des Hospitaliers décident d'assiéger Ascalon. Ils partent tous pour l'assaut, le roi, la cour, le patriarche, les prêtres avec les croix et les étendards, les archevêques de Tyr, de Nazareth, de Césarée, bref, une grande fête, avec les tentes dressées devant la ville ennemie, et les oriflammes, les grands pavois, les tambours... Ascalon était défendue par cent cinquante tours et ses habitants s'étaient préparés depuis longtemps au siège, chaque maison était percée de meurtrières, comme autant de forteresses dans la forteresse. A mon avis, les Templiers, qui étaient si forts, ces choses-là ils auraient dû les savoir. Mais pas du tout, ils s'excitent tous, se bâtissent des tortues et des tours en bois, vous savez ces constructions à roues qu'on pousse sous les murailles ennemies, et lancent du feu, des pierres, des flèches, alors que de loin les catapultes bombardent avec des blocs de roc... Les Ascalonites cherchent à incendier les tours, le vent leur est défavorable, les flammes s'attaquent aux murailles, qui, au moins en un point, s'écroulent. La brèche ! Alors tous les assiégeants s'y jettent comme un seul homme, et il arrive une chose étrange. Le grand maître des Templiers fait faire barrage, de manière que dans la ville n'entrent que les siens. Les malveillants disent qu'il agit ainsi afin que la mise à sac enrichisse uniquement les Templiers, les bienveillants suggèrent que, craignant un guet-apens, il voulait envoyer ses braves en reconnaissance. Dans tous les cas, je ne lui confierais pas la direction d'une école de guerre : quarante Templiers parcourent toute la ville à cent quatre-vingts à l'heure, se lancent contre le mur d'enceinte du côté opposé, freinent dans un grand nuage de poussière, se regardent dans les yeux, se demandent ce qu'ils font ici, rebroussent chemin et défilent à tombeau ouvert au milieu des Maures qui, par les fenêtres, les criblent de pierres et de viretons, les massacrent tous y compris le grand maître, colmatent la brèche, pendent aux murailles les cadavres et de leurs poings font la figue au milieu d'immondes ricanements.

– Le Maure est cruel, dit Belbo.

– Comme des enfants, répéta Diotallevi.

– Mais ils étaient vachement katangais tes Templiers, dit Dolorès tout excitée.

– Moi, ça me fait penser à Tom and Jerry », dit Belbo.


J'eus des regrets. Au fond, je vivais depuis deux ans avec les Templiers, et je les aimais. Pris dans le chantage au snobisme de mes interlocuteurs, je les avais présentés comme des personnages de dessin animé. Peut-être était-ce la faute de Guillaume de Tyr, historiographe peu fiable. Ils n'étaient pas comme ça, les chevaliers du Temple, mais barbus et flamboyants, avec la belle croix rouge sur leur manteau blanc, caracolant à l'ombre de leur drapeau blanc et noir, le Beaucéant, absorbés – et merveilleusement – par leur fête de mort et de hardiesse, et la sueur dont parlait saint Bernard était sans doute un éclat de bronze qui conférait une noblesse sarcastique à leur effrayant sourire, tandis qu'ils veillaient à fêter si cruellement l'adieu à la vie... Lions en guerre, comme disait Jacques de Vitry, agneaux pleins de douceur en paix, rudes dans la bataille, pieux dans la prière, féroces avec leurs ennemis, bienveillants pour leurs frères, marqués par le blanc et par le noir de leur étendard parce que pleins de candeur pour les amis du Christ, sombres et terribles pour ses adversaires...

Pathétiques champions de la foi, dernier exemple d'une chevalerie sur le déclin, pourquoi me comporter avec eux comme un Arioste quelconque, quand j'aurais pu être leur Joinville ? Me vinrent à l'esprit les pages que leur consacrait l'auteur de l'Histoire de Saint Louis, qui, avec Louis le Saint, était allé en Terre sainte, écrivain et combattant à la fois. Les Templiers existaient désormais depuis cent cinquante ans, on avait suffisamment fait de croisades pour harasser tout idéal. Disparues comme fantômes les figures héroïques de la reine Mélisende et de Baudouin le roi lépreux, consumées les luttes intestines de ce Liban ensanglanté dès alors, tombée une fois déjà Jérusalem, Barberousse noyé en Cilicie, Richard Cœur de Lion vaincu et humilié qui regagne sa patrie, déguisé, justement, en Templier, la chrétienté a perdu sa bataille, les Maures ont un sens bien différent de la confédération entre potentats autonomes mais unis dans la défense d'une civilisation – ils ont lu Avicenne, ils ne sont pas ignares comme les Européens, comment peut-on rester pendant deux siècles exposé à une culture tolérante, mystique et libertine, sans succomber à ses appâts, et avec la possibilité de la mesurer à la culture occidentale, grossière, balourde, barbare et germanique ? Jusqu'à ce que, en 1244, on ait la dernière et définitive chute de Jérusalem ; la guerre, commencée cent cinquante ans avant, est perdue, les chrétiens devront cesser de porter les armes dans une lande destinée à la paix et au parfum des cèdres du Liban, pauvres Templiers, à quoi a servi votre épopée ?

Tendresse, mélancolie, pâleur d'une gloire sénescente, pourquoi ne pas se mettre alors à l'écoute des doctrines secrètes des mystiques musulmans, à l'accumulation hiératique de trésors cachés ? C'est peut-être de là que naît la légende des chevaliers du Temple, qui encore hante les esprits pleins de déceptions et de désirs, l'histoire d'une puissance sans bornes laquelle, désormais, ne sait plus sur quoi s'exercer...

Et pourtant, quand le mythe déjà décline, arrive Louis, le roi saint, le roi qui a pour commensal Thomas d'Aquin ; lui, il y croit encore à la croisade, malgré deux siècles de rêves et de tentatives ratées à cause de la stupidité des vainqueurs, cela vaut-il la peine de tenter encore une fois ? Cela vaut la peine, dit Louis le Saint, les Templiers sont d'accord, ils le suivent dans la défaite, parce que c'est leur métier, comment justifier le Temple sans la croisade ?

Louis attaque Damiette par la mer, la rive ennemie reluit tout entière de piques et de hallebardes et d'oriflammes, de boucliers et de cimeterres, bien belles gens à voir, dit Joinville avec chevalerie, qui portent des armes d'or frappées par le soleil. Louis pourrait attendre, il décide au contraire de débarquer à tout prix. « Mes fidèles, inséparables dans notre charité, nous serons invincibles. Si nous sommes vaincus, nous serons des martyrs. Si nous triomphons, la gloire de Dieu en sera accrue. » Les Templiers n'y croient pas, mais ils ont été éduqués à être des chevaliers de l'idéal, et c'est là l'image qu'ils se doivent de donner d'eux-mêmes. Ils suivront le roi dans sa folie mystique.

Le débarquement incroyablement réussit, les Sarrasins incroyablement abandonnent Damiette, à telle enseigne que le roi hésite à y entrer car il ne croit pas à cette fuite. C'est pourtant vrai, la ville est sienne et siens en sont les trésors et les cent mosquées que Louis convertit sur-le-champ en églises du Seigneur. Maintenant, il s'agit de prendre une décision : marcher sur Alexandrie ou sur Le Caire ? La décision la plus sage eût été Alexandrie, pour enlever à l'Egypte un port vital. Mais il fallait compter avec le mauvais génie de l'expédition, le frère du roi, Robert d'Artois, mégalomane, ambitieux, assoiffé de gloire et tout de suite, comme tout cadet. Il conseille de se diriger sur Le Caire, cœur de l'Egypte. Le Temple, d'abord prudent, à présent ronge son frein. Le roi avait interdit les combats isolés, mais c'est le maréchal du Temple qui transgresse l'interdit. Il voit une troupe de mamelouks du sultan et crie : « Or à eux, de par Dieu, je ne pourrais supporter pareille honte ! »

A Mansourah, les Sarrasins se retranchent au-delà d'un fleuve, les Français cherchent à construire une digue pour créer un gué, et ils la protègent avec leurs tours roulantes, mais les Sarrasins ont appris des Byzantins l'art du feu grégeois. Le feu grégeois avait une pointe aussi grosse qu'une futaille, sa queue était comme un grand glaive, il arrivait ainsi que la foudre et ressemblait à un dragon qui volait à travers les airs. Et il jetait une telle lumière que dans le camp on y voyait comme en plein jour.

Tandis que le camp chrétien est tout entier une seule flamme, un bédouin félon indique un gué au roi, pour trois cents besants. Le roi décide d'attaquer, la traversée n'est pas facile, beaucoup se noient et sont entraînés par les eaux, sur la rive opposée trois cents Sarrasins à cheval attendent. Mais enfin le gros de la troupe touche terre et, selon les ordres, les Templiers chevauchent à l'avant-garde, suivis par le comte d'Artois. Les cavaliers musulmans prennent la fuite et les Templiers attendent le reste de l'armée chrétienne. C'est alors que le comte d'Artois bondit avec les siens à la poursuite des ennemis.

Or, pour ne pas être déshonorés, les Templiers aussi se jettent à l'assaut, mais ils arrivent juste derrière l'Artois, lequel a déjà pénétré dans le camp ennemi et a fait un massacre. Les musulmans prennent la fuite en direction de Mansourah. Invite on ne peut plus agréable pour l'Artois, qui s'apprête à se lancer à leur poursuite. Les Templiers tentent de l'arrêter, frère Gilles, grand commandant du Temple, le flatte en lui disant qu'il a déjà accompli une entreprise admirable, des plus grandes jamais réalisées en terre d'outre-mer. Mais l'Artois, muscadin assoiffé de gloire, accuse les Templiers de trahison, il ajoute même que, si Templiers et Hospitaliers l'avaient voulu, cette terre aurait déjà été conquise depuis beau temps, et lui avait donné une preuve de ce qu'on pouvait faire si on avait du sang dans les veines. C'en était trop pour l'honneur du Temple. Le Temple n'est à nul autre second, tous se précipitent vers la ville, y entrent, poursuivent les ennemis jusqu'aux murailles du côté opposé, et là, les Templiers s'aperçoivent qu'ils ont répété l'erreur d'Ascalon. Les chrétiens – Templiers compris – se sont attardés à mettre à sac le palais du sultan, les infidèles se regroupent, fondent sur cette nuée de vautours maintenant dispersée. Une fois de plus les Templiers se sont-ils laissé aveugler par l'avidité ? Mais d'autres rapportent qu'avant de suivre l'Artois dans la cité, frère Gilles lui avait dit avec un stoïcisme lucide : « Seigneur, mes frères et moi n'avons peur et vous suivrons. Mais sachez que nous doutons, et fort, que vous et moi puissions revenir. » En tout cas, l'Artois, grâce à Dieu, est occis, et avec lui beaucoup d'autres braves chevaliers, et deux cent quatre-vingts Templiers.

Pis qu'une défaite, une honte. Et pourtant on ne l'enregistre pas comme telle, pas même Joinville : ça s'est passé, c'est passé, c'est la beauté de la guerre.

Sous la plume du seigneur de Joinville, grand nombre de ces batailles, ou escarmouches comme on voudra, deviennent d'aimables ballets, avec quelques têtes qui roulent et moult implorations au bon Seigneur et quelques pleurs du roi pour un de ses féaux qui expire, mais tout comme tourné en couleurs, au milieu des caparaçons rouges, harnais dorés, éclairs de heaumes et d'épées sous le soleil jaune du désert, et face à la mer de turquoise, et qui sait si les Templiers ne vivaient pas ainsi leur boucherie quotidienne.

Le regard de Joinville se déplace de haut en bas ou de bas en haut, selon que lui-même tombe de cheval ou qu'il y remonte, et il cadre des scènes isolées, le plan de la bataille lui échappe, tout se résout en un duel individuel, dont il n'est pas rare que l'issue soit fortuite. Joinville se lance au secours du seigneur de Wanon, un Turc le touche de sa lance, le cheval tombe sur ses genoux, Joinville vole par-dessus la tête de l'animal, se relève l'épée à la main et messer Erars de Syverey (« que Dieus absoille ») lui fait signe de se réfugier dans une maison en ruine, ils sont littéralement piétinés par une troupe de Turcs, se relèvent indemnes, atteignent la maison, s'y barricadent, les Turcs les assaillent par le haut avec leurs lances. Messer Ferris de Loupey est touché aux épaules « et fu la plaie si large que li sans li venoit du cors aussi comme li bondons d'un tonnel » et Syverey est frappé du tranchant de l'épée en plein visage « si que li nez li cheoit sus le lèvre ». Et ainsi de suite, puis arrivent les secours, on sort de la maison, on se déplace sur une autre aire du champ de bataille, nouvelle scène, autres morts et sauvetages in extremis, prières à haute voix à messer saint Jacques. Et pendant ce temps le bon comte de Soissons crie, tout en frappant de taille, « seigneur de Joinville, lessons huer ceste chiennaille ; que par la Quoife Dieu ! encore en parlerons-nous, entre vous et moi, de ceste journée es chambres des dames ! ». Et le roi demande des nouvelles de son frère, le damné comte d'Artois, et frère Henry de Ronnay, prévôt de l'Hôpital, lui répond « que il en savoit bien nouvelles, car estoit certeins que ses frères li cuens d'Artois estoit en paradis ». Le roi dit que Dieu soit loué pour tout ce qu'il lui envoie, et de grosses larmes lui tombent des yeux.

Ce n'est pas toujours un ballet, pour angélique et sanguinaire qu'il soit. Meurt le grand maître Guillaume de Sonnac, brûlé vif par le feu grégeois ; l'armée chrétienne, grande puanteur des cadavres aidant et rareté des vivres, est frappée par le scorbut ; l'armée de Saint Louis est en déroute ; le roi est sucé par la dysenterie, au point qu'il doit couper, pour gagner du temps à la bataille, le fond de ses braies. Damiette est perdue, la reine doit traiter avec les Sarrasins et paie cinq cent mille livres tournois.

Mais les croisades se faisaient avec une théologale mauvaise foi. A Saint-Jean-d'Acre Louis est accueilli en triomphateur et toute la ville en procession se porte à sa rencontre, avec le clergé et les dames et les enfants. Les Templiers en savent plus long et cherchent à entrer en pourparlers avec Damas. Louis vient à le savoir, il ne supporte pas qu'on le devance, désavoue le nouveau grand maître en présence des ambassadeurs musulmans, et le grand maître ravale sa parole donnée aux ennemis, il s'agenouille devant le roi et lui demande pardon. On ne peut nier que les chevaliers s'étaient bien battus, et de façon désintéressée, mais le roi de France les humilie, pour réaffirmer son pouvoir – et pour réaffirmer son pouvoir, un demi-siècle après, son successeur Philippe les enverra au bûcher.

En 1291, Saint-Jean-d'Acre est enlevée par les Maures, tous les habitants sont immolés. C'est la fin du royaume chrétien de Jérusalem. Les Templiers sont plus riches, plus nombreux et plus puissants que jamais ; cependant, nés pour combattre en Terre sainte, en Terre sainte ils ne sont plus.

Ils vivent splendidement ensevelis dans les commanderies de toute l'Europe et dans le Temple de Paris, et ils rêvent encore de l'esplanade du Temple de Jérusalem aux temps de la gloire, avec la belle église de Sainte-Marie-de-Latran constellée de chapelles votives, bouquets de trophées, et une ferveur de forges, selleries, draperies, greniers, une écurie de deux mille chevaux, une caracole d'écuyers, servants, turcopoles, les croix rouges sur les manteaux blancs, les cottes brunes des affiliés, les envoyés du sultan aux grands turbans et aux heaumes dorés, les pèlerins, un carrefour de belles patrouilles et d'estafettes, et la joie des coffres-forts, le port d'où partaient ordres et dispositions et chargements pour les châteaux de la mère patrie, des îles, des côtes de l'Asie Mineure...

Tout est fini, mes pauvres Templiers.

Je m'aperçus ce soir-là, chez Pilade, maintenant à mon cinquième whisky, que Belbo me procurait d'autorité, que j'avais rêvé, avec sentiment (quelle honte), mais à voix haute, et je devais avoir raconté une histoire très belle, pleine de passion et de compassion, parce que Dolorès avait les yeux brillants, et Diotallevi, tombé dans l'insanité d'un deuxième tonique sans alcool, levait, séraphique, les yeux au ciel, autrement dit au plafond en rien sefirotique du bar, et il murmurait : « Et sans doute tout ça était des âmes perdues et des âmes saintes, palefreniers et chevaliers, banquiers et héros...

– Certes, ils étaient singuliers, résuma Belbo. Mais vous, Casaubon, vous les aimez ?

– Moi j'en fais ma thèse, quelqu'un qui fait sa thèse sur la syphilis finit même par aimer le spirochète pâle.

– Beau comme un film, dit Dolorès. Mais à présent il faut que je m'en aille, je regrette, je dois ronéoter des tracts pour demain matin. On fait les piquets de grève à l'usine Marelli.

– Tu en as de la chance toi qui peux te le permettre », dit Belbo. Il leva péniblement une main, lui caressa les cheveux. Il commanda, dit-il, le dernier whisky. « Il est presque minuit, observa-t-il. Je ne le dis pas pour les humains, mais pour Diotallevi. Cependant, finissons l'histoire, je veux savoir pour le procès. Quand, comment, pourquoi...

– Cur, quomodo, quando, acquiesça Diotallevi. Oui, oui. »

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