POSTFACE

Dans l’œuvre de Krzyzanowski, Le Retour de Münchhausen, deuxième de ses trois longs récits, a une place singulière.

Il est situé, historiquement, sur une ligne de partage des eaux : il fut rédigé très exactement dix ans après Octobre, en 1927, l’année des jubilés et des fêtes. À cette date, le pouvoir soviétique est établi, Lénine est désormais éternel et, derrière les murs, se préparent déjà les projets du premier plan quinquennal.

Ce texte fut conçu comme un ballon sonde. Il avait pour mission de tester le degré de compatibilité entre le gaz qui lui permettait de voler et l’atmosphère ambiante.

Test négatif. Le ballon resta au sol, le gaz se révéla trop dense.

Jamais avant et plus jamais après, Krzyzanowski ne se battit aussi opiniâtrement pour que son ballon s’envole, pour que son texte soit publié, lu et discuté.

Et pourtant, toutes les précautions avaient été prises par l’auteur pour qu’il puisse évoluer tranquillement dans le ciel du jubilé, sans attirer une attention malveillante.

Le but de cet objet volant, après les dix ans de tempête et de remous, était de permettre une vue aérienne de l’espace bouleversé et, en bas, de provoquer un effet de surprise naïve qui forcerait à lever les yeux.

Ce ballon-baron était conçu de manière à ce que son ombre, sa forme, ne puissent effrayer personne, soient facilement identifiables par tous, étrangers ou non, intellectuels, ouvriers ou paysans, et même fonctionnaires. Identifiables et à portée de main ; le fil qui avait retenu le ballon avant son envol devait rester flottant afin que toute personne levant les yeux puisse s’en saisir et que le ballon-baron puisse laisser échapper en direction de qui le retenait une bouffée du gaz chargé de sens qui le faisait tout rond.

Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, cet érudit polyglotte qui manie le paradoxe comme d’autres l’invective, ce solitaire qui, en compagnie de Dante, de Kant, de Duns Scott et de Musil, d’Einstein ou de Shakespeare marche la nuit dans un Moscou assailli de lettres géantes, choisit donc de faire réapparaître en URSS, et précisément en cette année 1927, un personnage de fiction venu de l’étranger – haut en couleur, hâbleur et narquois – et en même temps familier à tous les Russes depuis l’enfance. En effet, le Baron allemand, avec sa queue de cheval postiche, ses moustaches, ses mensonges et ses grandes dents est, dans le pays « des glaces et des ours », aussi connu que peut l’être un Don Quichotte au pays des moulins.

Son histoire est unique. À la différence d’un Gulliver ou d’un Robinson – ses cousins en imaginaire – il y eut un « vrai » baron de Münchhausen. 1720-1797 : quelle plus belle preuve de réalité que ces deux dates gravées sur la pierre tombale du cimetière de son Bodenwerder natal ?

Karl Friedrich Hieronymus, baron de Münchhausen, officier allemand à la solde des Russes, combat les Turcs en 1740. Nostalgique de ses exploits, il s’amuse à les raconter avec force dithyrambes à ses amis… Mais ces récits paraissent à ce point invraisemblables que personne au fond n’y croit.

Certes le sujet peut paraître mince. Or il se trouve que, du vivant encore du vrai baron, ses vraies aventures, ou du moins supposées telles, furent reprises, écrites puis réécrites.

Et pendant deux siècles, le Baron littéraire, éliminant, dépassant, supplantant le baron historique, se mit à vivre une vie bien à lui et à jouir de l’éternité que son caractère de personnage littéraire lui conférait, déjouant en toute sérénité les règles du possible, du crédible et du vraisemblable, ignorant tout autant les décrets qui tracent les frontières que les lois de la pesanteur, de la gravitation, de la technique et de la raison.

« La hache s’éleva si haut, si haut qu’elle s’en alla tomber dans la lune. Comment la ravoir ? Je me rappelai alors que le pois de Turquie croît très rapidement et à une hauteur extraordinaire. J’en plantai immédiatement un qui se mit à pousser et alla immédiatement contourner sa pointe autour d’une des cornes de la lune. Je grimpai lestement vers l’astre, où j’arrivai sans encombre42. »

Dans un premier temps, ce je est né sur une page blanche, pas à Bodenwerder ni à Berlin mais à Londres. C’est là qu’en 1785 (donc du vivant encore du vrai baron) un nommé Rudolf Erich Raspe, originaire lui aussi de Hanovre et commensal dudit baron, savant obstiné et dénué de scrupules, lui donna vie en rédigeant en anglais une première version anonyme des Aventures, espérant obtenir ainsi quelques espèces trébuchantes susceptibles d’apaiser ses créanciers hargneux. Espoir déçu : le petit in-8° sombra dans le silence.

Un an plus tard, réintégrant leur patrie, les Aventures furent traduites en allemand à partir du texte anglais et publiées sous la signature – non du vrai baron toujours bien vivant, muet et invisible – mais de Gottfried August Bürger, professeur de belles-lettres à l’université de Göttingen, poète lyrique, ami des mathématiciens, des physiciens, et du grand Goethe.

Mais pour tous, en Allemagne, le seul auteur reconnu des Aventures est le Personnage lui-même et ceux qui les mettent par écrit ne sont que des scribes, des transcripteurs43.

À juste titre, car la supercherie de Raspe égala celle du baron : en fait, une grande partie des exploits qu’il lui attribua venaient tout droit « des plus vieilles histoires extravagantes et des plus ridicules mensonges de l’Antiquité, qui avaient déjà servi et à Rabelais et à Swift44 ». C’est donc ainsi que, surgies du fond des siècles, de plagiat en emprunt, ces aventures véritablement fausses tombèrent au milieu du siècle des Lumières et s’y sentirent chez elles.

En Allemagne, où sa présence fut la plus forte, le personnage du Baron devint, dit-on, le symbole de l’utopie. Une utopie qui se soucie des moyens, jamais des fins. Une utopie technicienne, du comment il faut aller dans la lune. La question n’est pas de se demander pourquoi diantre y aller, il s’agit seulement de trouver le bon liseron qui y conduira. Une utopie qui fut reléguée dans le domaine des mensonges qui font rire et des contes pour enfants – là où on enferme ce qui fait très peur : ogre, enfants dévorés, et aussi liserons devenus fous ou chevaux qu’on peut couper en deux par souci d’efficacité, pour que la croupe puisse copuler pendant que la tête boit.

D’Allemagne, l’image et les récits du Baron passèrent très naturellement en Russie : le recueil des aventures sur terre sur mer et dans les airs s’ouvre en effet par le « Voyage en Russie et à Saint-Pétersbourg ». Une Russie où le « vrai » baron avait effectivement servi le tsar pendant quatorze ans et qui lui avait inspiré ses premières extravagances. Il y connut un grand succès. Et c’est ce personnage que Krzyzanowski choisit de faire revenir dans la Russie soviétique.

Un personnage de fiction, par définition, appartient simultanément à tous les temps qu’il a traversés, puisque son existence dépend de qui l’a inventé, de qui a lu, lit et lira ses aventures. Qu’ils viennent du passé, du présent ou du futur, tous ceux qu’en maître du temps il convie sont ses contemporains. Sa seule limite : que l’imagination qui le porte tarisse.

C’est donc à ce personnage-là, porteur de cette utopie-là, que Krzyzanowski fait appel en lui redonnant vie à un moment très précisément daté : 1921-1922, juste après Cronstadt et la fin de la guerre civile – c’est-à-dire au moment, précis lui aussi, où Krzyzanowski, venant de Kiev, découvre Moscou qui va devenir l’espace et le support permanent de l’écriture-Münchhausen. Le personnage devient son double littéraire, ironique et volant. Un double qu’il charge d’une mission bien particulière : être « envoyé spécial » au Pays de la Pravda – ce qui, pour un menteur, est à première vue le comble du paradoxe.

On envoie donc sur le terrain un témoin payé non pour raconter ce qu’il voit mais pour rapporter, comme un chien de chasse, ce qui est : une vérité vraie et encore pantelante de ces années-là, une idée neuve.

Pour tenter de décrire ce qui était en train de se passer à Moscou, et l’importance que cela avait pour l’homme, toute une génération s’inventa un réalisme qu’on appela fantastique : Zamiatine, Oliecha, Boulgakov… Tous, poètes, mathématiciens ou idéologues, chacun dans son domaine, sentaient que le concept de réalité – cette valeur paraissant aussi sûre que la pierre dont on recouvre les tombes – prenait l’eau de partout.

Krzyzanowski, plutôt que de décrire le phénomène, va chercher à interpréter les tracés des sismographes pour repérer l’épicentre du séisme annoncé. Il en délègue la responsabilité à son personnage, Baron de l’imaginaire.

Münchhausen part en guerre contre la dictature du fait. Dictature ? maladie plutôt, le Baron l’appelait la maladie de la Vérité, attrapée il y a deux siècles par un Occident qui prétendit mettre des lumières et des preuves partout.

« C’est la logique de l’absurde poursuivie avec une outrance qui ne recule devant rien. Les inventions les plus monstrueusement extravagantes, les détails d’une vérité étonnante, servent à rendre probable l’impossible. Le lecteur en perd tout sentiment de réalité et se laisse aller à la candeur honnête et minutieuse de ce style qui ne serait pas autre s’il avait à raconter une histoire vraie. L’harmonie du “faux” y est poussée si loin qu’elle produit l’illusion non d’un surréel, mais d’un réel supérieur. »

Qui parle ici ? Est-ce un exégète du réalisme socialiste ? Il s’agit en vérité de Théophile Gauthier dans sa préface à la traduction de son fils, écrite en 1862.

Il importe de savoir que le Baron de Krzyzanowski a d’abord été imaginé comme un personnage de film et que la première version du Retour de Münchhausen fut un scénario.

Il faut se rappeler que les années vingt connurent un réel engouement pour le septième art, l’art du futur, du progrès, de la technique, donc des révolutions, et que Krzyzanowski aurait pu voir, à Kiev, Les Aventures du Baron de Münchhausen de Méliès, populaire en Russie. Dès son arrivée à Moscou, le cinéma fut une des préoccupations premières de Krzyzanowski. Avec le photographe Napelbaum, il fonda un studio – l’un des premiers peut-être de tous ceux qui, ces quelques années-là, foisonnèrent en Russie soviétique.

Le scénario du Retour de Münchhausen n’a jamais été retrouvé. Cependant, si l’on en juge par la version littéraire et par les notes de ses carnets, on peut imaginer de quel cinéma il rêvait :

« Journée de gel. Un homme marche, et dans sa tête marche une pensée. En face – un visage. L’homme enlève son chapeau et tarde à le remettre. La pensée s’enrhume, frissonne et perd la voix. Quelle était cette pensée ? »

Le film tarda à se faire et, à la fin, la NEP en interdit définitivement l’espoir de réalisation.

C’est alors que, pour ne pas rater le rendez-vous de 1927, Krzyzanowski écrivit la version littéraire de ce retour en URSS du très illustre « Baron Hieronymus de Münchhausen, Fournisseur en phantasmes et sensations » qui n’a peur de rien, ni des ours ni du froid ni des bolchéviks, et qui de plus est immortel, donc hors d’atteinte des agents doubles, triples ou quadruples dont ce pays énigmatique et effrayant, vu de Berlin ou de Londres, est truffé.

Il y eut à l’époque plusieurs lectures publiques de l’œuvre. Dans les salons et chez les éditeurs on fit tourner et retourner le manuscrit.

Mais le manuscrit se referma.

La ligne de partage des eaux était franchie.

« Si tu arrives chez des gens trop occupés, fais ta vie et sors sans bruit », c’est ce que firent Krzyzanowski et ses textes pendant la part de siècle qui leur échut, un siècle très occupé à faire des contes une réalité, et de la fiction un événement. À moins que ce ne soit le contraire…

Quant au personnage du Baron, il vécut au vingtième siècle de multiples vies modernes sur écran.

Ainsi, star sous les sunlights, il fut de toutes les premières : le premier film d’animation réalisé en Union Soviétique le fut autour de Münchhausen (1929).

La première fois où, en pleine guerre, le gouvernement allemand engagea des sommes exorbitantes pour produire un film, ce fut pour le tournage, en 1943, d’un Münchhausen nazi.

Le premier film d’animation à recevoir un prix au festival de Cannes fut le Münchhausen tchèque (1963) où pour la première fois se côtoyaient personnages animés et « vrais » comédiens.

Le mot de la fin ? Il n’y en a pas. Le mot de la fin est une image. Celle dessinée par Gustave Doré qui, en France, donna au Baron son visage : un homme seul, vu de dos, à cheval, s’enfonçant la nuit dans une tempête de neige. L’image d’une déroute. Déroute qui dépassait largement la frontière marquée par l’URSS. Et que Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, de l’orée de son siècle, anticipa.

Pour que cette vision soit perçue, il ferrailla seul. Ce fut sa première et dernière bataille à ciel ouvert.

Bataille perdue.

La suite appartint, pendant plus d’un demi-siècle, aux catacombes.

HÉLÈNE CHÂTELAIN


VADIM PERELMUTER

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