CHAPITRE IV

IN PARTES INFIDELIUM

L’offre et l’accord de l’intéressé ont tôt fait d’être officialisés. Le baron se rend au Pays des Soviets en qualité de correspondant de deux ou trois des plus gros journaux diffusant leur credo politique, en un nombre d’exemplaires à sept chiffres, jusqu’aux latitudes les plus éloignées du Royaume-Uni. On exige du missionné le plus strict incognito, de sorte que les taches noires des hauts-de-forme sous les fenêtres du wagon mis à la disposition du baron de Münchhausen, se trouvent des plus réduites ; quant aux kodaks et interviewers, ils ont été purement et simplement mis hors circuit. Une minute avant le signal de départ, le baron apparaît sur la plateforme : sur sa tête l’arrondi d’une casquette grise élimée, sous son manteau-cloche l’éclat fugitif d’une veste de cuir, à ses pieds des bottes en accordéon. Sa vêture déclenche un hochement approbateur des hauts-de-forme, et l’évêque du Northumberland, venu revoir le baron pour la dernière fois peut-être, est le seul à exhaler un soupir, en disant : « In partes infidelium. cum Deo. Amen. »

L’as de la diplomatie se hisse sur le marchepied du wagon et adresse un signe au voyageur en partance qui se penche vers lui.

— Cher baron, ne plaisantez pas avec la censure. Don’t plague. Signez d’un nom d’emprunt, je ne sais pas, moi…

Le baron acquiesce :

— Je comprends. Zinoviev, par exemple…

Mais, déjà, entrechoquant ses tampons, le train s’ébranle. On saisit l’as de la diplomatie sous les aisselles, les hauts-de-forme se soulèvent des têtes, le petit rideau se tire devant la fenêtre qui glisse le long du quai, et voguent vers les lointains les paroles inachevées en même temps que l’inacheveur.

Douvres. La Manche. De nouveau, le petit rideau glisse le long de bruyants débarcadères, de nouveau les kilomètres sont dérobés aux kilomètres.

Seul un homme, sur le continent, sait quel jour et à quelle heure Münchhausen traversera Berlin : Ernst Unding. Toutefois, la lettre qui lui a été adressée de Londres a eu quelque peine à parvenir à son destinataire. La couronne de sonnets que compose alors le poète, s’est plantée dans son cerveau telle une couronne d’épines, ne lui valant qu’insomnies en place de pfennigs. C’est ainsi que, vaincu par la faim, Unding a été contraint d’accepter la proposition de la marque de cosmétiques Veritas et de représenter celle-ci à travers villes et bourgades d’Allemagne. La lettre le suit plusieurs jours à la trace, avant de le rattraper dans la ville d’Insterbourg, sur la ligne Königsberg-Eydkuhnen, à trente et quelques kilomètres de la frontière. Elle tombe vraiment à pic. Comparant les chiffres de l’indicateur des chemins de fer avec les informations de la lettre, Unding calcule aisément que le train de Berlin transportant Münchhausen traversera Insterbourg le jour même, à 9 heures 30. Sa montre de gousset indique 8 heures 50. Craignant d’être en retard, Unding se prépare en hâte pour le voyage. À l’heure dite, l’express de Berlin glisse le long du quai. Unding longe le convoi à grandes enjambées, de la locomotive au wagon de queue et retour, jetant un coup d’œil par toutes les fenêtres : pas de Münchhausen. Une minute plus tard, le train libère la voie. Perplexe, Unding se rend au bureau de renseignements : était-ce le bon train ? quand donc est le suivant ? Le bureau le renseigne : le prochain train longue distance jusqu’à la frontière est annoncé dans deux heures et une poignée de minutes. Unding hésite : ses affaires lui commandent de prendre le train de dix heures pour Königsberg, il a déjà son billet en poche. Tournant et retournant entre ses mains le petit rectangle de carton, il finit par le composter à la caisse et, prenant place sur un banc à l’intérieur de la gare, se met à suivre des yeux la flèche de la pendule murale. Il se figure nettement la rencontre toute proche : la vitre d’un compartiment s’abaisse, au-dessus apparaît la dextre tendue de Münchhausen, ses longs doigts osseux, éclat de lune à l’index ; leurs mains se touchent et lui, Unding, dit que, n’y eût-il au monde de réalité que cette poignée de main, eh bien… Le fracas de l’express retentit. Secouant ses pensées, Unding se précipite sur le quai : progression des feux de la locomotive, chuintement des freins, et de nouveau course le long des wagons jusqu’à la lanterne pointant en rouge escarboucle à l’arrière du dernier wagon. Mais aucune vitre d’aucun compartiment ne s’abaisse, aucune voix ne le hèle, aucune main ne se tend vers lui. Entrechoquement de cuivres, et de nouveau les rails nus. Le poète Unding demeure longtemps figé sur le quai, à tenter de comprendre la situation. C’est parfaitement clair : Münchhausen a changé d’itinéraire.

Au matin, à Königsberg, dans une chambre d’hôtel bon marché, Unding jette sur le papier une brassée de rimes où il est question d’un long train de quarante ou cinquante wagons qui sont autant d’années, transportant la vie. Les années s’entrechoquent, elles prennent de brusques virages, escaladent des pentes abruptes. Indifférents, les aiguillages les guident de voie en voie, les astres émeraude et sang des horoscopes prédisent prospérité et trépas jusqu’à ce que la catastrophe, rompant le convoi des ans, ne précipite ces derniers en tous sens dans le fossé, hachés menus, soudain absurdes.

Après cela, pour filer la métaphore d’Unding, défilent les jours d’une année, entrechoquant leurs tampons, et la suivante s’annonce en page de calendrier sur la porte plombée : « 1923 », quand le nom de Münchhausen, longtemps disparu des colonnes de la presse internationale, revient brusquement à la une des journaux d’Angleterre et d’Amérique. Du coup, leurs tirages, déjà énormes, deviennent exorbitants. Et pas seulement leurs tirages : les yeux des lecteurs qui s’arrachent les correspondances du baron de Münchhausen s’exorbitent, à croire que ses communiqués sont bourrés d’atropine. Seule une paire de prunelles hérissées de cils et nichées au creux de paupières rougies, s’étrécit à la vue de la signature de Münchhausen, tandis que le sourcil se lève, interrogateur. Est-il besoin de préciser à qui appartiennent ces deux yeux pleins de défiance ?

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