CHAPITRE I

À TOUT BARON SES LUBIES

Un passant traverse Alexander-Platz. Il tend la main vers les battants sculptés d’un portail. À cet instant, dans les rues rejoignant la place en étoile, les petits vendeurs de journaux, bouches hurlantes :

— Soulèvement à Cronstadt1 !

— La fin des bolcheviks !

Courbant le dos sous le froid printanier, le passant met la main à sa poche. La fouille de part en part : fichtre, pas le moindre pfennig ! Et il ouvre brutalement la porte.

Le voici qui foule à présent l’étendue d’un chemin d’escalier ; à ses trousses, sautant une marche sur deux, une empreinte boueuse.

Au détour de l’escalier :

— Qui dois-je annoncer ?

— Dites au baron : le poète Unding.

Le serviteur fait glisser son regard des chaussures éculées du visiteur au sommet fripé de son feutre roux, avant de redemander :

— Plaît-il ?

— Ernst Unding.

— Un instant.

Les pas s’éloignent. Reviennent. Et le domestique, un étonnement sincère dans la voix :

— Le baron vous attend dans son cabinet. Je vous en prie…

— Ah, Unding !

— Münchhausen.

Les mains se serrent.

— Eh bien… Approchez-vous de la cheminée.

Par quelque bout qu’on les prenne, l’hôte et son visiteur ne se ressemblent guère. Côte à côte, semelles tournées vers le pare-feu : une paire de fins et irréprochables vernis et une autre de bottes boueuses qui, déjà, nous sont familières ; côte à côte, plaqués contre le dossier gothique des fauteuils : un long visage rasé de près, lourde paupière, arête fine et racée du nez et, sous des touffes de cheveux en désordre, un autre aux larges pommettes, bouton rouge du nez, paire de prunelles hérissées de cils.

Les deux hommes observent un instant la danse des étincelles bleues et pourpres dans le foyer.

— Il y a des cigares sur la petite table, dit enfin le maître de maison.

Le visiteur tend le bras ; derrière sa main rampe une manchette froissée à rayures de couleur. Claquement du couvercle du coffret à cigares, chuintement de la petite guillotine contre les feuilles sèches de tabac, puis volute de fumée grise et odorante.

Le maître du logis louche brièvement sur la petite braise palpitante.

— Nous autres, Allemands, ignorons les règles du savoir-vivre même pour la fumée. Nous l’avalons, telle la mousse d’une chope de bière, sans la laisser tournoyer à son aise ni se déposer à l’intérieur de la chibouque. Les gens qui serrent entre leurs dents de courts cigares ont l’imagination tout aussi étrécie. Permettez…

Le baron se lève et s’approche d’une armoire ancienne contre le mur ; la petite clé émet un son aigu, les lourds battants sculptés s’ouvrent largement et le visiteur, suivant son hôte des yeux et du bout incandescent de son cigare, découvre derrière le dos long et maigre du baron, sur l’arrondi des crochets en bois de l’armoire : un vieux pourpoint aux broderies usées, comme on n’en porte plus depuis au moins cent ans ; une longue épée au fourreau élimé ; une pipe recourbée dans un étui semé de perles de verre ; enfin, la tête en bas, pendue par le catogan, une queue de cheval postiche perdant sa poudre.

Le baron décroche la pipe, l’examine sous toutes ses faces et regagne sa place. Un instant plus tard, sa pomme d’Adam fait un bond par-dessus son col, ses joues se creusent pour accueillir la fumée qui rampe de la chibouque vers ses narines.

— Quant au brouillard, poursuit le fumeur entre deux bouffées, nous n’y comprenons goutte, à commencer par le brouillard métaphysique. À propos, vous avez eu raison, Unding, de faire un saut aujourd’hui : je m’apprête, demain, à rendre visite aux brumes de Londres. Et à ceux qui y vivent par la même occasion. Ah ! les tulles blanchoyants montant de la Tamise s’y entendent à décontourer les contours, à voiler les paysages et les visions du monde, à biffer les faits et… bref, je pars pour Londres.

Unding lève les épaules :

— Vous êtes injuste pour Berlin, baron. Nous ne sommes pas si ignorants non plus. On nous a enseigné, tenez… les ersatz, la métaphysique de la fiction.

Mais Münchhausen le coupe :

— Laissons cette vieille querelle. Plus vieille, au demeurant, que vous ne le croyez. J’ai souvenance qu’il y a une centaine d’années, Tieck et moi en avions débattu une nuit entière, en d’autres termes, certes, mais cela change-t-il rien à l’affaire ? Il était assis là, comme vous, à ma dextre et, martelant ses paroles de sa pipe, menaçait de précipiter ses rêves contre le réel et de le dissiper. Je lui rappelai toutefois que n’importe quel boutiquier rêvait également et que si, à la lueur de la lune, une corde évoquait un serpent, elle n’en mordait pas pour autant. Avec Fichte, par exemple, nos disputes étaient bien moins fréquentes : « Docteur, dis-je un jour au philosophe, depuis que le “non-moi” a sauté hors du “moi”, force lui est, souventes fois, de se retourner sur son “d’où”. » Herr Johann me répondit d’un sourire poli.

— Permettez que le mien ne le soit pas autant, baron. Cela ne résiste pas plus à la critique qu’un pissenlit au vent. Mon « moi » n’attend pas que mon « non-moi » se retourne pour le contempler, préférant au contraire se détourner de tous les « non » possibles. Question d’éducation. Ma mémoire n’a pas reçu les siècles en partage. (Il adresse un salut à son interlocuteur.) Néanmoins, je me rappelle et revois notre première rencontre, il y a de cela cinq semaines, comme si c’était hier. Le bois de la table imitant le marbre, le voisinage imprévu de deux chopes et de deux paires d’yeux. Je buvais gorgée sur gorgée ; quant à vous, sans effleurer le verre de vos lèvres, vous étiez là et, de temps à autre, sur un signe de tête de votre part, le garçon remplaçait le verre intact par un autre qui, à son tour, demeurait intouché. Quand l’ivresse m’eut assez brouillé l’esprit, je vous demandai ce que vous recherchiez dans une bière et un verre, si vous ne buviez pas. « Je regarde crever les bulles, répondîtes-vous, et lorsque toutes ont éclaté, force m’est de commander une nouvelle dose d’écume. » Bon, à chacun ses amusements. Moi, ce qui me plaît dans ce liquide, c’est son côté frelaté, son côté ersatz. Haussant les épaules, vous me regardâtes des pieds à la tête – je tiens à vous le rappeler, Münchhausen – comme si j’eusse été à mon tour une bulle échouée sur le bord de votre chope…

— Vous n’avez pas la mémoire tendre…

— J’ai la mémoire que vous voudrez : dans mon cerveau tourne encore le manège bariolé qui s’ébranla alors, près de nos chopes rapprochées. Nous parcourûmes avec vous mers et continents, à une vitesse dépassant la rotation terrestre. Et quand, pareil à une balle de tennis entre deux raquettes, ballotté de pays en pays, du passé au futur, puis renvoyé dans le passé, je demandai, inopinément sorti du jeu « qui êtes-vous donc, comment avez-vous eu assez de vie pour tant de pérégrinations ? », vous vous présentâtes à moi avec un salut courtois. À bière frelatée, ivresse frelatée et confuse, les réalités éclatent comme autant de bulles et les phantasmes s’insinuent à leur place. Vous secouez ironiquement la tête ? Eh bien sachez, Münchhausen, entre nous, que le poète en moi est prêt à croire que vous êtes bien vous, mais que l’homme de bon sens…

La sonnerie du téléphone vient se planter en vrille dans leur conversation. Münchhausen tend vers le combiné une main aux longs doigts, l’ovale d’une pierre de lune ornant son annulaire :

— Allô ! Qui est à l’appareil ? Ah, c’est vous Monsieur l’Ambassadeur ! Oui, oui. Dans une heure. J’y serai.

Et le combiné repose à nouveau sur sa fourche métallique.

— Voyez-vous, cher Unding, la reconnaissance de mon existence par le poète me flatte immensément. Toutefois, dussiez-vous cesser de croire en moi, Hieronymus de Münchhausen, que les diplomates, eux, ne cesseraient pas. Vous haussez le sourcil : « pourquoi ? » Parce que je leur suis indispensable. C’est tout. L’être de jure n’est en rien inférieur, de leur point de vue, à l’être de facto. Comme vous le constatez, il est plus de poésie dans les traités diplomatiques que dans toutes vos rimes.

— Vous plaisantez ?

— Nullement. Il en va de la vie comme des marchandises, ce qui prime c’est la loi de l’offre et de la demande. Se peut-il que journaux et guerres ne vous l’aient enseigné ? Et l’état de la bourse politique est tel que je puis espérer, non seulement vivre mais encore jouir d’une belle santé. Ne vous hâtez point, l’ami, de me remiser parmi les fantômes et de me ranger sur un rayon de bibliothèque. Oui, oui…

— Eh bien – glousse le poète en examinant la longue silhouette de son interlocuteur accoudé aux bras du fauteuil –, si les actions de la Münchhauseniade sont en train de grimper, je suis prêt, je crois, à jouer la hausse, y compris sur son existence. Toutefois ce qui m’intéresse est de l’ordre du concret : c’est le comment. J’admets, naturellement, certaine diffusion entre le vécu et le non-vécu, entre la réalité du « moi » et celle du « non-moi ». Mais comment a-t-il pu se faire que, tenez, nous soyons là à deviser sans qu’intervienne quelque hallucination auditive et visuelle ? Il m’importe de le savoir. Si le nom d’« ami » dont il vous a plu de me gratifier a le moindre sens, alors…

Münchhausen paraît hésiter.

— Une confession ? C’est plus dans le style de saint Augustin que du baron de Münchhausen. Cependant, si vous l’exigez… Accordez-moi néanmoins, de-ci de-là – cela m’est impossible autrement –, de sauter du marais de l’authenticité dans le libre phantasme. Je commence donc : représentez-vous un cadran des siècles grand comme cela ; la pointe noire de sa flèche parcourt, de division en division, la ronde des dates ; assis au bout de la flèche, on distingue, voguant de bas en haut : 1789 -1830 – 1848 – 1871, etc. – j’ai encore la vue troublée par cette course des ans. À présent, imaginez, aimable ami, que votre humble serviteur, serrant entre ses genoux cette aiguille qui plane sur la succession des ans (et sur tout ce qui s’y rapporte) tourne sur le cadran du temps. À propos, les crochets de l’armoire que j’ai oublié de refermer vous aideront à me voir tel que j’étais à l’époque, plus clairement et en détail : queue de cheval, pourpoint ; mon épée, suspendue au-dessus du cadran, ballotte au gré des secousses. Or les heurts de la flèche contre les chiffres se font de plus en plus rudes : à 1789, je serre plus fort les genoux ; à 1871, je n’ai pas le choix : je m’accroche des mains et des pieds aux bords de l’aiguille ; mais à partir de 1914, cela devient intenable : en cognant contre 1917 et 1918, je perds l’équilibre et, voyez-vous, je plonge la tête la première.

Devant moi, les taches d’abord floues, puis se précisant dans l’espace, des mers et des continents. Je tends la main, en quête de points d’appui : je ne rencontre que de l’air, rien que de l’air. Soudain, un choc contre ma paume ; je serre les doigts et me retrouve agrippé à la flèche d’un édifice, figurez-vous, une flèche ordinaire, pareille à une aiguille que pousserait un dé à coudre, la flèche d’une coupole. Au-dessus de ma tête, à deux ou trois pieds, une girouette. Bandant tous mes muscles, je m’y hisse. Une brise légère fait tourner la girouette de côté et d’autre, et je puis à loisir observer la terre qui s’étend à mes pieds, deux ou trois dizaines de mètres plus bas : des routes disposées en rayons, des volées de marches en marbre, des alignements d’arbres taillés, les transparentes hyperboles de jets d’eau – le tout me paraît familier, j’ai le sentiment que ce n’est pas la première fois… Je me laisse glisser le long de la flèche et, confortablement installé sur une cheminée, j’examine attentivement les lieux : Versailles, bien sûr ! Versailles, et je suis au bord du Trianon. Mais comment descendre de là ? Les souples volutes de fumée qui me passent dans le dos me soufflent un procédé commode et simple. Je vous le rappelle : si j’ai acquis depuis, disons, quelque consistance, si j’ai pris un peu de poids, en ce jour de mes débuts j’étais à peine plus lourd que la fumée. Je plonge donc dans ce torrent fumant, tel un scaphandrier dans l’eau, et, dégringolant doucement, j’ai bientôt atteint le fond ; en d’autres termes, et en abandonnant les métaphores, me voici dans un âtre semblable à celui-ci (le bout de la chaussure vernie du narrateur heurte la grille de fonte, derrière laquelle, déjà, les braises achèvent de se consumer). Je scrute les alentours : personne. Je sors. La cheminée se trouve, si j’en juge aux longs rayonnages couverts de livres et de dossiers qui masquent les murs de la pièce, dans la bibliothèque du palais. Je tends l’oreille : de l’autre côté de la cloison, le bruit de fauteuils qu’on déplace ; puis c’est le silence, rythmé par le seul battement d’un balancier ; enfin, étouffée par le mur, une voix morne, raclant les mots comme des semelles les lattes d’un parquet. Comment saurais-je alors, moi qui viens de tomber de l’aiguille sur le cadran, qu’il s’agit d’une des séances de la Conférence de Versailles ? Sur la table de la bibliothèque, un fichier, les dernières livraisons des journaux et des dossiers renfermant des protocoles. Je me mets aussitôt à les lire, m’orientant rapidement dans le moment politique, quand soudain, derrière la cloison, retentit un bruit de chaises qu’on écarte, suivi de voix confuses et d’un pas en direction du seuil de la bibliothèque. Là, je… Non, décidément, il me faut à nouveau visiter ma vieille armoire.

Le corps tout entier tendu vers le récit, Ernst Unding suit d’un œil impatient le baron qui, interrompant sa narration, s’approche sans hâte des crochets pointant des profondeurs de l’armoire et plonge la main dans la poche gonflée du vieux pourpoint.

— Voilà… Münchhausen se tourne vers son hôte. Dans sa main offerte se détache, pourpre, le maroquin d’un petit in-octavo à tranche dorée et équerres de cuir. Voilà une chose dont je me sépare rarement. Admirez : la première édition londonienne – de 1783.

Il ouvre la reliure vétuste, élimée. Bondissant sur la page de titre, les prunelles d’Unding glissent sur les mots : Les campagnes et aventures extraordinaires du baron Hieronymus de Münchhausen en Russie, racontées par lui-même. Le volume se referme dans un claquement et va se loger près du narrateur, sur l’accoudoir pattu du fauteuil.

— Craignant d’être pris pour un espion qui, par quelque subterfuge, eût accédé aux secrets diplomatiques, poursuit Münchhausen, ses semelles ayant retrouvé le bord du pare-feu, je m’empressai de me cacher : ouvrant mon livre comme ceci, je me courbai, ramenai mes jambes vers mon menton, rentrai la tête dans les épaules, me tassai autant que possible et sautai entre les pages, claquant aussitôt la reliure sur moi, comme vous claquez derrière vous, disons, la porte d’une cabine téléphonique. À cet instant, les pas franchirent le seuil et s’approchèrent de la table où je me trouvais, aplati entre les pages soixante-huit et soixante-neuf.

— Je dois vous interrompre, lance Unding, sursautant légèrement dans son fauteuil. Comment avez-vous pu vous réduire aux dimensions de ce petit livre ? C’est ma première question, et ensuite…

— Ensuite… (le baron frappe le maroquin du plat de la main) je ne supporte pas d’être interrompu… Enfin, sur ma pipe ! quel piètre poète vous faites, si vous ignorez que les livres, en admettant qu’ils soient bien ce qu’ils semblent être, sont parfois comparables, mais jamais conformes à la réalité !

— Admettons, grommelle Unding.

Et le récit se poursuit.

— Le hasard voulut que l’homme qui avait failli me surprendre (à propos, c’était une carte maîtresse de ce vieux jeu diplomatique battu et rebattu) nous prît tous deux de court : à la recherche, sans doute, de quelque document, les doigts de l’as de la diplomatie, glissant de volume en volume, accrochèrent par mégarde la porte en maroquin de mon refuge ; les pages s’ouvrirent et, je dois l’avouer, tantôt reprenant mes trois dimensions, tantôt m’aplatissant à nouveau, le tout dans une certaine confusion, je ne savais qu’elle contenance adopter. L’as de la diplomatie en laissa échapper le cigare qu’il avait à la bouche et, les bras ballants, s’affaissa dans un fauteuil, en fixant sur moi des yeux ronds. Je n’avais pas le choix : je sortis du livre que je fourrai sous mon bras, comme ceci, pris place dans le fauteuil qui faisait face au diplomate, me rapprochai de lui, nos genoux se touchant presque : « Les historiens écriront, lui dis-je avec un hochement de tête approbateur, que c’est vous qui m’avez découvert. » Il chercha ses mots et finit par demander : « À qui ai-je l’honneur ? » Je fouillai dans ma poche et, sans un mot, lui tendis ceci…

Une carte de visite, imprimée en gothique sur un épais bristol, s’encadre devant les yeux d’Unding, renversé contre le dossier de son fauteuil :

BARON


HIERONYMUS DE MÜNCHHAUSEN

Fournisseur de phantasmes et sensations


Livraisons à travers le monde et ailleurs

Depuis 1720

Ces cinq lignes se figent un instant en l’air, puis culbutent entre les longs doigts du baron et disparaissent. Le balancier de la pendule murale n’a pas effectué dix de ses allers et retours que le récit reprend.

— Pendant une pause qui ne fut pas plus longue que celle-ci, j’eus le temps de noter que l’expression de l’as de la diplomatie changeait en ma faveur. Tandis que ses pensées caracolaient de prémisse majeure en mineure, j’avançai obligeamment un argument : « Nulle part vous ne trouverez homme qui vous soit plus nécessaire que moi. Croyez-en la parole d’honneur du baron de Münchhausen. Au demeurant… » Et j’ouvris tout grand mon in-octavo, prêt à me retirer, passant, pour ainsi dire, d’un monde dans l’autre, mais le diplomate s’empressa de me saisir par le coude : « Pour l’amour du Ciel, je vous en prie… » Bon, après quelques secondes de réflexion, je résolus de rester. C’est ainsi que mon vieux logis douillet, là, entre les pages soixante-huit et soixante-neuf – peut-être souhaitez-vous jeter un coup d’œil ? – fut déserté, pour longtemps sans doute, sinon pour toujours.

Unding regarde brièvement : à la page ouverte devant lui, séparant deux paragraphes, de légers filets typographiques dessinent un long cadre ; mais à l’intérieur, on ne voit que la surface blanche et vide de la feuille : l’illustration a disparu.

— Et voilà. J’ai commencé ma carrière, vous le savez je pense, aux modestes fonctions de secrétaire d’ambassade. Ensuite… Mais la flèche des minutes, déjà, nous sépare, très cher Unding. Il est temps…

Le baron appuie sur un bouton. Les favoris du laquais apparaissent dans l’encadrement de la porte.

— Apportez-moi mes vêtements.

Les favoris se rencognent derrière l’huis. Le maître de maison se lève. Son visiteur aussi.

— Oui, dit Münchhausen d’un ton traînant, ils m’ont retiré mon pourpoint et ont coupé ma queue de cheval. Bah ! Cependant, ami, retenez mes paroles : le jour viendra où ces fripes (jetant un éclair de pierre de lune, le long doigt se tend, prophétique, vers l’armoire grande ouverte), ces vieilleries qui tombent en poussière seront retirées de leurs crochets et, sur des coussins de brocart, transportées en solennelle procession, telles des reliques sacrées, à l’abbaye de Westminster.

Ernst Unding, toutefois, détourne les yeux :

— Vous vous paraphrasez vous-même. Je vous rends hommage, en tant que poète.

La pierre de lune s’abaisse. À la surprise du visiteur, le visage du maître de maison se fronce d’une multitude de rides rieuses, vieillissant tout soudain, semble-t-il, de plusieurs siècles, ses yeux se plissent en d’étroites petites fentes rusées, tandis que sa bouche fine, s’ouvrant largement, dévoile de longues dents jaunies :

— Oui, oui. Au temps où je vivais en Russie, on m’avait, là-bas, dédié un proverbe : « À tout baron ses lubies. » Le « tout » n’est venu que plus tard, les noms se perdent, comme le reste. Quoi qu’il en soit, j’ose caresser l’espoir d’avoir su, mieux et plus largement que tous les autres barons, user du droit à la fantaisie. Et je vous rends grâces également, en votre qualité de poète du poète. Une poigne sèche saisit les doigts d’Unding. À votre guise, ami : vous pouvez ou non croire Münchhausen et… à Münchhausen. Toutefois, si vous vous prenez à douter de ma poignée de main, vous offenserez durement un vieillard. Adieu. Encore ceci, un petit conseil de rien : ne vrillez pas ainsi votre regard sur chaque chose et chacun ; car, si d’aventure vous perciez un tonneau, tout le vin s’en écoulerait, ne resterait sous les cerceaux qu’un vide stupide et sonore.

Unding a un sourire depuis le seuil et s’en va. On apporte au baron son habit. Un élégant secrétaire se faufile dans la pièce, salue et tend à son patron un lourd porte-documents. Münchhausen rajuste les revers de son frac, puis glisse le pouce et l’index de sa main gauche sur la tranche des dossiers pointant de la serviette. Apparaissent fugitivement : protocoles de la Ligue des Nations, documents originaux concernant la paix de Brest, sténogrammes des séances de la Conférence d’Amsterdam, traités et pactes de Washington, Versailles, Sèvres, et beaucoup, beaucoup d’autres.

Plissant dédaigneusement les yeux, le baron de Münchhausen soulève le porte-documents par les deux extrémités du fond et, le secouant, en répand le contenu sur le sol. Puis, tandis que secrétaire et serviteur débarrassent les tas de papiers, le baron va quérir le petit volume en maroquin qui l’attend sagement sur le bras du fauteuil ; il le fourre à l’intérieur du porte-documents ainsi libéré, qui se referme sur lui avec un claquement sonore.

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