CHAPITRE VII
L’ERMITE DE BODENWERDER
À 4 heures 22, le roi fronce le sourcil. À 4 heures 23, le maître des cérémonies se jette sur le téléphone pour appeler Bayswater road : au cottage des pois fous, on répond que le baron est sorti. Le maître des cérémonies donne ses instructions pour que l’on recule de cinq minutes la flèche des heures et commande d’ouvrir toutes grandes les portes menant des appartements privés à la salle d’audience. À 4 heures 25 le mot « shocking » court en chuchotis le long des murs du palais. À 4 heures 30, le roi a un mouvement furieux de l’épaule et tourne les talons, cependant que le maître des cérémonies, interceptant le coup d’œil du monarque, annonce à la Cour que l’audience est annulée.
Mais il est déjà trop tard : on a fait attendre le roi ! Si l’exactitude est la politesse des monarques, l’exactitude envers ceux-ci est un devoir sacré. Dix siècles d’histoire se voient ainsi foulés aux pieds par dix minutes : le roi a attendu. Les bourreaux eux-mêmes, tranchant la tête des rois d’Angleterre, n’avaient jamais osé une seconde de retard, leur glaive frappait à l’unisson de la cloche de la pendule de la Tour, et soudain… par la faute de quelque foutriquet de passage… d’un agent allemand ayant fait ses armes auprès des bolcheviks de Moscou… dix siècles se retournent pesamment, dressant, prêts à frapper, leurs pierres tombales, tandis que dix petites minutes se balancent, jambes pendantes, sur la flèche des heures, en chantant : il a attendu – attendu – attendu – attendu…
La version du rapt de Münchhausen par une bande de communistes sur le chemin menant du cottage au palais tient à peine quelques heures. Johnny, le chauffeur, atteste qu’il a lui-même conduit le baron à la gare, pour le train de 4 heures 19. On perquisitionne dans la maison du baron, sans rien trouver de suspect, hormis une pantoufle gauche dépareillée. Le vénérable Wilkie Dowly, qui s’est entretenu avec le baron une demi-heure avant l’offense faite à sa Majesté (témoignage des domestiques), se voit aussi soumis à interrogatoire et se comporte, au demeurant, en véritable complice, répondant invariablement à toutes les questions qui visent à établir s’il était ou non au courant : « J’ai donné ma parole, je n’ajouterai pas un mot. » Du coup, la théorie des improbabilités, triomphante semble-t-il, jette en prison un innocent savant, lequel ne tarde pas à y mourir, de vieillesse ou de chagrin.
Les travaux entrepris pour l’érection d’un monument au baron Hieronymus de Münchhausen sont, naturellement, aussitôt interrompus et au milieu d’une des vastes places de Londres cernée par le manège des roues et les cris des klaxons, se dresse longtemps encore un piédestal vide, rappelant à d’aucuns, qui ont de la mémoire, la relation faite par Münchhausen de son dernier jour à Moscou.
La presse britannique réagit vertement, mais sans se montrer autrement prolixe, à l’égard de ce dos qui s’est montré au roi ; de toute la panoplie des seaux et cuvettes recueillant le trop-plein d’écrit jaillissent des eaux usées, suite de quoi les cuvettes proposent leurs services aux nouvelles fureurs des jours. Jim Chilcher réussit à s’offrir une paire de bottines neuves, mais tout juste : sa carrière est définitivement brisée et les vaches de Newton broutent, avec l’herbe algébrique, toutes les fleurs de ses espoirs.
Cependant, le baron de Münchhausen a regagné le continent. Il virevolte dans l’entrelacs des voies de chemin de fer, telle une araignée dont on aurait crevé la toile. Le factionnaire posté pour la nuit à l’angle de la Friedrichstrasse et d’Unter-den-Linden, voit l’automobile du baron filer en direction d’Alexander-Platz. Vers midi, toutefois, quand la nouvelle de l’arrivée inopinée du baron s’est répandue de par la ville, le portier de la maison d’Alexander-Platz répond à chaque coup de sonnette :
— Il y a été, il n’y est plus.
Ce même matin, un fonctionnaire en service dans son ministère reçoit un paquet dans l’adresse duquel il reconnaît l’écriture pour lui familière de Münchhausen. Le fonctionnaire transmet le paquet à son chef. Le fonctionnaire n’est pas un bavard sans cervelle, pourtant il ne peut se retenir de rapporter à deux ou trois personnes l’étrange ajout figurant dans le coin droit de l’enveloppe : « Adresse de l’expéditeur : ville de Partout, trente-douze rue des Cent mille Diables. »
Vingt-quatre heures plus tard, regagnant la capitale depuis Hanovre, une relation berlinoise du baron a la vision fugitive, en traversant une gare, à la fenêtre d’un train attendant le signal pour partir dans la direction opposée à la sienne, du visage de Münchhausen. Le Berlinois soulève son chapeau melon mais les fenêtres du wagon glissent devant lui et le melon, ne recevant pas de réponse, revient, zigzaguant de perplexité, encadrer ses tempes.
Quelques mois passent. Les champs ont été taillés en brosse et la poussière d’été clouée au sol par les pluies. Les vols de grues ont, depuis beau temps, rayé le ciel en boomerangs du Midi au Septentrion pour, fermant à présent la boucle, retomber en arrière vers le Sud. Le nom de Münchhausen, disparu sans laisser de traces, a d’abord fait grand bruit, puis baissé d’un ton, avant de sombrer dans le silence. La gloire est comme un son lancé dans la montagne : successivement un écho, des pauses allant croissant, une ultime résonance lointaine et confuse, et de nouveau le silence des pierres tendant les gigantesques oreilles des défilés, prêtes à capter un nouveau son. Admirateurs et adorateurs de Münchhausen continuent d’adorer et d’admirer… d’autres idoles. Ses amis… mais le grand Stagirite ne disait-il pas : « Amis, il n’est point d’amitié dans le monde ! » ? Il est d’ailleurs notable qu’il n’ait eu d’autre choix que de le déplorer, précisément auprès de ses amis. Cette antinomie psychologique n’est évoquée ici que pour éviter au lecteur d’être surpris, lorsqu’on lui annoncera que par une matinée d’automne, le poète Ernst Unding reçoit une lettre signée : « Münchhausen ».
Les doigts d’Unding sont saisis d’un tremblement léger, tandis qu’il relit les lignes parcimonieuses que lui a apportées une enveloppe étroite et rebondie. Le baron le prie de ne pas le priver d’une « dernière entrevue avec le dernier homme… ». Suit une adresse qu’on lui demande de détruire, après l’avoir apprise par cœur.
Unding pourrait, bien sûr, se méfier des mots tirés de l’étroite enveloppe : il a un souvenir très vif du quai désert et des trains défilant devant lui. Il se fait, cependant, qu’après avoir recompté les marks gagnés auprès de la firme Veritas, il prend, au soir du même jour, un train de la ligne Berlin-Hanovre.
Respectant la volonté de la lettre, Unding passe une nuit à se tourner et se retourner nerveusement sur la banquette inconfortable du wagon, puis il descend à deux ou trois stations de Hanovre. Collé à la voie ferrée, le petit village dort, seuls les coqs, à qui mieux mieux, appellent l’aurore. Unding gagne à pied la dernière maison – là encore, comme l’exigeait la lettre –, il s’arrête, toque et demande Michael Heinz. Le coup frappé à l’huis fait apparaître une tête qui, entendant le nom, dit, sans poser de question :
— C’est bon, j’arrive.
Puis résonne, dans l’enclos, un bruit de sabots et de roues ; un instant plus tard, grincement du portail qu’on ouvre et un petit chariot paysan, roulant jusque dans la rue, vient offrir son marchepied de fer au voyageur.
À ce moment, la ligne de l’aurore se dessine à l’horizon. Michael donne le signal du départ aux chevaux ; faisant jaillir l’eau des flaques, les roues se mettent en branle, perpendiculairement à l’aurore. La main dans sa poche de poitrine, Unding s’assure à tâtons de la présence, à côté de l’enveloppe aux angles aigus, d’un cahier plié en deux. Il a ce sourire, gêné et fier à la fois, des poètes, quand on les prie de dire leurs vers. La route s’étire au milieu des champs nus. Puis elle grimpe et redévale une colline ; le soleil levant éblouit : Unding détourne les yeux sur la gauche et aperçoit un alignement de moulins qui, de leurs quatre bras, adressent des signes de bienvenue à l’équipage. Mais Michael tire sur la rêne droite et la voiture, montrant son arrière-train aux moulins, aborde une route latérale en direction de l’étincellement gris-bleu d’un étang. Un pont résonne avec fracas sous les roues, des canards qui voulaient s’installer en travers de la route, évitent le véhicule en caquetant et Michael, tendant son long fouet vers les tuiles de deux ou trois toits qui se détachent en jaune dans un double écrin d’arbres et de chaux, annonce :
— Bodenwerder.
Les portes grandes ouvertes attendent le visiteur. À sa rencontre, dans l’allée du parc, boitant bas sur son bâton et traînant la jambe, un vieux majordome voûté. Il salue profondément et convie le voyageur à pénétrer dans la maison :
— Le baron est souffrant. Il vous attend dans la bibliothèque.
Modérant son impatience, Unding a quelque peine à freiner ses muscles afin d’accorder son pas au lent boitillement du vieil homme. Ils passent sous un fantastique entrelacs de branches. Les arbres se tiennent serrés et les longues ombres du matin tendent l’allée d’un tapis noir. Ils arrivent aux marches de pierre qui conduisent à la maison. Tandis que le majordome cherche ses clés, Unding a le temps de promener son regard le long du mur fissuré et tassé : à gauche et à droite de l’entrée, sous le crépi gris-jaune, apparaissent, délavées par les pluies, des devises en lettres gothiques. À droite : « Ni blanc ni rouge n’achèteras, ni oui ni non ne diras. » À gauche : « Celui qui m’a bâti n’est plus ; celui qui vit en moi est attendu par ceux qui ne sont plus. »
Les lattes de parquet grinçant sous leurs pas, ils longent une improbable forêt de bois de cerfs, poussant à travers le mur en horizontales branchues. Suivant les arabesques embrouillées des tapis, l’hôte et le domestique passent devant une galerie de portraits noircis, chichement éclairés par d’étroites fenêtres. Enfin, un escalier en colimaçon fait rapidement tournoyer leurs pas, d’en haut leur parvient une odeur douceâtre de livres moisis et Unding se retrouve dans une longue salle crépusculaire avec, tout au fond, une fenêtre en ogive. Le long des murs, des armoires et des rayonnages serrés les uns contre les autres ; il suffirait, semble-t-il, d’enlever les monceaux de livres appuyés au plafond, pour que ce dernier, privé de ses étais, s’effondre, écrasant au passage le bureau, les fauteuils et ceux qui s’y trouvent.
Pour l’instant, toutefois, les fauteuils sont vides. À croupetons, Münchhausen s’affaire à disposer sur le sol de petits carrés blancs. Tout à sa tâche, les pans de sa vieille robe de chambre balayant le tapis, il n’a pas entendu arriver Unding. Ce dernier s’approche :
— Que faites-vous donc, cher baron ?
Münchhausen se relève précipitamment, époussetant quelques petits carrés collés à ses genoux ; leurs mains se serrent longuement, fermement.
— Vous voilà enfin. Vous demandez ce que je fais ? Mes adieux à l’alphabet. L’heure est venue.
C’est alors seulement qu’Unding s’aperçoit que les petits carrés, semés en suivant le motif du tapis, ne sont qu’un abécédaire, de simples petits morceaux de carton portant chacun, en noir, une lettre de l’alphabet grec. L’une d’elles est encore entre les doigts du baron.
— Ne trouvez-vous point, cher Unding, que l’oméga rappelle étrangement, par son dessin, une bulle sur des pattes de canard ? Tenez, regardez mieux. Il approche le carré de son invité. Au demeurant, aussi triste que ce soit, c’est tout ce qui me reste de l’alphabet. J’ai offensé les lettres et elles sont parties, comme les souris quittent une maison désertée. Si, si ! En disposant ces signes, n’importe quel écolier peut apprendre à combiner les mondes entre eux. Mais, pour moi, ces signes sont privés de sens. Je n’ai plus qu’à serrer les dents et à attendre que cette bulle-là, sur ses pattes de canard, s’approche à pas furtifs par-derrière et…
Ayant dit, il jette l’oméga sur le bureau et se tait. Unding, qui n’avait pas imaginé pareille entrée en matière, scrute avec angoisse le visage de Münchhausen : les joues, couvertes de barbe, sont creuses, la pomme d’Adam transperce, triangle aigu, la ligne du cou, par-dessous le dessin convulsif des sourcils, les siècles regardent, enfoncés au fond des orbites ; la main enserrant le genou pointu pend de la manche de la robe de chambre, feuille desséchée et jaunie, revêtue d’un réseau d’os et de tendons ; la pierre de lune à l’index a perdu de son éclat, s’est ternie.
Un instant de silence. Puis un ressort grince quelque part près du mur. Le maître de maison et son hôte tournent tous deux la tête dans cette direction : un coucou de bronze sort du cadran et chante dix fois. La pomme d’Adam de Münchhausen fait un bond :
— Ce stupide oiseau veut m’épargner. Amusant, n’est-ce pas ? Il propose de joindre à mon oméga son double q, lettre qui, pour les mathématiciens, symbolise la non-conformité des données aux résultats, l’échec. Mais je n’ai que faire de ce cadeau d’oiseau. Il y a beau temps que j’ai laissé derrière moi ce petit monde dans lequel l’échec passe avant le succès, où la joie est dans la souffrance et la résurrection dans la mort elle-même. Garde ta lettre, petit coucou, après tout c’est ton seul bien, si l’on exclut le ressort qui te tient lieu d’âme. Non, ami Unding, tôt ou tard, la roue du cadran, mue par ses deux rayons, finit par donner de la jante sur une pierre et… crac !
— Eh voilà, enchaîne le poète en se redressant, nos images se rencontrent enfin et, si vous permettez…
La main d’Unding se glisse dans la poche de sa veste. Mais les yeux de Münchhausen regardent ailleurs, indifférents, des plis dédaigneux se forment autour de sa bouche. Alors, les feuillets du cahier crissent sous les doigts du poète, sans pourtant quitter leur refuge. À présent seulement, Unding comprend que, pour l’homme qui a dit adieu à l’alphabet, toutes ces lettres se combinant en strophes et en sens, sont vaines et dépassées. La main du visiteur a un mouvement de recul vers l’accoudoir du fauteuil et le voyageur comprend que l’on n’attend de lui d’autre talent que celui d’écouter.
Le vent berce les feuilles jaunies, heurtant çà et là la fenêtre d’une branche ; sous le coucou silencieux, le balancier toque régulièrement. Le baron relève la tête :
— Peut-être êtes-vous fatigué par le voyage ?
— Pas le moins du monde.
— Moi, si. Pourtant, il n’y a pas eu de voyage, juste un piétinement à l’intérieur du triangle : Berlin-Londres-Berlin-Bodenwerder-Londres-Berlin-Bodenwerder. Rien d’autre. Vous êtes surpris, sans doute, que j’exclue Moscou de cet itinéraire ?
— Non, je ne suis pas surpris.
— Parfait. Je savais que vous me comprendriez à mi-mot. Bien que nos idées diffèrent en matière de poésie, nous sommes tous deux incapables de faire abstraction de ceci : on ne peut regarder son « moi » en face, sans tourner le dos à son « non-moi ». Par ma foi, je ne serais point Münchhausen, si la fantaisie me venait de chercher Moscou… à Moscou. Pour la plupart des gens, le sens n’est autre qu’un ensemble de données, où l’on peut entrer pour ressortir ensuite, en laissant la clé au gardien. Je n’ai toujours connu que la création et, avant d’entrer dans une maison, je dois d’abord la construire. Il est clair qu’en acceptant la mission « URSS », j’obtenais par là même un visa moral pour n’importe quel pays, hormis l’URSS. C’est ainsi que je gagnai mon paisible et vieux Bodenwerder, pour y retrouver le silence et mes rayons de livres, car ici je pouvais en toute quiétude concevoir et bâtir mon MRSS. Échappant à tous les regards, je m’enfermai dans un cocon étroit et sourd, à seule fin, quand viendrait mon heure, de le crever et de lancer dans les airs un pollen coloré au-dessus de la terre grise. Mais pour filer la métaphore, les ailes de chauve-souris s’appliquent mieux à la fantaisie que celles, trop fines, du papillon. Vous connaissez l’expérience, bien sûr : on place dans une pièce obscure, tendue de fils d’un mur à l’autre, avec une clochette à chaque fil, une chauve-souris ; celle-ci aura beau tourner en tous sens, fendant l’obscurité de ses ailes, pas une clochette ne tintera : l’aile évitera toujours le fil, le sage instinct guidera la spirale du vol à travers le dédale des obstacles, la protégeant des heurts contre le non-air.
Je mis donc toute ma fantaisie dans ce quatre-lettres, absolument obscur et vide de sens pour moi : URSS. Elle tournoya de lettre en lettre et il me parut que, pas un seul instant, ses ailes n’avaient heurté le réel ; les phantasmes glissèrent, contournant les obstacles des faits, jusqu’à ce que commençât à se dessiner un pays inouï, tout droit sorti de mon œil münchhausenien et qui, de mon point de vue, n’était en rien pire ni plus terne que celui qui veut à toute force pénétrer de ses rayons l’intérieur de nos yeux.
J’œuvrai avec passion, savourant à l’avance l’effet produit quand l’édifice de mes inventions, entassées les unes sur les autres, s’effondrerait sur la tête de mes auditeurs et lecteurs. Oh, bouche bée resteraient les badauds londoniens qui déjà contemplaient, les yeux hors de la tête, les vertes spirales de mes pois, lorsque j’entortillerais leurs esprits des spirales multicolores de mes phantasmes !
Une circonstance, pourtant, embrouillait les images et appauvrissait la composition : m’apprêtant à graver dans le crâne d’autrui mes phantasmagorismes, je devais, comme toujours, dénicher la pente, le versant, conduisant de la haute invention au mensonge vulgaire, seul accessible aux yeux à œillères, par le cheminement d’une pensée dont la luminosité n’excéderait pas seize bougies, une imagination à faible rayon. Il fallut, comme chaque fois, atténuer les couleurs, émousser les angles, prendre pour trame les habituelles âneries des journaux dont les gens sont familiers, en ne s’autorisant à garder que les canards. Quoi qu’il en soit, quand ma Russie fut achevée, cet escalier en spirale me ramena vers les hommes. Le résultat de mes interventions vous est connu.
Je retombai dans le monde des yeux rivés sur moi de stupeur, des oreilles s’offrant au moindre mot échappé de ma bouche, des mains tendues pour être serrées, pour une aumône ou un autographe. La vieille irritation de l’artiste contraint, deux siècles durant, à rabaisser la forme, se fit sentir, cette fois, particulièrement fort en moi. Quand donc comprendraient-ils, ces êtres qui s’agitaient autour de moi, que mon existence était pure obligeance de ma part. Quand verraient-ils – et verraient-ils jamais ? – que mes inventions advenaient au monde pour susciter l’émerveillement et le sourire, non pour la fange et le sang ? Il en est ainsi constamment chez vous, sur la terre, mon bon Unding : de petits mystificateurs, les Macpherson, les Mérimée, les Chatterton, qui mettent de l’eau dans leur vin et des prodiges dans le réel, sont hissés au rang de génies, tandis que moi, maître du phantasme pur et sans mélange, je suis laissé pour compte, comme le pire des menteurs et des baratineurs. Si, si ! Ne protestez pas, je le sais ! Il n’y a que dans les nurseries que l’on croit encore à ce vieux fou de Münchhausen. Au demeurant, de la même façon, seuls les enfants comprirent le Christ. Que ne dites-vous quelque chose ? Ou dédaigneriez-vous de disputer avec un embrouilleur définitivement embrouillé dans ses embrouillaminis ? Le voilà, l’amer tribut de la terre : pour des myriades de mots, le silence.
Des yeux Unding cherche les yeux, il caresse doucement les mains desséchées de Münchhausen : un faible rayon se rallume soudain dans la pierre de lune ornant le crochet détordu du doigt. Münchhausen attend que son souffle précipité s’apaise pour reprendre :
— Pardonnez à un vieillard bilieux. Au demeurant, vous comprendrez plus aisément, à présent, mon irritation d’alors et la tension de mes nerfs. Il suffisait de la moindre impulsion… or elle ne se fit pas attendre. Vous rappelez-vous notre conversation à Berlin, au cours de laquelle, désignant les crochets de mon armoire…
— Vous prédites, enchaîne Unding, que, tôt ou tard, votre pourpoint, votre queue de cheval et votre épée seraient solennellement portés sur des coussins de brocart à l’Abbaye de Westminster.
— Exactement. Imaginez ma stupeur, quand, ouvrant ma fenêtre un maudit matin, je vis toutes ces hardes ; arrachées à leurs crochets et reposant sur du brocart, elles voguaient au-dessus de la foule, droit sur Westminster. Pour la première fois en deux siècles, j’avais donc dit vrai. Le rouge de la honte me monta au front, mes oreilles tintèrent, comme si l’aile de la chauve-souris avait effleuré la clochette. Ah, le phantasme avait heurté le fait ! Le choc fut si subit et fort que j’eus quelque peine à me maîtriser. Et, naturellement, ces imbéciles tonitruant sous ma fenêtre n’ont rien compris. Je m’étonne que leurs curés n’aient pas encore canonisé ma pantoufle, en l’ajoutant elle aussi à leur reliquaire.
Je passai le reste du jour sur le brouillon de l’ouvrage que je consacrais à l’URSS. Il me semblait à présent que tous les paragraphes, tantôt l’un, tantôt l’autre, péchaient contre la vérité. Quantité de lignes furent rayées d’un trait de plume. Mais, dès lors que j’avais commencé à me suspecter de vraisemblance, impossible de me calmer, comprenez-vous ? Je croyais deviner une vérité tapie dans chaque mot. Au soir, je repoussai le manuscrit taillé en pièces, et de pénibles pensées m’assaillirent : avais-je contracté la maladie de la vérité ? L’effroyable et honteux morbus veritatis, compliqué du virus du martyre ou de la folie, avait-il gagné mon cerveau ? Certes, la crise avait été brève et légère, mais les Pascal, les Bruno, les Newton n’avaient-ils pas, eux aussi, commencé par trois fois rien, pour ensuite… brr… voir leur mal prendre une forme aiguë et chronique ? Hipotesas non fingo.
Après deux ou trois jours passés à tergiverser, je finis par comprendre et je me décidai : rejetant l’écheveau de mes hypothèses et doutes, j’irais comparer la copie à l’original, le pays libéré par ma plume à celui, authentique, prisonnier de ses frontières. Quittant Londres, je revins ici dans ma solitude. En route, je ne m’arrêtai que quelques heures à Berlin : il me fallait absolument liquider mes affaires diplomatiques et m’assurer que nul ne viendrait troubler ma tranquillité. Je leur retournai donc tous leurs pouvoirs spéciaux, ajoutant un billet dans lequel je déclarais qu’à la première tentative de leur part de dévoiler le secret de mon lieu de résidence, je répondrais en révélant leurs secrets. Dès lors, je n’avais plus à m’inquiéter : la police ne me laisserait pas rechercher, et le nombre des curieux, me disais-je, irait décroissant chaque jour. Pareille au canard des Münchhausen, la gloire avait replié ses ailes et ne les redéploierait plus.
Il fallait ausculter le manuscrit et entreprendre de le traiter. Aidé de deux ou trois prête-noms, j’entrai en correspondance avec Moscou. Je réussis à me procurer leurs livres, leurs journaux ; recourant à la méthode comparée, je combinai l’étude de la Russie de l’intérieur avec celle de l’étranger dont tous avaient à portée de main la presse et la littérature. M’attelant à une correction systématique de mon manuscrit, je résolus fermement, là où récit et réel allaient en parallèle, d’adopter la méthode du musicien, confronté, en lisant une partition, à des quintes parallèles.
Petit à petit, le matériau afflua, s’amassa. Le lointain là-bas me parvenait ici par centaines d’enveloppes – Münchhausen tendit un doigt vers un coin sombre de la bibliothèque où, dos aux reliures, arquant, comme écrasé par quelque charge, ses pattes fines, se trouvait un vieil écritoire – oui, par centaines d’enveloppes, et chacune d’elles, à peine lui déliait-on la bouche, se mettait à raconter des choses telles que… Mais vous pensez peut-être que j’exagère : hélas, la maladie m’a ôté jusqu’à cette joie. Voyez vous-même. Tenez…
Entraînant Unding dans son sillage, Münchhausen s’approche de l’écritoire dont il soulève le couvercle incliné, découvrant un monceau blanc d’enveloppes décachetées. Aux fenêtres des timbres qui sèment des taches de couleur, des homoncules regardent, coiffés de casques de gardes rouges et vêtus de blouses d’ouvriers. Fouillant l’amas, les doigts de Münchhausen en retirent un feuillet de courrier, au hasard. Puis un second, un troisième. Et d’autres encore. Des lignes d’encre apparaissent aux yeux d’Unding. Sautant de ligne en ligne, l’ongle effilé de Münchhausen attire l’attention du lecteur :
— Tenez, ceci, par exemple : « Cher Monsieur Münchhausen, concernant la question de la famine dans la région de la Volga, qui semble vous préoccuper, je m’empresse de vous rassurer : les informations données lors de votre conférence sont moins erronées qu’incomplètes. J’ose le dire, la réalité a quelque peu dépas… » Comment trouvez-vous le bouillon ? Ou ceci : « Estimé collègue, j’ignorais que le Conte de la lune non éteinte, englouti dans les ténèbres, s’inspirait d’un événement qui vous était arrivé durant votre voyage de la frontière à Moscou. Désormais, il est clair pour moi que l’auteur de ce récit, que l’on a su moucher à temps comme une chandelle, a mystifié les lecteurs quant à l’origine de ce texte, et que la vérité, du début à la fin, n’appartient qu’à vous… Permettez-moi, d’écrivain à écrivain… » Quelle fantastique sottise ! Jamais je n’eusse pu inventer cela. Ou encore : « … quant au piédestal vide, il en existe bien un. Simplement, permettez-moi de vous informer qu’aucun Münchhausen ne s’y est jamais tenu debout : on y a tout juste vu, assis durant trois ou quatre jours, un tsar Alexandre en papier mâché. Encore l’a-t-on jeté bas à l’aide de cordes et, là où il y avait du vide, il y en a encore aujourd’hui, et nous ignorons s’il y aura jamais autre chose. Quant à l’inscription sur “la morve”, elle a bel et bien existé, je l’ai vue de mes yeux. Seulement, maintenant, c’est la reconstruction chez nous, et on l’a recouverte de peinture. Toutefois, si vous avez encore des doutes… » Et ainsi de suite. Le meilleur, c’est cela, tenez. L’ongle court le long des lignes. Vous avez lu ? Ici, encore. Comment eussé-je pu y songer ? Non, dites-moi, en vérité : suis-je devenu fou ou bien… ?
Unding a à peine le temps de retirer ses doigts que le couvercle de l’écritoire se rabat avec un claquement sonore ; les pantoufles lui tournent furieusement le dos pour se traîner jusqu’au fauteuil. Unding se retourne à son tour et voit : Münchhausen est assis, le visage dans les mains. Une longue pause s’étire avant que tous deux n’en reviennent aux mots.
— Les livres de leurs émigrés m’ont achevé. En rédigeant mon histoire des coins et recoins moscovites et du prophète visionnaire, j’ignorais qu’il y eût des gens capables de me surpasser aussi facilement dans le domaine des phantasmes et de se gausser d’un auteur de fiction à bout de souffle. Je ne suis pas jaloux, je suis triste, comme peut l’être un vieil arbre dépouillé de ses feuilles, qui se meurt, évincé de partout par les jeunes herbes folles.
Mais, foin du lyrisme ! J’aurais eu largement de quoi poursuivre ma révision, toutefois j’en avais assez. Je le voyais : dans le dessin d’ensemble, les faits étaient devenus des phantasmes et les phantasmes des faits, les ténèbres entourant la chauve-souris résonnaient de milliers de clochettes ; le moindre choc de l’aile contre le fil enserrant chaque mot, chaque trait de plume, était un éclat de rire retentissant dans les airs que le tintement des clochettes rabaissait vers la terre. Je l’entends encore aujourd’hui. En rêve comme à l’état de veille. Non, non ! Cela suffit ! Déchirons l’obscurité et relâchons l’animal : à quoi bon le tourmenter, puisque l’expérience a échoué ?
Je vous désole, sans doute, ami, et vous vous dites : pourquoi m’a-t-il fait venir à des centaines de kilomètres, ce vieux radoteur dont ni lui-même ni moi n’avons besoin ? Pourquoi ?
— Si vous saviez combien vous êtes pour moi unique, vous ne parleriez pas ainsi, maître !
Münchhausen remet en place la bague qui glisse de son doigt desséché. Il semble sourire à quelque souvenir :
— De fait, ce n’est pas moi, c’est la maladie qui vous a appelé. Pouvais-je imaginer que j’entreprendrais un jour de me confesser, de me raconter et, telle une vieille putain à une grille de confessionnal, de laisser la vérité parler par ma bouche ? Vous le savez, bien sûr, enfant, j’avais pour livre favori un de vos recueils allemands de merveilles et de légendes, attribué, au Moyen-Âge à un dénommé saint Personne. Sage et bon, der heilige Niemand fut le premier saint auquel, petit, j’adressai mes prières. Tout, dans ses relations colorées de ce qui n’existait pas, était différent, autre, et quand, à mon tour, gamin d’une dizaine d’années, je refaisais différemment son autrement, m’efforçant d’entraîner dans le mystérieux pays de ce qui n’existait pas mes camarades de jeux et de classe, ils me traitaient de sale menteur et, souventes fois, plaidant pour saint Personne, j’avais droit, non seulement aux quolibets, mais encore aux horions. Néanmoins, der heilige Niemand me récompensa au centuple : me privant d’un monde, il m’en offrit cent et cent. Car il en est ainsi du monde pour les hommes : il ne leur est donné à tous qu’en un exemplaire, et les malheureux s’y entassent, c’est le seul dont ils disposent, toujours. Moi, j’avais été gratifié dès ma prime jeunesse d’une multitude d’univers pour moi tout seul. Au sein de mes mondes, le temps passait plus vite, l’espace était plus vaste. Déjà, Lucrèce demandait : si le gardien armé d’une fronde et posté au bout du monde, lance sa pierre, où tombera-t-elle ? Sur la limite ou de l’autre côté ? J’ai donné mille fois la réponse, puisque ma fronde n’existe que passé les limites de ce qui existe. Je vivais dans le royaume infini des phantasmes, et les joutes des philosophes, s’arrachant mutuellement la vérité des mains, évoquaient pour moi une bagarre de mendiants autour d’un sou de cuivre lancé à leur intention. Les malheureux n’avaient pas le choix : si toutes choses sont égales à elles-mêmes, si le passé ne peut être fabriqué par un autre, si chaque objet n’a de sens qu’objectif et si la pensée est attelée à la connaissance, il n’est d’issue que dans la vérité. Oh, que je riais de voir ces crânes savants, aspirant à tout unifier, tout comprendre ! Ils cherchaient « l’unité dans le nombre » et ne le trouvaient point, tandis que j’avais su trouver la multitude en un. Eux, fermaient les portes à double tour, au seuil des consciences, moi, j’en ouvrais grands les battants sur le néant qui est tout. J’abandonnai la lutte pour l’existence, laquelle n’a de sens que dans un monde étroit et chiche où il n’y a pas d’être pour tout un chacun, à seule fin d’entrer dans la lutte pour l’inexistence : j’achevai la création de mondes inachevés, j’allumai et éteignis des soleils, je brisai d’antiques orbites et traçai de nouvelles voies dans l’univers. Je ne découvris point de terres inexplorées, non, je les inventai. Dans le jeu complexe des phantasmes contre les faits, qui se joue sur un échiquier dessiné par les lignes des méridiens et des parallèles, j’aimais par-dessus tout l’instant symbolisé par deux points où, le tour étant venu de jouer, on substitue le phantasme au fait, devenant par là même un non-existant en place d’un existant. Invariablement, les phantasmes l’emportaient, invariablement jusqu’au jour où je vins buter contre le pays sur lequel on ne peut mentir.
Buter, oui, sur cette plaine-damier entre eaux noires et blanches, peuplé d’une telle infinité de sens, conciliant en lui tant d’irréconciliables, enfermé dans de tels lointains que « plus loin » devient impossible, et présentant des faits tels que les phantasmes n’ont plus… qu’à plier bagage. Oui, le Pays sur lequel on ne peut mentir ! Eussé-je pu imaginer que cette gigantesque reine rouge, enfonçant la ligne de mes pions, renverserait tout le jeu ? Il me revient qu’elle encaissa des coups de presque toutes mes pièces. Le cœur battant victorieusement, je poussai mon pion à l’oblique de la reine et fonçai. Mais le sourire n’eut pas le temps d’effleurer mes lèvres que mon pion, d’incompréhensible façon, enflant et s’empourprant, se transformait en reine rouge, cette reine que je venais de renverser. Pareilles choses n’arrivent que dans les rêves. Aspiré par le cauchemar, je m’agrippai à la crinière hirsute de mon cheval et, zigzaguant, je chassai à nouveau la reine pourpre de l’échiquier. Je l’entendis fracasser ses gigantesques dents contre le sol, mais voici qu’elle ressurgissait du néant, pointant ses crocs sanglants sur l’entrelacs des méridiens. Je roquai droit avec ma tour. Nouvel effondrement fracassant et nouvelle transformation. De rage, je frappai le carré maudit, en partant à l’oblique avec mon fou. Tout recommença ! Et je vis : mes cases étaient vides, échec à mon roi, cependant que la reine rouge retrouvait sa place, au carrefour étoilé des lignes. Le moment vint où je n’eus plus de quoi jouer. J’avais perdu tous mes phantasmes. Je n’ai pourtant pas l’intention de renoncer : dans la partie que nous menons à cette échelle, lorsqu’on n’a plus de quoi se refaire, on se joue soi. J’avais tenté, jadis, de me tirer par les cheveux d’un marécage bourbeux. Allons-y donc pour le jeu de soi-même ! Un joueur qui a tout perdu n’a d’autre issue, sans compter que je ne me cramponne pas des quatre sabots à la terre. Cependant mon crédit de temps s’épuise. L’heure est venue. Laissez-moi, ami. Du moins si vous en êtes véritablement un.
Unding commence par soulever ses paupières alourdies, puis il se lève lui-même. Il cherche des mots d’adieu et n’en trouve point. Impossible, pourtant, après avoir écouté ce récit, de partir comme s’il n’avait rien entendu. Il parcourt la pièce des yeux : dos de livres serrés les uns contre les autres, disque du cadran enchâssé de bronze, couvercle de l’écritoire se rabattant dans un claquement, dans un coin un porte-chibouques qu’il n’avait pas remarqué et sur lequel repose une pipe vidée de sa fumée ; enfin, tout à côté, suspendu au dossier d’un fauteuil, manches traînant à terre, le vieux pourpoint évadé de Westminster. Contemplant les épaules fripées de l’habit, Unding demande :
— Comment est-ce possible ? Ne l’aviez-vous point offert, ainsi que l’ont dit les journaux, à un jeune savant de Moscou ?
— Ce pourpoint peut encore m’être utile à moi aussi, élude le baron. Quant au pauvre savant du Pays sur lequel on ne peut mentir, ne vous tracassez pas pour lui. Il a reçu mes brouillons à titre de compensation et, s’il sait seulement manier les ciseaux et la colle, mon manuscrit peut lui ouvrir la voie de la littérature.
Le maître de maison et son hôte se saluent. Se retournant une ultime fois sur le seuil, Unding voit : sous le petit chapeau tombé sur le front, pointe, soigneusement peignée, semée de fils blancs qui ne cessent de pousser, la queue de cheval.
Et, de nouveau, le grinçant escalier en colimaçon entraîne dans son tourbillon le pas lent de celui qui part.