CHAPITRE V
LE DIABLE ET SON TRAIN
Cependant, comme les cordons de salpêtre propagent la flamme, les lignes de la Münchhauseniade transportent le nom soudain ressurgi de bougie en bougie et, bientôt, enrubannée de clinquant et d’un entrelacs de guirlandes, la presse internationale, tel un sapin de Noël, se pare de flammèches jaunes. Passent une semaine et une autre, un mois, et le nom du baron se retrouve à l’étroit dans les pages des journaux : quittant d’un bond son cadre de papier, il escalade les colonnes publicitaires, scintille, lettres de feu sur les réclames, projeté sur l’asphalte des rues, les briques et le fond plat des nuages. Les affiches proclament : Le baron de Münchhausen, retour du Pays des Soviets, fera un compte rendu de son voyage dans la grande salle de la Société royale, à Londres. Les caisses sont prises d’assaut mais seuls les élus sont admis à l’intérieur du vieil édifice de Picadilly.
À l’heure dite par les affiches, Münchhausen paraît sur l’estrade, lèvres tranquillement closes ; cependant, entre les deux petits angles de son col amidonné, sa pomme d’Adam tressaute légèrement, pareille à un bouchon résistant péniblement à la pression du champagne. Une longue salve d’applaudissements de la salle pleine à craquer contraint le conférencier à attendre, tête baissée. Enfin, les applaudissements s’apaisent. Coup d’œil circulaire de l’orateur : à proximité de son coude, le verre et la carafe d’eau ; à gauche, l’écran pour la lanterne magique ; appuyée à l’écran, une baguette vernie évoquant un bâton de maréchal démesurément allongé. Et, partout, à gauche, à droite, devant, prêts à boire ses paroles, des centaines et des centaines de pavillons auditifs ; bien que de marbre, Newton et Cook eux-mêmes, pointant le nez hors de leur niche, semblent prêts à écouter l’exposé. Or c’est à eux que le baron Hieronymus de Münchhausen adresse ses premières paroles.
I
— Si, naguère, le capitaine Cook, parti découvrir les sauvages, fut par eux dévoré, ma voile connut pour sa part des vents plus favorables : vous le voyez en effet, ladies and gentlemen, je suis sain et sauf (léger mouvement dans la salle). Le grand mathématicien britannique – l’orateur tend le bras vers la niche de Newton – en observant la chute d’une pomme décrochée de sa branche, calcula le mouvement du sphéroïde baptisé « terre », gigantesque pomme lui aussi, jadis arrachée au soleil ; à entendre résonner, la nuit, à tous les coins de rue de Moscou et dans toutes les bouches, le chant révolutionnaire de La Petite Pomme9, je tentais chaque fois de comprendre jusqu’où cette pomme avait roulé, et surtout où, au bout du compte, elle s’était arrêtée.
Mais venons-en aux faits. En partance pour un pays dans lequel tous, du commissaire du Peuple à la cuisinière, dirigeaient l’État, j’étais résolu, d’une façon ou d’une autre, à éviter la douane russe : j’avais en poche, pour ne rien dire de l’intérieur de ma tête, des mots qu’il valait mieux éviter de montrer. Je n’entrepris rien jusqu’à Eydkuhnen. Toutefois, quand le wagon dans lequel je me trouvais eut traversé un minuscule État-tampon et s’apprêta à donner de ses propres tampons dans la frontière de la RSFSR, je décidai de prendre le chemin des écoliers. Vous n’ignorez pas sans doute, ladies and gentlemen, qu’au temps de ma jeunesse folle, je savais monter non seulement les chevaux sauvages mais aussi les boulets de canon. Hormis le contenu de mes poches, je ne possédais pas le moindre bagage et j’eus tôt fait d’atteindre une de ces forteresses frontalières qui pointent leur artillerie sur la Fédération. Apprenant qui j’étais, l’aimable commandant de la place, dont le nom commençait en « Pszcz », voulut bien mettre à ma disposition une malle d’acier de dix-huit pouces d’épaisseur. Nous gagnâmes une plateforme de béton qui supportait péniblement un énorme monstre d’acier dressant vers le ciel une longue trompe rectiligne. Sur un signe du commandant, les artilleurs me chargèrent pour le tir : la culasse du canon s’ouvrit, un chariot s’en approcha portant la malle conique. Choc de l’acier contre l’acier, puis le commandant salua : « Le bagage est avancé, nous prions le passager de s’installer. » Le canon abaissa sa longue trompe, tel un éléphant auquel des enfants eussent tendu des gâteaux à travers les barreaux de sa cage, je sautai sur le rebord et, soucieux de ne point manquer mon coup, j’examinai soigneusement la gueule béante. La mâchoire de fer remonta lentement et Pszcz ordonna : « Pièce zéro-zéro-zéro, pointez monsieur le baron sur la RSFSR… Feu ! » Alors, fermant les yeux, je sautai. Étais-je déjà arrivé ? Hélas non, car, rouvrant les yeux, je ne vis que les trognes souriantes des Pszcz. Oui, force me fut aussitôt d’admettre qu’il était impossible de passer outre la technique ; les phantasmes eux-mêmes en sont incapables et il est moins aisé de chevaucher un obus d’aujourd’hui que nos bombes pataudes d’antan. Ce n’est, je le confesse, qu’après deux tentatives infructueuses, que je parvins enfin à chevaucher le vrombissant acier. Pendant une dizaine de secondes, l’air siffla à mes oreilles, voulant à toute force me jeter bas de mon obus ; mais, cavalier émérite, je serrai fermement entre mes genoux ses flancs ronds et brûlants, et ne les lâchai pas jusqu’à ce que l’impact du sol ne vînt mettre un terme à mon vol. Le choc fut si violent que je rebondis comme une balle, puis retombai, rebondis encore, avant de sentir enfin que j’avais atterri. J’examinai les alentours et m’aperçus que, par bonheur, ma trajectoire s’était achevée dans une meule de foin pointant d’un marécage ; certes, la meule était partie en miettes, mais de petites mottes d’herbe sèche, tels des ressorts, avaient amorti ma chute, m’évitant d’y laisser la vie et m’épargnant des contusions.
La frontière était donc derrière moi. Bondissant sur mes pieds, je parcourus l’horizon du regard, à cent quatre-vingts degrés. Une plaine en friche, unie. Le plafond bas des nuages, simplement étayé, quelque part au loin, d’une dizaine de petites colonnes de fumée. « Un hameau », me dis-je et je me dirigeai vers la fumée. Bientôt, des maisons surgirent à leur tour de terre. Une fois à portée de voix, je distinguai, à la lisière du village, des silhouettes humaines allant de maison en maison, mais je me gardai bien de les héler. Ayant, comme moi, achevé sa trajectoire, le soleil dégringolait vers la terre ; des feux s’allumaient dans le village perdu qui exhalait une odeur de viande brûlée, de longues ombres noires rampaient à ma rencontre et je retenais malgré moi mes pas, en songeant : convient-il que le plat se hâte vers le dîner ? La situation était délicate : je n’avais personne pour me renseigner, personne à qui demander conseil. Un autre, à ma place, en eût été désemparé ; toutefois, je n’étais pas venu chercher des conseils au Pays des Soviets10 et, après un instant de réflexion, je sus quelle conduite tenir.
Il se trouve que mes bottes avaient été retaillées dans une vieille paire de chasse possédant certaines particularités. Il y a de nombreuses années, ayant perdu mon chien favori – ainsi que je l’ai relaté dans mes Mémoires – et bien décidé à ne plus infliger à mon cœur le poids de nouveaux attachements infailliblement gros de douloureuses pertes, je me mis à chasser sans chien. Après tout, de bonnes bottes bien dressées peuvent avantageusement s’y substituer – si, si, je vous l’affirme ! – et, au pénible et vain souvenir de mon chien défunt étant venue s’ajouter une vieille douleur rhumatismale, je m’attelai, avec la patience et l’obstination inhérentes à toute la lignée Münchhausen, au dressage de mes bottes de chasse. J’obtins au bout du compte d’assez bons résultats et mes promenades solitaires, carabine à l’épaule, se déroulèrent désormais comme suit : parvenu en un de ces lieux marécageux où le gibier pullule, je retirais mes bottes et, les plaçant le nez dans la direction souhaitée, je leur disais : « Cherche ! Cherche ! * » Elles, de marcher, guillerettes, de motte en motte, le cuir froufroutant contre les roseaux, et de lever le gibier. De mon côté, tranquillement assis au sec, je n’avais plus qu’à appuyer sur la détente. Le gibier me tombait littéralement dans les bottes. Suivait un bref : « Apporte ! * » et les bottes dressées s’en revenaient présenter humblement leurs tiges de cuir aux pieds de leur maître.
De même, cette fois-là : retirant mes bottes, je les plaçai le nez vers le village et… « Cherche ! * ». Engourdies par les quelques jours passés dans le wagon de chemin de fer, les bottes n’en partirent pas moins d’un bon pas en direction des feux. Elles allaient, dressant leurs brides d’oreilles, tantôt fièrement tendues, tantôt accroupies en accordéon, avec des mines de conspiratrices prudentes et expérimentées. Je les suivis du regard jusqu’au village. Et ce fut l’imprévu : un groupe d’hommes, remarquant une paire de bottes marchant sur eux, prit ses jambes à son cou en poussant des cris de terreur. Une soudaine pensée m’éblouit : j’avais oublié que je me trouvais au pays de l’obscurantisme ; qu’adviendrait-il donc, si ma paire de bottes réussissait à semer la panique dans ce village, puis dans le village suivant et celui qui viendrait après, et que nous avancions, mes bottes et moi, poussant devant nous une nuée de paysans ignorants et crédules qui, balayant les villes sur leur passage, répandant sur la multitude un antique et chimérique effroi, déferleraient au-delà de l’Oural ? Alors, renfilant mes bottes en les tirant par les oreilles, j’adresserais au monde, du premier trou perdu venu – un quelconque Krasnokokchaïsk –, ce radiogramme : « Ai pris la Russie à pieds nus. Inutile envoyer renforts. »
Aussitôt, soucieux de pousser mon avantage, je bondis sur mes pieds, prêt à user jusqu’au bout de mon stratagème, dussé-je accumuler ampoules et durillons. Mais la situation connut un brusque revirement : le hameau qui, jusqu’alors, semblait battre en retraite, se hérissa soudain de fourches et d’épieux, puis, horde sauvage, lança la contre-attaque, sus à mes bottes. Celles-ci tentèrent bien de tourner les talons… trop tard ! Se signant de ses centaines de mains et brandissant ses fourches, la horde hurlante les encercla. Ensuite, tout se tut et je ne pus voir ce qui se tramait à l’intérieur de cet encerclement humain. M’approchant autant qu’il était possible de mes bottes captives, j’ouis les échos d’une dispute à plusieurs voix, qui ne tarda pourtant guère à céder le pas au lent débit d’un vieillard. Tous écoutèrent sans broncher, puis se dispersèrent, ne laissant sur les lieux que le vieil homme qui, retirant ses chaussons de tille, enfila tranquillement mes bottes. J’attendis qu’il se fût chaussé et, caché dans l’herbe haute, je sifflai doucement (au son de ma voix, les bottes se tournèrent dans ma direction) et criai : « Apporte*. » Le vieillard voulait à toute force leur faire prendre le chemin de son isba, mais ouiche ! enserrant ses vieilles jambes, elles l’emportèrent allègrement dans la direction opposée. S’agrippant aux herbes, aux buissons, en vain s’efforçait-il de stopper les bottes : fidèles à leur véritable propriétaire, elles continuaient à l’entraîner énergiquement dans l’autre sens, vers moi. Voyant qu’il ne viendrait jamais à bout de son trop puissant adversaire, le pauvre homme tenta autre chose : il s’allongea sur le dos à même le sol, mais les bottes, lui ployant les jambes aux genoux, traînèrent son corps sur l’herbe, jusqu’à ce que le ravisseur se retrouvât devant moi. C’est ainsi, ladies and gentlemen, que j’acquis la ferme conviction que tous les biens nationalisés reviendraient tôt ou tard à leurs propriétaires d’origine, de même que mes bottes me revinrent. Je le déclarai séance tenante au vieil homme contusionné, ajoutant qu’il devrait avoir honte, lui, blanchi sous le harnois, d’avoir troqué Dieu contre le socialisme. Saisi d’une terreur sacrée, le vieillard s’arracha à mes bottes et s’enfuit à toutes jambes vers le hameau, perdant les chiffons enroulés autour de ses pieds en guise de chaussettes. Bientôt, le village entier vint en procession à ma rencontre, avec le pain et le sel, et des saluts jusques à terre, tandis que les cloches sonnaient à toute volée. J’acceptai l’invite de ces braves villageois et restai pour la nuit au hameau. Tandis que je m’adonnais à un sommeil réparateur, ma renommée, elle, ne somnolait pas, effectuant la tournée des bourgs avoisinants. Au matin, une foule immense de plaignants et de solliciteurs s’était rassemblée sous ma fenêtre. J’écoutai toutes les requêtes, sans refuser rien à personne. Ainsi les habitants d’un petit bout de village s’adressèrent-ils à moi pour vider une vieille querelle qui divisait leur commune en deux camps hostiles. Tout venait de ce qu’une partie du village s’occupait de charroi, tandis que l’autre se consacrait aux labours. Or la guerre civile avait réduit le nombre des chevaux. Si on attelait ceux qui restaient aux télègues11, il fallait tirer soi-même les charrues ; si on les attelait aux charrues, il fallait tirer les télègues. Ma mémoire me fut d’un précieux secours pour résoudre ce cas délicat. J’ordonnai d’apporter une scie et, l’un après l’autre, les chevaux furent sciés en deux, en conséquence de quoi leur nombre se trouva doublé. Les pattes avant furent attelées aux télègues, les pattes arrière aux charrues, et chacun fut content. Ainsi combattis-je la pénurie de chevaux et, si le gouvernement des Soviets avait adopté mon point de vue dans d’autres domaines de l’économie socialiste, il se fût épargné bien des années de ruine et de misère. (Applaudissements dans la salle.) Les paysans ne savaient comment me remercier. Ils m’offrirent un de leurs chevaux à deux pattes, je l’enfourchai et poursuivis ma route vers la plus proche station de chemin de fer.
2
Les paysans m’avaient averti que les abords de la voie ferrée n’étaient pas sûrs et qu’il était aisé de s’y retrouver aux mains de bandits. Si je ne m’étais égaré dans l’absence de routes russe, j’eusse atteint la gare avant le crépuscule, cependant l’entrelacs des chemins de traverse me fit tourner en rond jusqu’à la nuit. Ma moitié de cheval avançait régulièrement de ses deux sabots, quand me parvint le bruit d’une galopade nombreuse qui se rapprochait. C’était une bande de malfaiteurs. Je donnai des éperons mais, sur un deux-pattes, comment échapper à des quadrupèdes ? Les cavaliers eurent tôt fait de me cerner. Je portai la main à mon flanc, me remémorant aussitôt que j’avais laissé mon épée dans mon armoire d’Alexander-Platz, à Berlin. Le cercle des bandits se resserra : je levai un bras vers le sommet de mon crâne, résolu à m’arracher par ma queue de cheval à cette peu recommandable compagnie (comme je m’étais, jadis, tiré d’un marécage). Malédiction ! Mes doigts ne rencontrèrent que ma nuque rasée. Force me fut, hélas, de déposer les armes. Ce que je fis. Les bandits, au demeurant, ne me causèrent pas le moindre dommage, ils se montrèrent des plus cordiaux à mon endroit, me traitant presque comme un des leurs. Dès le premier soir, ils me prenaient pour Ataman12. Tout, chez eux, se passait toujours nuitamment, au tréfonds des ténèbres, de sorte que je n’eusse su dire ce qui guidait ces hommes : l’instinct, peut-être.
La rage au cœur, je dus m’incliner : l’être humain est bon tant qu’on ne le contredit point. Nos relations, par exemple, ladies and gentlemen, se fondent sur le fait que je ne prends jamais le contre-pied de vos propos : vous déclarez que je suis parfait et je ne vais pas disputer ; en revanche, si vous osiez prétendre… Bref, revenons à nos moutons.
Je n’ai pas vraiment le goût des honneurs et le titre d’ataman ne me flattait guère. Chaque jour ou presque, je suggérais à mes hommes de me renverser, d’adopter un mode républicain de gouvernement et de m’exiler, ne fut-ce qu’à Moscou. La bande finit par accepter de me laisser partir, à charge pour moi de verser ma propre rançon : en espèces sonnantes ou en sages conseils, à ma guise. Que voulez-vous, après un instant de réflexion, je leur dressai un plan visant à rationaliser l’industrie du banditisme. Chacun comprendra que, dans un pays ruiné, la condition du « travailleur de sac et de corde » (terme en vogue chez eux) soit fort délicate et n’ait rien d’enviable. Le jour, il lui faut se tapir au creux des forêts, de crainte de se heurter aux fusils des gardes rouges, et seules les nuits sans lune lui permettent de se consacrer, dirais-je, au transfert de valeurs, de chasser à la poche l’espèce trébuchante, comme l’entomologiste chasse au filet le léger papillon. En d’autres termes, accordant aux pièces de monnaie une chance de salut supplémentaire, toutes les nuits de lune représentent une perte sèche. C’est pourtant par une de ces nuits ruisselantes d’argent lunaire que je menai ma bande à la lisière de la forêt. L’ayant alignée – trois dizaines de bouches tournées vers l’astre céleste –, je lui ordonnai de souffler. Ces gens étaient dotés de poumons à rendre jaloux (il est vrai que le peuple russe a coutume de les développer en attisant ses samovars) : sous le vent de leur souffle à l’unisson, la lune clignota, tira une langue verdâtre et s’éteignit. Pris au dépourvu par cette absence de lune, convois et voyageurs tombèrent entre nos mains.
Encore quelques séances d’entraînement, et la bande n’eut plus besoin d’instructeur. Il s’ensuivit, ces dernières années, une série d’éclipses et d’étranges phénomènes sous la voûte céleste, dont la cause gît, j’ose le déclarer ici, dans ce temple de la science, au creux d’une forêt frontalière de Russie. Mon ami Albert Einstein, que j’avais omis de prévenir à temps, se hâta quelque peu, à partir de ces anomalies célestes, de tirer des conclusions définitives : car en cela Marx a raison, ce qui s’explique par l’économique n’a nul besoin de motifs astronomiques ; la recherche des causes ne nécessite en rien que l’on fouille les étoiles, dès lors que les premières peuvent gésir à nos pieds, sur notre bonne terre. Et si, malgré ce qui vient d’être dit, il se trouve plus tard un homme pour prétendre écrire je ne sais quelle histoire de « lune non éteinte13 », qu’il prenne garde de croiser mon chemin : car, moi, Münchhausen, je le convaincrai de mensonge.
S’interrompant quelques secondes, l’orateur penche la carafe vers le verre ; le silence est tel dans la salle qu’on entend jusqu’aux derniers rangs le glouglou de l’eau passant par le goulot.
3
Trente fusils me saluèrent à l’heure de l’adieu. Laissant derrière moi l’orée de la forêt, je maintins le cap sur le sifflet des locomotives qui me permettait, çà et là, de me repérer dans l’écheveau embrouillé des routes champêtres. J’atteignis enfin un arrêt de chemin de fer perdu au milieu de nulle part et j’y attendis le train pour Moscou. Le quai disparaissait sous les sacs et les ballots, près desquels et sur lesquels des gens, assis ou couchés, guettaient tout comme moi l’arrivée d’un convoi. L’attente fut longue et éprouvante. Le visage glabre de mon voisin qui s’était installé sur un sac vide (ainsi qu’il me parut à première vue) mais ficelé en tous sens tel un bien précieux, avait eu le temps de se couvrir d’une brosse rousse lorsque, enfin, le petit panache de fumée que nous appelions de nos vœux se montra à l’horizon. Le train rampait à la vitesse d’un ver de terre et je craignais que, de la même façon, il ne s’engloutît dans le sol, ne laissant au-dessus des rails déserts que la spirale grise de sa fumée14.
Beaucoup, parmi vous, s’étonneront sans doute de cette impression, mais pour le sanguin que je suis tout ce qui est lent, mesuré, traînant, paraît appartenir au domaine du rêve, de l’irréel ; c’est pour cela, j’imagine, que la Russie, qui jamais ne se hâte et ne marche qu’au ralenti, ayant troqué la flèche des secondes contre celle des heures, a développé en moi un faisceau de phantasmes et d’hallucinations. Dans le wagon qui n’attendait plus que le signal du départ, mon voisin se trouva être à nouveau l’homme à la barbe rousse, avec son sac vide sur le dos. Ce vide, il est vrai, émit un brusque couinement en venant heurter la paroi du wagon.
— Que transportez-vous là ? m’enquis-je, incapable de refréner ma curiosité.
— Une allène dans un sac15.
— Vous pensez la vendre ?
— Évidemment. Il y a de la demande, à Moscou.
J’en fus un peu égayé. Après tout, ma marchandise à moi était à peu près du même tonneau. Et le train s’ébranla enfin, ce qui me remonta encore le moral. Pas pour longtemps. À chaque traverse, ce maudit ver de terre marquait un arrêt, comme s’il se fût agi d’une gare. Les voyageurs, cependant, ne montraient pas d’étonnement, à croire que tout était dans l’ordre des choses. Le soir tombait lorsque nous nous traînâmes jusqu’au prochain arrêt. Désireux de me dégourdir les jambes, je longeai le convoi jusqu’à la cheminée de la locomotive qui lançait dans la nuit, noire comme les entrailles de la terre, des semis de grains rouges ; ils donnaient suffisamment de lumière pour que je m’aperçusse que le foyer n’était pas alimenté en bois ou en charbon mais en monceaux de livres. Effaré par cet étrange usage des bibliothèques, j’attendis qu’une secousse du train se remettant en marche réveillât mon voisin, afin de l’importuner de nouvelles questions. D’autres voyageurs se mêlèrent à notre conversation et bien des choses ne tardèrent pas à s’éclaircir pour moi, notamment la raison de notre progression par saccades, d’une traverse à l’autre :
— Voyez-vous, entreprit-on de m’expliquer de toutes parts, notre machiniste est un professeur d’université, un grand érudit qui ne laisse pas passer un livre : jamais il n’en jette un dans le foyer, tant qu’il ne l’a bûché de A à Z. Jamais ! C’est pour cela que nous avançons, bûche après bûche, je veux dire livre après livre, jusqu’à ce que…
— Permettez, coupai-je indigné, nous devons nous plaindre, exiger qu’il soit remplacé…
— Remplacé ? – de toutes les banquettes, les cous s’allongèrent d’angoisse. Allez savoir sur qui on tombera ! Prenez l’embranchement d’à côté : là, c’est un machiniste qui ne jure que par l’Anti-Dühring ; il ne veut rien entendre, tous les livres, avec lui, atterrissent dans la chaudière par paquets ; ça chauffe à bloc, ça fonce à toute vitesse mais si, Dieu nous en préserve, il tombe sur l’Anti-Dühring, alors là, c’est fichu, il reste rivé à son livre et l’accident est inévitable. Non, autant garder celui-ci ; bien sûr, il est un peu piane-piane, on avance d’un pouce par jour, mais ça marche. En changeant, si ça se trouve, on tomberait sur un gars qui nous antidühringuerait cul par-dessus tête dans le fossé, et au lieu de Moscou, on filerait droit chez saint Pierre.
Je ne discutai point. Simplement, un nouveau nota bene vint s’ajouter au nombre de ceux que recelait mon calepin. Je me promis, à Moscou, d’essayer de savoir combien de temps les réserves de littérature russe permettraient de tenir.
4
Alors que le train entrait en gare à Moscou et que j’avais déjà saisi la poignée de la portière, l’aiguilleur déploya le drapeau rouge soviétique, ce qui, chez eux, signifie que la voie est fermée. C’est ainsi qu’en vue de la capitale russe, qui lançait dans le ciel ses milliers de clochers, il nous fallut attendre une bonne heure que l’aiguilleur laissât le train aborder le quai.
La première chose qui me sauta aux yeux fut un avis placardé sur le mur de la gare, dans lequel le commissaire du peuple à la Santé, Semachko, priait, Dieu sait pourquoi, qu’on cessât de le grignoter16. Je haussai un sourcil qui demeura figé dans cette position durant tout mon séjour à Moscou. Prêt à me heurter aux pires extravagances, je pénétrai, le cœur battant, dans cette ville édifiée sur le mystère et sur le sang.
Tout ce que nous colportons en Europe sur la capitale de l’Union des Républiques, nous la figurant comme une ville à l’envers, où l’on construit les maisons du toit aux fondations, où l’on marche les semelles dans les nuages, où l’on se signe de la main gauche, où les premiers sont toujours les derniers (dans les files d’attente, par exemple) et où la ligne officielle est la Pravda17, alors que c’est exactement le contraire – j’en passe et des meilleures, impossible de tout se rappeler –, tout cela n’est que mensonges : à Moscou, on ne bâtit pas les maisons en commençant par le toit (non plus, d’ailleurs, que par les fondations), on ne se signe ni de la dextre ni de la senestre ; quant à savoir si les gens ont sous leurs semelles le ciel ou la terre, là, j’avoue mon ignorance, car, pour tout dire, les Moscovites marchent sans semelles. Et puis, la faim et la misère tendent de partout leurs myriades de mains. Tout a été dévoré, jusqu’aux bulbes des églises. On essaya bien, un temps, de se nourrir de lentilles optiques mais, à ce que l’on m’a rapporté, cela donnait une soupe si translucide qu’elle en devenait invisible. Au moment de mon arrivée, les boutiques d’alimentation semblaient définitivement fermées et les foules ne s’assemblaient plus qu’auprès de leurs enseignes, où figuraient jambons, chapelets de saucisses, guirlandes de queues de radis et brioches dorées, en relief. Les gens se nourrissaient « à la regardette ». Dans les maisons plus cossues, où l’on pouvait s’offrir les services d’un artiste, on déjeunait dans le strict respect des traditions. À table, on commençait par servir une nature morte de l’école hollandaise, avec tout le gibier possible et imaginable et, au dessert, des fruits confits en papier mâché. À cela s’ajoutait la pénurie de marchandises : sur les rayons des magasins, il n’y avait à peu près rien que de la poussière. Cela peut paraître comique, mais lorsque j’eus besoin d’un bâton, un bâton ordinaire (les trottoirs, là-bas, ne sont que creux et bosses), je fus dans l’incapacité d’en trouver un à deux bouts et dus me contenter d’un bâton à un seul18. Ou encore, autre exemple : un Moscovite, poussé au désespoir par la pénurie, tenta un jour de se pendre. Eh bien, il apparut que sa corde s’émiettait pis que du sable. En lieu de trépas, il n’eut que des bosses. Effarant !
Les querelles internes accroissaient encore, lors de mon séjour dans la capitale, la pauvreté et la ruine. Ainsi, un jour que je longeais un alignement de maisons grises, couleur toile d’araignée, je m’arrêtai avec plaisir devant un hôtel particulier qui se distinguait par la fraîcheur de ses couleurs et par quantité de fenêtres, toutes dotées de vitres. Toutefois, lorsque, le lendemain, le hasard guida à nouveau mes pas vers cette maison, que vis-je ? Les murs s’étaient tassés et étaient de guingois, quant à la rue devant la façade, elle était jonchée de lambeaux de crépi et de verre brisé.
— Qu’est-il donc arrivé ? demandai-je à un passant qui s’approchait prudemment, évitant de blesser ses pieds nus sur un morceau de verre.
— Une discussion.
— Et alors ?
— Et alors le leader de l’opposition est parti en claquant la porte. C’est tout.
— Billevesées ! intervint quelqu’un, en nous entendant. En partant, il s’est pris le doigt dans la porte. D’ailleurs, le fond du problème est que…
— Pour moi, coupa le premier d’un ton maussade, en se mettant soudain à boiter, le fond du problème est que, avec vos questions, je me suis coupé le pied.
Leurs deux dos bifurquèrent de droite et de gauche, me laissant plongé dans la plus extrême perplexité.
L’orateur appuie sur un bouton. La lumière fait place à l’obscurité et, sur le carré mat de l’écran, tressautent, se figent et se précisent les contours agrandis d’une maison filmée deux fois : avant et après.
Une association d’idées traverse quelques têtes : de vieilles photographies à demi oubliées du séisme de la Martinique. Mais le souvenir n’a pas le temps d’émerger à la conscience : le bouton cliquette, la lumière jaillit et l’orateur poursuit, sans laisser les attentions se distraire.
5
Si l’on contemple Moscou à vol d’oiseau, que voit-on ? Au centre, une araignée de pierre : le Kremlin, fixant de ses quatre portes largement ouvertes la toile des rues qu’il a tissée lui-même. Leurs fils gris partent en rayons, comme dans toutes les toiles d’araignée, pour aller prendre appui sur les cercles plus éloignés. En travers des rayons, les ruelles, petits filaments par milliers, qui, çà et là, se viennent enter sur de longues barrières, formant les anneaux des boulevards. Ailleurs, l’extrémité des fils a été rompue par le vent : ce sont les impasses. Et, à travers la toile, sinuant de tout son corps, prise dans les pattes solides des ponts, une chenille bleu sombre : le fleuve. Mais permettez que l’oiseau se perche sur un toit de Moscou, et que je prenne une voiture.
— Z’allez où ? demande le cocher, réveillé d’une petite tape à l’épaule.
— Ruelle Tabatchinkhinski.
— Faut compter le milliard19, sauf vot’ respect.
Le cocher fouette sa crevarde de haridelle, la voiture se met à décompter les pavés et, prenant d’assaut la bosse d’un pont, nous nous enfonçons dans le dédale des ruelles du Zamoskvorétchié20. Dans l’une d’elles, une minuscule maison, yeux bridés des fenêtres et perron grinçant :
— Le professeur Korobkine21 est-il chez lui ?
— Si vous voulez vous donner la peine…
J’entre. Un savant homme louche dans ma direction par-dessous ses lunettes. Je lui expose l’objet de ma visite : étranger, je voudrais m’informer des conditions qui sont faites à la science russe. Le professeur me prie de l’excuser : il ne peut me donner la main. En effet : ses doigts sont enveloppés d’une gaze, elle-même serrée dans une bande. Je m’enquiers. Il apparaît que, dépourvus des instruments scientifiques les plus indispensables à l’exercice de leur métier, un tableau noir par exemple, les savants sont contraints d’errer, un bout de craie à la main, à la recherche de ce qui pourrait en faire office pour leurs démonstrations, schémas et autres formules. Ainsi, pas plus tard que la veille, le professeur Korobkine avait-il réussi à dénicher l’arrière, noir et fort convenable, d’une voiture à cheval qui s’était arrêtée non loin de chez lui, près d’une des entrées. Le professeur s’était posté devant avec sa craie, et aussitôt, dans un crissement, les formules algébriques avaient fleuri sur ce tableau improvisé. Las ! La voiture s’était soudain ébranlée, emportant avec elle la découverte inachevée. Il va de soi que mon malheureux savant s’était élancé à la suite de sa formule, mais celle-ci, virant abruptement dans une ruelle, était allée donner contre une borne. Un choc, et voilà : les extrémités du savant, enveloppées de gaze, en disaient assez sur la suite. Me retrouvant dans la rue, j’observai plus attentivement les capotes des équipages et des automobiles. Bientôt, tandis que je passais devant une entrée marquée à l’emblème du marteau et de la faucille, j’aperçus une automobile qui roulait en hâte vers le perron. Sur la capote arrière, se détachant en lignes blanches sur la toile sombre, un schéma incomplet. Regardant dans la direction d’où venait le schéma, je ne tardai pas à en découvrir l’auteur : à l’horizon lointain de la rue, apparut au pas de course, une craie blanchoyant au bout de son bras tendu, un homme au souffle asthmatique, fendant l’air de sa calvitie. Un réflexe purement sportif me poussa à tirer mon chronomètre de ma poche et, d’une impulsion sur le ressort, à mettre en branle la flèche des secondes et des dixièmes. À cet instant, cependant, la portière de l’automobile claqua : un homme, aux yeux dissimulés par la visière d’une casquette, un porte-documents à l’angle de son coude, en descendit, interrompant mes observations :
— Étranger ?
— Oui.
— Curieux ?
— Aussi.
— Dans ce cas (il pointa le doigt vers la calvitie qui nous rejoignait en courant), dites aux vôtres que la science rouge va de l’avant.
Puis, virant vers l’entrée de l’immeuble, il m’invita du geste à le suivre. Nous prîmes un escalier et montâmes jusqu’à un bureau doté de treize téléphones. Laissant courir ses lèvres sur les membranes des appareils, comme s’il eût été joueur de flûte, mon hôte me désigna un fauteuil et je pris place en face de lui. Je n’osais pas poser de questions mais il apparaissait d’emblée que j’avais affaire à un personnage important. Mon interlocuteur n’était pas très disert, à toute autre chose il préférait le point d’interrogation, parlait sans incises ni subordonnées. Il avançait ses questions comme on dispose seaux et cuvettes sous les fissures d’un plafond à l’approche de la pluie, et attendait. Je n’avais pas le choix : je lui fis part de cette impression de misère, de disette et de pénurie qui donnait au visiteur occidental que j’étais l’envie de rentrer sous terre. Je me contins d’abord, lâchant parcimonieusement les mots, puis sous l’emprise de mes observations toutes fraîches, je laissai libre cours aux faits qui dégringolèrent en averse dans sa cuvette. Je n’omis rien, pas même les bâtons à un bout.
L’homme m’écouta sans m’interrompre puis, quand j’en eus fini, il ôta sa casquette. Je découvris alors les yeux et le front si familiers à ceux qui, de temps à autre, jettent ne fût-ce qu’un coup d’œil aux yearbooks illustrés22.
— Oui, nous sommes pauvres, dit-il, en capturant mes pupilles dans les siennes. Chez nous, c’est comme à l’exposition : nous avons de tout en un seul exemplaire. (Est-ce la raison pour laquelle nous aimons tant les expositions ?) J’ai deviné votre pensée, n’est-ce pas ? C’est vrai, nos bâtons n’ont qu’un bout, notre pays qu’un parti, notre socialisme qu’un pays ! Mais il convient de ne pas minimiser non plus les avantages du bâton à un bout : au moins, on sait à coup sûr avec lequel cogner. Cogner, sans hésiter entre l’un ou l’autre bout. Nous sommes pauvres et le serons plus encore. Néanmoins, tôt ou tard, le pays des masures deviendra celui des palais.
Un instant, j’écoutai ses doigts pianoter sur le plat du bureau. Puis :
— Pourquoi n’avez-vous pas de questions sur la littérature ?
Je l’avoue, j’eus un hoquet : ses yeux plissés avaient dû s’insinuer sous le revers de ma veste et fouillaient en maîtres à l’intérieur de mon carnet.
— Vous avez en effet deviné ma pensée…
— Et votre nom – un rire écarta et rapprocha la fente de la bouche, comme un diaphragme haletant. Il est naturel qu’un personnage littéraire s’intéresse à la littérature, non ? Le « parfum de la vie » ? Pour les individus qui peuplent les livres ou ont choisi d’y émigrer, elle n’a d’autre odeur que celle de l’encre d’imprimerie. Alors, voilà : toutes nos « plumes » ont à choisir entre « régime » et « régime ». Pour les uns, devenir les gardiens du nouveau régime, pour les autres se mettre au régime, se serrer la ceinture.
— Mais dans ce cas – voulus-je répliquer me remettant tant bien que mal de mon émotion –, ce qui a commencé dans un foyer de locomotive, vous voulez l’achever…
Il se leva. Je l’imitai.
— Pour les détails concrets, adressez-vous ici. Une ligne tracée à l’encre s’arracha à un bloc et se dirigea vers moi. « Notre savante calvitie de tout à l’heure a, semble-t-il, terminé son schéma. Je suis pressé. Je pourrais vous renvoyer là d’où vous êtes venu, et pas à travers un conduit de cheminée, comme cela se pratiquait au Moyen-Âge : ce fil du téléphone que vous voyez là, plus trois lettres en guise d’exorcisme, et vous seriez pareil au grain de poussière emporté par le vent. Mais connaissant votre nomen, je prévois votre omen. Alors, tant pis ! Poursuivez vos étrangerrances. »
Nous échangeâmes un sourire. Mais pas de poignée de main. Je pris la porte. Les degrés de l’escalier, telles des touches de piano, glissaient sous mes semelles. Seul l’air frais de la rue me rendit mon calme.
6
L’adresse figurant sur la feuille de bloc-notes me mena jusqu’aux colonnes d’une maison de maître, sise dans une des rues les plus paisibles de Moscou, bien à l’abri du fracas des roues et des sonneries de tramways. La même feuille de bloc-notes m’ouvrit la porte d’un cabinet de travail où, comme me le dit un domestique, se trouvait présentement le maître de maison. J’en franchis le seuil et découvris une salle immense, étirant largement ses coins et sans la moindre apparence de mobilier. Tout le plancher de la salle, d’un mur à l’autre, était tendu d’une gigantesque feuille de papier d’une éblouissante blancheur, maintenue avec des punaises. Mes yeux glissèrent sur les nombreux mètres carrés de sa surface et, à son extrémité, j’aperçus un homme qui, à quatre pattes, s’y déplaçait de gauche à droite, en suivant des lignes invisibles. Y regardant à deux fois, je vis pointer, au bout des mains et des pieds de l’individu, des plumes d’acier qui labouraient avec ardeur le champ de papier. Travaillant à la vitesse d’un cireur de parquet expérimenté, il avait creusé, grattant de ses quatre plumes, quatre sillons d’encre d’un mur à l’autre, et se rapprochait peu à peu de moi. En plissant les yeux, je pouvais à présent distinguer : sur la ligne du haut une tragédie, un pied au-dessous un traité sur les voix de basse et les formes du contrepoint ; de son pied gauche émergeaient les lignes d’un essai sur la situation économique du pays, et sous son pied droit crissait un vaudeville à couplets.
— Que faites-vous ? ne pus-je m’empêcher de demander, en avançant d’un pas vers le cireur de parquet.
Se tournant vers moi, le damné de la plume leva la tête et me fixa d’un regard myope à travers les verres embués de son pince-nez :
— De la littérature.
Je m’en fus sur la pointe des pieds, craignant de gêner cet accouchement.
Ma découverte du monde scientifique et artistique de Moscou ne s’arrêta pourtant pas là : je fis une visite à l’auteur d’un Dictionnaire intégral des non-dits, passai chez un célèbre géographe qui avait découvert le Diable Vauvert, puis chez un modeste collectionneur de fentes ; enfin, j’assistai à une réunion de la Société d’Étude de la Neige de l’Année dernière. En d’autres termes, je pénétrai au cœur des angoissantes questions auxquelles la science rouge consacrait ses travaux. Le temps me fait malheureusement défaut pour m’attarder plus sur ce captivant sujet.
7
Baguenaudant de pensée en pensée, frappant à tous les fronts savants, je ne prêtais pas attention à ce qui se passait quelques pieds plus bas. L’expression : avoir un chat dans la gorge mérite un léger correctif. Car tous les chats de Russie avaient depuis beau temps été avalés et, lorsqu’on tenta de biffer d’un trait la question de la famine, elle demeura, râlant furieusement en travers de tous les gosiers, menaçant, si on ne livrait pas de pain, de dévorer la révolution. Je suis philanthrope de nature, les noms de Howard et de Haas23 me font venir les larmes aux yeux ; je résolus donc d’aider de toutes mes forces ce malheureux pays brûlé par le soleil et les incendies : j’envoyai un télégramme chiffré et, bientôt, plusieurs trains arrivèrent d’Europe, chargés de brosses à dents. Imaginez, ladies and gentlemen, avec quels sentiments la population des provinces affamées accueillit ces convois. Ce premier succès redoubla mes forces. Les points de ravitaillement organisés par le gouvernement des Soviets ne pouvaient combattre le fléau de la faim ; certes, ils délivraient gratuitement à chacun une graine de pavot, afin que nul ne pût prétendre qu’il n’avait rien à se mettre sous la dent. Cela prévenait les protestations mais laissait les estomacs vides. Je proposai d’abord de recourir à la technique des attrapeurs de rats. Tous furent mobilisés. Chaque point de ravitaillement eut bientôt son joueur de flûte qui, faisant la tournée des maisons, délogea les rongeurs de sous les planchers et des caves. Guidée par la mélodie, la nourriture, en longue procession, queue à nez, nez à queue, allait d’elle-même à la marmite.
Des médecins hypnotiseurs furent également de la partie : l’affamé était installé sur une chaise de contention, et les médecins, effectuant quelques passes au-dessus de sa tête, répétaient : « Je n’ai pas devant moi un cendrier plein de mégots, j’ai une assiette de soupe aux quenelles. Mangez. Voilà… comme ça… Vous n’avez plus faim, à présent. Essuyez-vous la bouche avec cette serviette. Suivant ! »
Le système le plus répandu était toutefois celui des fameux « Ravitomünch », créés sur ma suggestion (pour préserver mon incognito, force me fut d’alléguer une référence littéraire). L’équipement des « Ravitomünch » était des plus simples : il se composait d’une longue ficelle, tandis que les réserves alimentaires consistaient en un minuscule bout de lard, suffisant pour un nombre infini de… couverts, dirais-je, dans la mesure où les distributions de nourriture s’effectuaient quelque peu à couvert*. À l’heure du repas, les gens formaient la file, le visage tourné vers l’homme chargé de la distribution. Ce dernier attachait le lard à la ficelle, le faisait avaler à la première bouche, puis, si vous vous rappelez mes canards… eh bien, on procédait de la même façon. Quand la file était trop longue, on ajoutait un bout de ficelle supplémentaire, et ainsi de suite. Je renvoie ceux que la question intéresserait au guide pratique de mise en place des « Ravitomünch », paru à des centaines de milliers d’exemplaires sous le titre : Tout fait ventre. À propos, les gens ayant ainsi déjeuné ne se quittaient pas aussitôt la dernière bouchée avalée : le second suivait le premier, le troisième – volens nolens – le second. Ainsi les cortèges solennels, si répandus là-bas en dehors même de la famine, entrèrent-ils dans les mœurs, et des expressions courantes telles que « renforcer les liens », « avaler la même ficelle », « à la queue-leu-leu » ne sont, de mon point de vue, que réminiscences de l’époque des « Ravitomünch ».
Tandis que je me livrais à mes observations et déambulais à travers pensées et projets, chargeant mes carnets, tandis que je poussais l’opinion publique à aller de l’avant et luttais contre le fléau de la faim, le temps tirait sa propre ficelle, attachant les jours aux jours et les mois aux mois. Imitant les éphémérides, les arbres des boulevards moscovites commencèrent à perdre leurs feuilles. « Assouvir la faim du corps, songeais-je, n’est qu’une partie de la tâche, l’autre consiste à éveiller celle de l’âme. » Je suis un incorrigible vieil idéaliste, mes longues conversations avec Hegel ont laissé sur moi leur empreinte et tout autant, je pense, sur lui : la liberté, l’immortalité, Dieu, tels sont les trois pieds du fauteuil dans lequel je suis tranquillement as… Pardon, je veux simplement dire que les matérialistes ne l’emportent au bout du compte que parce qu’ils sont… des idéalistes de leur matérialisme. Le fameux balai de la révolution, qui empoussière plus qu’il ne balaie, avait bien essayé de débarrasser la maison Russie des idéalistes ; cependant, il allait de soi, estimais-je, que bon nombre de ces balayures n’en avaient pas franchi le seuil, y compris parmi les phares de l’esprit. Il fallait jeter un coup d’œil dans les coins, au moins une fois. Le hasard me vint en aide. Alors que je traversais le marché où mendiants et marchands tendaient à qui mieux mieux leurs mains et marchandises, mon regard tomba sur une dame fort digne, qui proposait un tisonnier. Le tisonnier et la dame se tenaient mêmement debout, adossés à un mur, attendant manifestement depuis longtemps, et avec lassitude, un acheteur. Je m’approchai et levai mon chapeau :
— Pour atteindre les braises de ma cheminée, madame, il me faut un tisonnier de mille kilomètres. Je crains que le vôtre ne fasse pas l’affaire.
— Certes, mais avec le mien on peut tuer les souris, rétorqua la femme, inquiète.
Je lui payai sans barguigner ce qu’elle me réclamait et fourrai le tisonnier sous mon bras : dans la poignée de bois pointant de sous mon coude, étaient sculptées les armoiries d’un comte. Je tournai les talons, prêt à m’éloigner, quand la comtesse me retint :
— Je me tourmente à l’idée que mon tisonnier soit malgré tout un peu court pour ce que vous recherchez…
— En effet : de 999,999 kilomètres.
— C’est navrant. Mais je puis peut-être vous dédommager, en vous présentant un homme qui voit à mille verstes et mille ans en avance.
Je lui fis part de mon intérêt pour sa proposition. C’est ainsi qu’un des « coins » évoqués ci-avant s’entrouvrit à mon regard. Ce qui s’entrouvrit, à proprement parler, ce fut la porte grinçante d’une chambre où, en place de papiers peints, les murs s’ornaient de taches d’humidité et de traces de punaises. Par la porte béante du poêle, pointaient des brandons incandescents d’arbre généalogique. Un homme maussade, que mon aimable hôtesse me présenta comme un auteur assez connu d’ouvrages sur les destinées proches de la Russie, demeura longtemps assis, les yeux rivés à l’extrémité de ses bottes24. Voyant mon impatience, mon hôtesse tenta de détourner le regard du visionnaire du bout de ses chaussures vers les fins de l’univers. L’homme tordit les lèvres mais pas un son n’en sortit. Mon hôtesse et moi échangeâmes un coup d’œil, puis elle changea de sujet :
— Vous aurez noté, sans doute, que les corneilles du boulevard de Tver ne crient plus « croa, croa », mais « hourra ». Qu’est-ce que cela peut signifier ?
— Rien du tout, grogna le visionnaire dont le regard passa des bottes aux brandons pointant du poêle.
La comtesse m’adressa un signe : cela va venir. Et en effet :
— Il est dit dans la chronique : « Cité de fumée. » Et aussi : « Au-dessus de la Moscovie, rouge sang le soleil perçant au matin la fumée. » Et dans le Domostroï25 : « Comme les abeilles, les anges s’éloignant à tire-d’aile de la fumée. » Et quand nous n’eûmes plus rien d’anges, les fumées montèrent de l’espace dans le temps et vint un « Temps de Troubles », voilé comme par un rideau de fumée. Le temps lui-même n’est plus que trouble, les siècles se confondent, le treizième a pris la place du vingtième. Inde : la révolution ! Un de nos grands hommes l’avait déjà intitulée : Fumée26. Un autre, avant encore, parlait dans ses écrits des « Fumées de la Patrie », si « douces et chères27 ». Et les friands de fumées, les amateurs de fumeuses gâteries, les dégustateurs de carbone n’ont cessé de croître en nombre, jusqu’à ce que la patrie, se réduisant de plus en plus, partie en fumée, ne devînt fumée à son tour, cette fumée « si douce et chère » à leurs yeux. Jetez un regard aux cadrans des pendules des rues : les flèches n’y tressautent-elles pas de dégoût en secouant la noire fumée et la suie des secondes ? Vos yeux ne pleurent-ils point, rongés par la fumée des temps ? Ne… À propos, comtesse, votre poêle fume un peu. Permettez que j’emprunte votre tisonnier…
L’hôtesse et moi échangeâmes un regard. Tout soudain, le prophète visionnaire devina que ses anticipations sur la fumée m’avaient été vendues dans le même lot que le tisonnier. Désireux d’atténuer la gêne subite, je pris la parole à mon tour, proposant à l’attention de mes interlocuteurs toute une collection de nouvelles importées d’Occident. Le prophète était assis, le menton sur les mains, et les mèches pendantes de ses cheveux me masquaient l’expression de son visage. La comtesse, toutefois, rayonnait positivement de plaisir et en redemandait encore et encore. J’évoquai le fracas de chutes du Niagara des grands centres européens, les nuits transformées en jours électriques, les flots d’automobiles, les raouts diplomatiques, les séances de spiritisme, les toilettes à la mode, les séances de l’Internationale d’Amsterdam, les voyages du roi d’Angleterre, la vogue du boston et les étoiles montantes du music-hall, Churchill et Chaplin, ainsi que… À travers une brume bleutée (le poêle, en effet, faisait des siennes), j’avais la vision fugitive du visage de mon auditrice fondant de bonheur et, sans prévoir les conséquences, je poursuivais à perdre haleine. Parvenu à la description de l’audience qui m’avait été accordée par l’empereur de toutes les Russies, je levai les yeux… et, soudain, ne vis plus la comtesse. Son fauteuil était vide. Perplexe, je me tournai vers le visionnaire. Il se leva et, après un soupir :
— Non, plus de tisonnier. Et plus de comtesse : elle a fondu. Et vous êtes un assassin.
Puis, relevant le bas de son pantalon, il enjamba la flaque qui, peu auparavant, était la comtesse. Il ne me restait qu’à faire de même. Liés par le secret, nous sortîmes, fermant soigneusement la porte derrière nous.
Une rue tortueuse, des réverbères troubles s’efforçant vainement, de leur rai de lumière, de s’agripper les uns les autres. Nous marchions muettement entre deux rangées de murs vides. Soudain, sur l’un d’eux, quatre lettres à la peinture encore fraîche : SSSR28. Mon compagnon tendit le bras vers elles :
— Lisez.
J’obtempérai, m’efforçant de déchiffrer le sigle. Il secoua furieusement sa chevelure :
— Balivernes ! Écoutez, je vais vous révéler le cryptogramme découvert par les initiés : SSSR – Sancta, Sancta, Sancta Russia, Russie trois fois sainte. À ausculter les lettres, à les écouter respirer, vous ne retenez plus que leurs expirations. Moi, je peux les entendre inspirer : elles disent vrai, vrai ! la Russie une et trois fois sainte… à l’image de Dieu.
La rue tortueuse nous emmena plus loin. Nous arrivâmes à un carrefour et mon compagnon se figea brusquement :
— Il m’est impossible de continuer.
— Pourquoi ?
— Ici commence la rue pavée, lâcha le prophète d’une voix sourde, et les gens de ma profession ont tout intérêt à se tenir éloignés des pierres.
Laissant la silhouette immobile de mon compagnon au bord du ruban asphalté, j’abordai les pavés d’un pas martial. Grâce à Dieu, il n’est pas de prophète chez les Münchhausen !
Une pensée marchait d’un même pas à mes côtés : deux millions de dos, des coins sombres, une vie cloisonnée par la peur de la délation et des tchékisitions29… On lève les yeux vers des yeux, et on ne rencontre que le canon d’une arme, un dos à dos* sans fin. L’expérience devait aussitôt conforter ma pensée dans ce qu’elle avait de plus sombre. Apercevant un homme qui s’éloignait précipitamment d’une maison, je l’arrêtai par cette question :
— Où allez-vous ?
— Au gré du vent.
Ces mots empreints d’amer lyrisme se gravèrent à jamais dans ma mémoire. « Pauvre homme solitaire – me dis-je, en suivant du regard celui qui recherchait ainsi un coin tranquille –, il n’a ni ami ni amante à qui se confier, il ne lui reste qu’à partir… au gré du vent ! » Deux millions de dos, et un tas de coins sombres.
8
Le conférencier fait une pause : sa pomme d’Adam replonge dans l’ouverture de son col pour y prendre quelque repos. Le bouton de sonnette, en revanche, soudain bousculé, a un ou deux déclics, et la lumière jaillit sur l’écran. Un « ah » de frayeur balaie la salle comme un vent de tempête. Butant les unes contre les autres dans l’obscurité, des dizaines de personnes se précipitent vers les portes.
— Lumière ! crie le conférencier. Puis, quand les lumignons se sont rallumés : Regagnez vos places, je poursuis.
La diapositive qui vous a tant effrayés, ladies and gentlemen, mériterait, me semble-t-il, des émotions bien différentes. Devant vos yeux a jailli, pour s’éteindre aussitôt, la très éphémère existence d’une créature incarnant l’idéal de justice sociale. Chaque partie de son corps correspond donc strictement, par la taille, à sa valeur intrinsèque. En d’autres termes, vous avez vu ce qu’on appelle « l’homme statistique », dont le portrait est déjà familier à ceux qui, par exemple, ont eu affaire aux problèmes d’assurance des ouvriers30. La constitution de l’homme statistique est la suivante : chacun de ses organes est exactement proportionnel à la somme versée à l’assuré en cas de perte de cet organe ; ainsi les yeux de l’homme statistique (organes nettement moins gros chez vous et moi que, disons, les fesses, ce qui est parfaitement injuste puisque leur valeur est considérablement plus grande pour le travail), ses yeux, donc, sortent de ses paupières gonflées, en énormes ballons ; son bras gauche descend à peine jusqu’à sa hanche, cependant que le droit a les doigts qui traînent par terre, et ainsi de suite. J’avoue que, la première fois qu’il me fut donné de voir les globes oculaires proéminents de cet individu construit avec tant de précision, je fus à deux doigts de m’étonner. Toutefois, outre la maxime d’Horace : « Ne t’étonne de rien », j’en ai une autre, de ma fabrication : « Ne cherche pas à étonner. » Donc, je rencontrai cet être idéalement bâti sur un banc public d’un boulevard de Moscou. Des gamins gambadaient devant nous, en léchant des bâtonnets de glace. Les cireurs de chaussures donnaient la chasse aux bottes sales. Le visage de mon voisin de hasard, que je trouvai déjà assis sur le banc, était dissimulé par un journal. Mes yeux glissèrent sur ce paravent de papier et je lançai :
— Tiens, les réformistes ont de nouveau viré à droite.
— Si les zéros veulent avoir un tant soit peu d’importance, ils n’ont qu’une position possible : à droite.
Le journal replia ses feuilles et c’est alors que mon regard interrogateur rencontra les yeux gigantesques, sortant des orbites. J’eus un involontaire mouvement de recul, mais un bras d’une fantastique longueur me rattrapa. Son pouce et son index, démesurés au détriment des autres doigts, évoquaient une pince. La pince me captura à l’extrémité du banc et me pressa les doigts :
— Je me présente : je suis le Précis-pour-Chercheur-de-Petite-Bête. Et vous ? C’est une idée, soufflèrent ses narines dilatées, ou on dirait que vous aussi vous sentez le livre ?
— Sûr qu’on ne saurait vous taxer d’imprécision, éludai-je.
— À tel point, reprit l’homme-pince dans un sourire qui découvrit ses dents de divers calibres, qu’il n’y en a pas une pour m’appeler sa « Grosse Bébête jolie ».
— Allez savoir, repris-je osant un timide compliment : le monde recèle si peu de beauté et tant de mauvais goût.
— Oui, pire c’est, mieux c’est. Avant, on appelait ça « l’harmonie préétablie », harmonia praedestinata. Mais si vous voulez m’utiliser comme Précis, vous n’avez qu’à demander. Tous les chiffres, du zéro à l’infini sont à votre service.
Je tirai mon carnet de notes.
— Combien de suicides au cours de la guerre civile ?
— Zéro.
— Comment ça ?
— Comme ça : vous n’avez pas le temps de vous trucider, que les autres vous ont déjà zigouillé…
9
Cependant, le vent d’octobre avait arraché aux arbres des rues leurs ultimes feuilles, le mercure des thermomètres et les jours avaient raccourci, la neige avait recouvert les toits des maisons et la terre. Je me réchauffais d’ordinaire en marchant d’un bon pas. Un jour que je dépassais une procession de tramways cliquetant lentement le long des rails gelés, je notai que sur la plateforme avant de chacun d’eux, sur un petit banc à côté du wattman, se trouvait systématiquement un vieillard courbé par le poids des ans, ses cheveux affleurant, neigeux, par-dessous sa chapka. Je me figeai et laissai passer devant moi une file de wagons : partout, près du levier du wattman, j’entrevis les visages de ces vieillards chenus. Perplexe, je demandai à un passant :
— Qui sont ces hommes ?
— La gent sablonnière, grommela mon interlocuteur avant de poursuivre son chemin.
Je me rendis de ce pas à la bibliothèque du Musée d’Histoire. Une dizaine de nez aristocratiquement bossués et autant de lippes dédaigneuses défilèrent dans mon esprit. Je demandai le Registre et entrepris de feuilleter les généalogies : je trouvai toute une lignée de Gué-Larivière, une famille de Moulin-Fondrières, mais de Sablonniers ou de Sablonnières, point.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Méditant sur le sort de l’antique gent sablonnière perdue pour les livres, je quittai la bibliothèque et, dans la rue, tout s’éclaircit bientôt : tandis que je descendais une des sept collines sur lesquelles s’étend Moscou, je vis un nouveau wagon qui, grinçant de toutes ses ferrailles, essayait en vain de grimper la pente. Alors, sur un signe du wattman, le vieux sablonnier quitta la plateforme et clopina le long du rail devant le tram : le vieil homme, comme on dit chez nous, sucrait manifestement les fraises ou, comme disent les Russes, il perdait du sable à chaque pas. Et le tramway, toussant et bringuebalant de vieillesse lui aussi, put tranquillement, grâce au sablage, s’engager sur la pente.
Avec ce système, les tramways, là-bas, ne sont de quelque commodité que pour les fonctionnaires qui peuvent ainsi arriver en retard au bureau. Pour ma part, je ne confiai qu’une fois ma personne à ces tortues de fer et je dois reconnaître qu’il s’en fallut d’un cheveu qu’elles ne m’emportassent… fort loin. Figurez-vous que, m’embrouillant dans le compte des arrêts, j’avais acheté un billet à huit kopecks, au lieu de onze. Le contrôleur me prit sur le fait. Le délit fut consigné, le dossier fut expédié pour instruction, puis se retrouva, ainsi que moi-même, devant les tribunaux. L’audience de cette affaire de trois kopecks eut lieu à la Cour Suprême : je fus mené, entre deux sabres, au banc des accusés. Une foule immense de curieux avait empli la salle. Les mots : « peine capitale », « châtiment suprême » étaient dans toutes les bouches.
Je bâtis ainsi ma défense : puisque mon acte, tenu pour délictueux, était le produit d’un ensemble de réflexes conditionnés, il me semblait logique que la peine fût à son tour conditionnelle. Après délibération, la Cour rendit son verdict : déclaré coupable, j’étais condamné à être fusillé par un peloton armé… de pistolets à eau.
Au matin de l’exécution on me colla au mur, face à une douzaine de canons de pistolets. Je n’eus pas le temps de ciller qu’une salve retentit : j’étais fusillé. Levant mon chapeau, je fis des excuses pour le dérangement et m’en fus tranquillement, en qualité, cette fois… de cadavre conditionnel.
Comme il est de coutume de fusiller à l’aube, les rues étaient aussi vides que les allées d’un cimetière. De plus, c’était un dimanche, jour où la vie se réveille un peu plus tard que d’habitude. Je marchais, vaguement excité, sentant encore pointées sur moi les armes du peloton d’exécution. La ville émergeait petit à petit du sommeil. Estaminets et débits de bière rouvraient leurs portes. J’avais la gorge sèche. Je poussai une des portes surmontées d’une enseigne jaune-vert et fus aussitôt assailli par l’odeur de bière et le brouhaha. Je pris une table, examinai les chopes et les visages alentour, et éprouvai un fort sentiment d’étrangeté : aucun des consommateurs, le nez plongé dans sa bière, ne bavardait avec les autres, et en même temps tous parlaient sans discontinuer. Prêtant l’oreille, je commençai à distinguer les mots : il y en avait moins que de locuteurs, car tous les clients répétaient, se contentant de très légères variantes, la même injure nationale. Au fur et à mesure que la bière descendait dans les chopes, les visages de plus en plus rouges, les yeux injectés de sang se faisaient plus furieux et on eût dit que l’air exsudait par tous les pores ces jurons choisis. Tous les visages, tous les yeux s’évitaient soigneusement, nul n’en voulait à personne, seul un palmier artificiel tressautait nerveusement du bout de ses piquants, sous la grêle incessante d’insultes. Effaré, j’appelai du doigt le garçon que je priai de m’éclairer sur ce qui se passait. Il eut un sourire paresseux et m’informa :
— Des commerçants.
— Et alors ?
— Faut comprendre : ils sont là, six jours sur sept, à tout supporter des clients : hommes ou marchandises, pas le moindre répit ! On n’arrête pas de les tripoter, de les tripatouiller, de demander, de redemander, y’a toujours quelque chose qui ne va pas, et que je te déballe, et que je te remballe, que je mesure, que je remesure, sans qu’ils puissent l’ouvrir. Alors, ils se taisent six jours d’affilée, mais le septième…
Balayant d’un coup de serviette sur la table une cosse de haricot, il regagna son comptoir.
Je ne pus m’empêcher de sourire : ainsi ces gens, mettant à profit la trêve dominicale, régurgitaient-ils tout ce qu’ils avaient avalé durant leur longue semaine de labeur.
Je souris, oui, mais pas en raison des bordées d’injures qui résonnaient autour de moi, à un souvenir vague plutôt, soudain ressurgi en moi : je me remémorai – sans doute ne l’avez-vous pas oublié non plus – l’étonnante corne du courrier dans laquelle, tel un escargot dans sa coquille, s’était lovée la chanson gelée pour, à l’occasion, se mettre à célébrer la venue du printemps et de la chaleur. Mais l’injure est mieux lotie que la chanson. Las ! À l’éphéméride du poète, il n’est point de dimanches ni de résurrections. Et s’il réussit à ne pas geler en chemin, son cœur n’en garde pas moins la brûlure du gel. C’est ainsi que, cadavre conditionnel, je méditais, à une table d’estaminet, sur les réflexes conditionnés.
10
À travers toute la salle, des derniers rangs aux premiers, plongeant et réapparaissant tour à tour derrière les dos, un bout de papier plié en quatre progresse vers la scène qu’il atteint enfin, interrompant un instant le récit.
— On me fait passer un billet, annonce l’orateur en souriant et en agitant la petite feuille. Une main, manifestement féminine, s’enquiert de la place des femmes dans la société soviétique, ainsi que de ses droits en matière d’amour et de mariage. J’aurais autant aimé éviter ces questions, mais si mon auditoire l’exige, j’en toucherai deux mots. Dans l’ancienne Russie, la vision de la femme, créature dysharmonique, aux cheveux aussi longs que son esprit est court, avait radicalement changé : la femme avait enfin obtenu d’avoir aussi les cheveux courts.
Quant à l’étude pratique des questions de l’amour et du mariage, il me semble que mes deux cents ans d’âge me dispensent partiellement de rapporter sur ce point. Certes, désireux de me montrer aussi consciencieux que possible et me souvenant que la curiosité peut passer pour de la passion, je tentai un léger flirt avec une paire d’yeux ravissants. Nous fîmes connaissance de la façon suivante : je marchais dans la rue, devant moi cheminait une jeune fille bien tournée, tenant par la main un marmouset haut comme trois pommes. « Une bonne, sans doute », me dis-je et, accélérant le pas, je hasardai un œil sous son chapeau. L’inconnue se détourna, rougissante, et c’est alors que le ballon – un ballon rouge d’enfant –, arrachant sa ficelle aux doigts de la belle, s’éleva le long des fenêtres d’immeubles, puis s’en fut rouler sur les toits. M’aidant des mains et des genoux, je grimpai aussitôt par une gouttière et donnai la chasse à cette bulle de couleur. Me voici galopant dans un fracas de tôle, quand une soudaine rafale de vent s’en vient projeter le ballon sur le toit d’à côté. Je ploie les genoux et bondis de maison en maison. Cette fois, j’ai la ficelle. Je prends mon élan d’une saillie et descends sans à-coups, au bout de ce ballon d’enfant, jusqu’aux pieds de l’inconnue émerveillée et du gamin bouche bée. Les choses prennent ensuite un tour très naturel : les jolis yeux me fixent rendez-vous, au fond de moi je triomphe déjà, mais un stupide incident vient tout gâcher. Cherchant à forcer le destin, je fais, sur le chemin des jolis yeux, un détour par un magasin. À Moscou, on vend sous la même enseigne des fleurs fraîches et de la viande de cheval, des sangsues et des boîtes de singe, et bien d’autres choses encore. Le rectangle de fer sous lequel je passai arborait, noir sur bleu : « Confiseries et Cercueils. » Je priai qu’on me fît un paquet de la plus grosse boîte de bonbons mais, de toute évidence, mon doigt n’indiqua pas ce qu’il fallait. On me remit un grand paquet de forme allongée, élégamment entouré de papier et noué d’une faveur rose. Le cœur battant, je toquai à l’huis de ma charmante. À la vue du cadeau, les yeux brillèrent – tout allait donc pour le mieux – et, me sentant à mi-chemin des œillades et des baisers, je retirai le ruban. La jeune fille, un sourire gourmand aux lèvres, défit le papier et… la surprise nous rejeta tous deux contre le dossier du divan : du tas de papier émergea un petit cercueil d’enfant, bleu avec un liseré blanc. C’est ainsi que dans un sifflement, le train du bonheur me passa sous le nez. Dieu que ces maudits escaliers moscovites sont étroits et raides !
Non, je ne crains pas d’être franc et d’affirmer que les êtres doués d’imagination n’ont rien à faire en amour. De même que le vrai joueur d’échecs peut effectuer une partie sans regarder l’échiquier, de même, tant qu’à aimer, autant que ce soit sans regarder la dame. Songez ! Qui connaît le succès auprès des femmes ? Je ne puis oublier à ce jour le boutonneux visage d’un archiviste de Hanovre qui, ayant eu, sa vie durant, à manipuler des dossiers, avait appris à en dénouer les rubans avec tant de vélocité que, transposant sa technique à un autre domaine, il était, à l’en croire, devenu imbattable dans sa catégorie : « Avant qu’on ait eu le temps de me dire oui ou non, tous les rubans sont dénoués », se vantait-il, et j’incline à penser que ses paroles n’étaient pas que forfanterie.
Quoi qu’il en soit, dédaignant désormais la pratique, je résolus de me borner à l’aspect purement théorique du problème. Des monceaux de littérature soviétique m’amenèrent à des conclusions et pronostics des plus réjouissants : tandis que les journaux proclamaient la haine irréconciliable des classes, les belles-lettres ne toléraient en fait d’amour que celui du tchékiste pour la belle garde-blanche, de la rouge combattante pour l’officier tsariste, de l’ouvrier pour l’aristocrate et du prince ou du comte déchu pour la paysanne des Terres-Noires. C’est ainsi que, confiants dans la grande tradition réaliste de la littérature russe, nous pouvons espérer que tout ce qui fut fait par le marteau sera défait par la faucille… du croissant de lune. Tôt ou tard, le chant du rossignol l’emportera sur la sirène d’usine. Il en fut toujours ainsi et cela ne changera pas : les antithèses continueront de courir après les thèses, et il suffira qu’elles s’unissent pour que l’amie de la famille, la synthèse, déboule.
Les opinions sur le sujet sont aujourd’hui encore, disons, assez partagées, elles n’ont pas eu le temps de s’imposer. Les uns réclament donc que soit également appliqué à l’amour le mot d’ordre : « Tous sur le pavé ! » Les autres, en revanche, guerroient pour que brûle la flamme du foyer familial. L’Amor profana et l’Amor celeste du Titien, représentés paisiblement assis de part et d’autre d’un puits, se crêpent à présent le chignon et tentent de se précipiter mutuellement dans l’abîme.
Sans jouer aux devinettes, force est de constater que le grand moteur dans la réforme de l’amour est un « moteur plus fort que l’argent », comme disait une demoiselle, innocente cinq minutes plus tôt, à laquelle on n’avait pas payé la somme convenue. Je ne crois pas que des lois fabriquées par des juristes puissent lutter contre les lois de la nature. Ajoutons que Francis Bacon, grand spécialiste de la méthode, définissait ainsi l’expérimentation : « Nous ne faisons qu’augmenter ou réduire la distance entre les corps, et la nature se charge du reste. » Si l’on prend en compte que les conditions de logement, dans le pays dont je reviens, ne permettent pas de réduire encore les distances, eh bien… brisons là et acceptez que je reprenne le cours de mon exposé.
11
Le redressement de l’économie commença lentement en URSS, sans qu’on y prît garde, un peu comme le printemps qui, dans cette région du Septentrion, pousse péniblement ses bourgeons à travers la peau nue et engivrée des branches. Si j’ai bonne mémoire, tout partit de ces poutres que les gens se mirent à s’ôter mutuellement des yeux. Jusqu’alors, ils se refusaient à en voir fût-ce la paille, mais la nécessité conduit finalement nos yeux à se dessiller. Bientôt, le stock de poutres tirées des yeux fut assez important pour que l’on pût procéder à des constructions ; çà et là, aux abords de la ville, apparurent de petites maisons de rondins, des coopératives de logements se formèrent, bref tout se remit sur pied31.
On entreprit de planter des arbres sur les boulevards (des précédents ne restaient que les souches). On recourut pour ce faire à une méthode, simple mais habile, de croissance accélérée : à chaque arbrisseau fiché dans la terre, une corde fut attachée, laquelle fut rattachée à une poulie et l’on tira l’arbre vers le haut jusqu’à ce qu’il eût atteint sa taille d’avant-guerre. C’est ainsi qu’en deux ou trois semaines, les boulevards nus se couvrirent de frondaisons et reprirent leur belle allure.
Une multitude d’affiches placardées sur tous les murs et palissades donnait aux passants des conseils pratiques, tels que : « Le poisson se gâtant par la tête, mange-le par la queue. » Ou bien : « Si tu veux ménager tes semelles, marche sur les mains. » Je ne saurais me les remémorer tous. Les affiches des théâtres rivalisaient avec celles de la propagande, annonçant mises en scène grandioses et spectacles de masse. Emporté par la vague, je ne pouvais me contenter d’une place de spectateur et proposai aussi quelques plans et projets. Je devins ainsi conseiller d’un metteur en scène moscovite, auquel je suggérai de monter le Revizor de Gogol mais, pour ainsi dire, à ma mesure, à la Münchhausen, c’est-à-dire en chamboulant tout, à commencer par le titre32. La pièce, telle que nous l’avions conçue, devait s’appeler : Les Trente mille courriers. Le centre de gravité de l’action y passait de l’individu aux masses. Les héros en étaient trente mille pauvres travailleurs, servant en qualité de courriers auprès d’un odieux exploiteur, le haut fonctionnaire pétersbourgeois Khlestakov. Il ne cessait de les presser, colis et paquets pleuvaient sur eux, jusqu’au moment où, s’organisant, ils décidaient de se mettre en grève et de ne plus rien porter. Pendant ce temps, Khlestakov filait le parfait amour avec une belle… j’avoue ne plus me rappeler comment ils les appellent : était-ce une « responsable de plates-bandes » ou une « maraîchère » ? Quoi qu’il en soit, Khlestakov lui adressait, par un premier courrier, un billet lui fixant rendez-vous dans le potager (cela se fait chez les Russes). Or le courrier ne portait pas le message à l’adresse indiquée. Khlestakov attendait la nuit entière dans le potager et, tout marri, s’en revenait dans son ministère et envoyait un second billet, avec le même contenu et à la même adresse, par un second courrier. Même résultat : le deuxième, le troisième, le millième, le mille et unième messager ne remplissait pas sa mission. Trois années durant, chaque nuit, Khlestakov arpentait en vain le potager, gardant malgré tout l’espoir de conquérir le cœur de l’inaccessible belle. Il vieillissait, maigrissait, mais continuait d’envoyer des courriers : on en était au mille quatre cent cinquantième, au mille quatre cent cinquante et unième, au deux millième. Les épisodes se succédaient. Le plus fieffé bureaucrate ne supporte pas les lenteurs administratives en amour. Khlestakov négligeait ses affaires et en venait à écrire quotidiennement non plus une, mais dix, vingt, cent lettres, ignorant que toutes se retrouvaient au comité de grève. Cependant, la belle maraîchère qui, au demeurant, n’avait rien d’inaccessible, attendait, des années durant, ne fût-ce qu’une ligne de l’élu. Le potager était à l’abandon, envahi par le chardon. C’est alors qu’apparaissait un briseur de grève : il s’agissait du dernier courrier, le trente millième, qui craquait nerveusement et finissait par porter le billet à l’adresse indiquée.
Ensuite, les événements tournaient à la catastrophe, à la vitesse d’une pierre dévalant une colline. Khlestakov se précipitait chez la belle. Enfin ! Mais le comité de grève veillait. Il avait repéré le traître, ce qui n’avait pas empêché la lettre n° 30 000 de lui échapper. Les grévistes décachetaient alors les vingt-neuf mille précédentes. Imaginez l’effet produit par cette scène : trente mille enveloppes déchirées volaient dans les airs, retombant en petits carrés de papier sur la tête des spectateurs. Un chœur de voix furieuses – ici, nous recourions au procédé de la déclamation collective – récitait à travers la salle trente mille textes presque identiques, faisant trembler les murs et tonner le plafond : « Retrouve-moi au potager. » Alors, les trente mille insurgés, impeccablement rangés, allaient au potager régler son compte au vil séducteur. Le couple, qui se chuchotait des mots doux près de la haie, essayait de s’enfuir mais de tous côtés surgissaient, encore et encore, les courriers. Les trente mille feuilles brandies sous le nez du fonctionnaire rendaient la nuit blanche comme le jour. La vie de Khlestakov ne tenait qu’à un fil. La dévouée maraîchère criait qu’elle était prête à se donner à tous les trente mille, rien que pour en sauver un seul. Les courriers, gênés, étaient à deux doigts de se cacher dans leurs enveloppes. Alors, dans un accès de repentir, Khlestakov confessait publiquement qu’il n’avait rien d’un dignitaire, qu’il n’était que simple conseiller titulaire comme n’importe qui, un prolétaire parmi les autres. Donc, apaisement et réconciliation. Les trente mille étaient ensuite munis de bêches. Au son d’une chanson populaire : « À chaque légume sa saison », les bêches heurtaient la terre, retournant le potager plein de chardons. Lueur pourpre de l’aube. Essuyant à son front la sueur du labeur, Khlestakov tendait le bras vers le jour qui pointait : « Le voile qui m’obscurcissait la vue est tombé. » Aussitôt après le voile, tombait le rideau. Qu’est-ce que vous dites de ça, hein ?
Les répétitions commencèrent mais, là, nous nous heurtâmes à un obstacle imprévu : pour jouer les trente mille, on avait engagé deux divisions des environs de Moscou ; or, les autorités, craignant manifestement un coup d’état militaire s’opposèrent à l’arrivée d’une telle quantité de troupes dans la capitale33. Pour moi, je ne tardai pas à partir, non sans prier le metteur en scène, au cas où le spectacle serait un jour réalisé, de préserver mon incognito sur l’affiche. Je ne pense pas qu’il manque à sa promesse.
Durant mon séjour à Moscou je m’efforçai d’assister à toutes les conférences scientifiques. Le sursaut de l’économie se reflétait de la façon la plus favorable sur la cadence des recherches et des travaux scientifiques dans le pays. Avec votre permission, ladies and gentlemen, j’évoquerai brièvement le contenu des deux dernières conférences auxquelles j’eus la chance d’assister.
La première était consacrée à l’ancêtre des rimes. L’orateur, académicien distingué qui avait sacrifié sa vie à l’étude des racines slaves, posa la question de la première rime à avoir résonné en vieux russe. Au fil de nombreuses années de travail, il avait fini par remonter au neuvième siècle de notre ère. Il apparaissait ainsi que l’inventeur de la rime était saint Vladimir, qui avait composé : « One ne connaîtra la vraie vie, qui ne biberonne à l’envi ! » Cette rime-mère, comme le démontrait l’éloquent conférencier, devenant chaque fois plus complexe, avait engendré toute la versification russe ; mais que l’on retirât le « biberonne à l’envi » et c’en serait fini de « la vraie vie » ! En vacillant, la base fragiliserait toutes les superstructures et rendrait la maison de livres guère plus solide qu’un château de cartes. En conclusion, l’orateur proposa de rafraîchir la terminologie en classant la poésie, non point en « lyrique » et « épique » comme on le faisait auparavant, mais en « tord-boyaux maison » et « rectifiée ».
La seconde conférence entrait dans un cycle organisé par l’Institut de Nivellement du Psychisme et m’attira rien que par son intitulé : « De part et d’autre de la raie. » Un physiologiste patenté y faisait une démonstration des travaux de l’Institut de Nivellement dans le domaine de l’électrification de la pensée ; il se trouvait qu’un groupe de chercheurs était parvenu à prouver que les influx nerveux dans le cerveau, pareils au courant électrique, ne diffusaient qu’à la surface des hémisphères cérébraux, lesquels étaient les pôles de l’électropensée34. À partir de là, il n’était plus besoin que de quelques applications purement techniques pour remonter la pensée de deux ou trois centimètres, en la localisant à la surface de la boîte crânienne. Une raie, partant du front vers la nuque, séparait les processus mentaux de droite et de gauche, reproduisant judicieusement les hémisphères qui se trouvaient comme projetés sur la surface sphérique. Inutile de préciser que les cheveux remplaçaient, dans cette audacieuse expérience, les fils électriques conduisant la pensée dans l’espace.
Après un exposé théorique des plus concis, le savant aborda les démonstrations : on fit monter sur l’estrade un homme dont la tête était couverte jusqu’aux oreilles d’un bonnet de laiton absolument hermétique. Le bonnet fut retiré et nous découvrîmes tous une raie droite et soignée, des cheveux lissés, comme incrustés au fer à repasser dans le crâne, de la droite vers la gauche et inversement. L’expérimentateur se munit d’une baguette de verre qu’il approcha de l’hémisphère gauche du cobaye :
— Chez le présent sujet, l’idée « État » est localisée ici, à l’extrémité de ce petit cheveu, à gauche de la raie. Nous l’avons marquée d’un petit point rouge. Je prie les auditeurs myopes de s’approcher pour s’en convaincre. Maintenant, je requiers toute votre attention : j’appuie sur « État ».
Le bout de la baguette de verre vint donner dans le petit point, une étincelle fusa de droite à gauche par-dessus la raie et les mâchoires du sujet, se desserrant, lâchèrent : « L’État c’est la violence organisée… » La main à la baguette s’écarta : les mâchoires du sujet se refermèrent, dans un claquement de dents. Le savant adressa un signe à son assistant :
— Faites-lui la raie à gauche. Comme ça… À présent, vous constatez que le point rouge s’est déplacé à droite de la raie. Contact !
De nouveau, le verre rencontra le point, une étincelle fusa de gauche à droite, les mâchoires se desserrèrent et : « L’État est une étape indispensable sur la voie de… »
— Qu’il garde la suite sur le bout de la langue, coupa l’expérimentateur en agitant sa baguette. Les mâchoires se refermèrent et on appela un deuxième cobaye. Celui-là avait un air indocile et hirsute. Quatre gardes de l’Institut eurent les plus grandes peines à le hisser sur l’estrade ; de ses cheveux dressés tombait une pluie d’étincelles mais sa bouche, qui se tordait convulsivement, était fermée par un bâillon.
— Branchez les mots, ordonna l’expérimentateur.
Le bâillon fut retiré et les mots affluèrent, suscitant des chuchotements parmi la nombreuse assistance : « contre-révolution », « idéologie blanche », « 100 % bourge », « la révolution est en danger ». Il en fut même un pour bondir de son siège et crier : « Des gars comme ça, faut les coller au mur ! »
Le savant étendit le bras, apaisant les esprits :
— Du calme, citoyens. Je vous prie de ne pas gêner l’expérience. Instrument numéro zéro…
L’assistant partit comme une flèche vers la table des instruments et une ordinaire tondeuse de coiffeur (simplement munie de longues poignées dans des étuis de verre) glissa le long du crâne du cobaye, lui rasant hâtivement le mental. Au fur et à mesure que les petites dents métalliques passaient et repassaient, dénudant le crâne, le discours du contre-révolutionnaire s’appauvrissait, s’étiolait, s’embrouillait. La machine acheva son œuvre et un gardien balaya les mèches de vision du monde tombées sur le sol. Les bras du cobaye pendaient à présent comme des lanières, mais sa langue, tel un battant de cloche au cou d’une vache, continuait de fonctionner, répétant inlassablement ces mots : « Liberté de parole – parole – liberté – parole de liberté – liber… »
L’air soucieux, l’expérimentateur s’approcha du sujet et examina minutieusement son crâne nu. Soudain, le visage du savant s’éclaira, il tendit une large main vers le haut de la tête du patient :
— Il reste deux cheveux, ici, annonça-t-il à l’auditoire, avec un large sourire. Et, saisissant entre deux ongles carrés une chose invisible à la salle, il tira d’un coup sec : Voilà, c’est net. Il ne mouftera plus !
Le savant souffla sur ses doigts et regagna sa chaire. Le gardien acheva son balayage, il s’apprêtait à débarrasser le plancher de ces balayures psychiques, lorsqu’un son étouffé, hoquet sourd ou bâillement, se fit entendre dans les derniers rangs de la salle. Alors, après une longue pause, le savant embrassa de ses lunettes sévères l’auditoire qui se tenait coi, et dit :
— Du calme. Rappelons-nous le proverbe russe : « Quand les cheveux sont coupés, on ne pleure pas la tête. »
12
Qui n’a jamais assisté à un défilé de Premier Mai à Moscou ignore ce qu’est une fête populaire. Toutes les fenêtres, alors, s’ouvrent en grand pour laisser entrer le mois de mai, dans les flaques printanières palpite, se mêlant au blanc reflet des nuages, la flamme pourpre des étendards. De rue en rue résonnent les tambours et retentit le pas cadencé des colonnes, des millions de jambes affluent sur la place Rouge pour se déverser, flot humain, vers la Moscova libérée de ses glaces qui, avec la même printanière vivacité, déborde de son lit. Des cuivres lancent dans les airs les accents de L’Internationale, les drapeaux rouges flottent au vent, pareils à de gigantesques crêtes de coqs, cependant que les becs crénelés des baïonnettes, pointés vers les cieux, se balancent devant les tribunes.
Coincé dans la foule, j’observai longuement cette Fête qui lançait ses cris de guerre, ardait de tout son plumage de rubans et d’étendards, et était prête, de son gigantesque bec-baïonnette, à picorer toutes les étoiles du ciel comme autant de petites graines, pour y jeter ensuite, par poignées, ses étoiles rouges à cinq branches. Une Fête de bout en bout empreinte de sainte colère, et qui soudain fit ressurgir en moi une légende que j’avais exhumée, peu auparavant, d’une bibliothèque moscovite mais que, dans le flot rapide des travaux et des jours, j’avais aussitôt oubliée. Cette légende, me rappelai-je peu à peu, évoquait un Français venu à Moscou dès 1761 dans le but de… Mais à cet instant, les cuivres hurlèrent L’Internationale pour la millième fois, une onde parcourut la foule, quelqu’un m’écrasa les pieds et je perdis le fil.
Au soir seulement, la fête commença de s’étioler, comme une fleur au vent. Les murs brûlaient encore de zigzags de feu mais la foule s’était raréfiée. Les fenêtres fermèrent ensuite leurs paupières de verre, les feux s’éteignirent et je me retrouvai à marcher, solitaire, dans la rue désertée, occupé à me remémorer les détails de la légende à demi oubliée ; peu à peu, tout me revint, jusqu’à la page de titre où se détachait nettement : Le Diable et son train.
En 1761, donc, rapportait la légende, un Français arrivait à Moscou dans le but d’y trouver un homme dont il avait absolument besoin. En route, toutefois, il en perdit la trace, se rappelant vaguement que l’homme en question vivait au voisinage de l’église Saint-Nicolas-le-Petit-Pattes-de-Coq. Parvenu à Moscou, le Français louait un fiacre et enjoignait au cocher de le conduire à Saint-Nicolas-Pattes-de-Coq. Secouant la tête, le cocher répondait qu’il ne connaissait pas : il y avait bien un Saint-Nicolas-le-Mouillé, un Saint-Nicolas-Rouge-Carillon, un Saint-Nicolas-des-Trois-Monts, mais de Saint-Nicolas-Pattes-de-Coq, point… L’étranger lui commanda alors d’aller de carrefour en carrefour ; il interrogerait les passants. Le cocher agita son fouet et la voiture s’ébranla. Les passants croisés en chemin s’efforçaient de rassembler leurs souvenirs : les uns connaissaient Saint-Nicolas-l’Ascète, d’autres Saint-Nicolas-sur-Bourre, d’autres encore Saint-Nicolas-perché-sur-des-pattes-de-Poule ou Saint-Nicolas-des-Menuisiers, mais nul n’avait jamais entendu parler de Pattes-de-Coq. Les roues reprirent donc leurs tours, toujours à la recherche de l’église perdue. La nuit vint, cocher et cheval étaient épuisés, cependant l’obstiné Français déclara qu’il ne descendrait pas de son siège, tant qu’il n’aurait pas trouvé Pattes-de-Coq. Le cocher tira sur les guides et les roues résonnèrent à nouveau par les rues de Moscou plongées dans l’obscurité. La ville, en ce temps-là, s’endormait de bonne heure et seuls deux ou trois passants, arrêtés par une voix surgie des ténèbres, se hâtèrent de répondre : « connais pas » avant de regagner précipitamment leurs pénates. Le soleil s’alluma, s’éteignit, s’embrasa à nouveau et s’évanouit dans les ténèbres, que les recherches se poursuivaient encore. La rosse n’en pouvait plus, elle trébuchait à chaque pas et avait à peine la force de tirer la voiture, le cocher tombait de sommeil sur son siège, mais l’entêté Français, écorchant les mots étrangers, exigeait de continuer encore et encore. Ils s’étaient arrêtés à toutes les églises et, la nuit, avaient frappé aux fenêtres des maisons voisines. Réveillés en sursaut, les bonnes gens pointaient le nez pour se heurter à la question de Saint-Nicolas-Pattes-de-Coq. Et les fenêtres de claquer aussitôt, sur un bref : « Non. » Les rayons des roues reprenaient leur manège, à la recherche de l’église perdue. Une fois, le gardien de l’église Saint-Mikola-le-Petit35, perchée sur des pattes de poule et dressant ses croix au-dessus d’un chaos de ruelles que coupent deux rues Moltchanovka36, entendit un frappement osseux au carreau de sa loge. Quittant sa couche, il vit (c’était par une nuit de lune) un visage aux poils hirsutes collé à la vitre au-dehors. « Qui est là ? » cria le gardien. Une voix inconnue lui répondit derrière l’huis, écorchant les mots mais compréhensible : « P’tit* Nicolas-Pattes-de-Coq. » Le gardien se signa, murmura, effrayé, une prière, tandis que le patient Français retournait à sa voiture et poursuivait sa quête. La légende ne tarda pas à grossir autour de l’étrange voyageur : les gens qui avaient croisé le mystérieux véhicule, affirmaient que c’était le diable et son train qui, la nuit, sillonnaient les rues de Moscou, à la recherche du temple souterrain de Satan dont chacun sait qu’une patte de coq lui tient lieu de pied gauche.
Les passants à présent, à peine entendaient-ils le martèlement du mystérieux équipage, se jetaient, éperdus, dans les ruelles transversales sans attendre ni la rencontre ni la sempiternelle question. Et le diable et son train tournaient vainement de carrefour en carrefour, sans rencontrer âme qui vive.
Adonné tout entier aux images de la vieille légende, je marchais par les rues qui avaient eu leur content de tintamarre, foulant ombres et taches de lumière, jusqu’à ce que le hasard me conduisît dans une impasse étroite et longue. Je fis demi-tour pour m’échapper de ce sac de pierre mais, à cet instant, là-bas, passé le coin, me parvint soudain un martèlement de roues, étouffé et cependant net, qui se rapprochait. J’accélérai le pas pour prendre de l’avance. Trop tard : une vieille voiture m’empêchait de quitter l’impasse. C’étaient bien eux : la rosse pantelante et, entre ses côtes fumantes, des rayons de lune étendant sur la chaussée un entrelacs d’ombres en forme de squelette ; le cocher tenant les rênes entre ses mains osseuses et la silhouette vague d’un homme chenu, scrutant, inquisiteur, la perspective des rues. Je me collai le dos au mur, cherchant de toutes mes forces à me dissimuler derrière une saillie de maison. On m’avait déjà remarqué : un haut-de-forme de voyage, un peu aplati, comme on n’en porte plus depuis longtemps, se souleva de la tête de l’homme aux cheveux blancs, et ses lèvres cadavériques bougèrent. Alors, devançant la question, je me lançai, d’une voix tonitruante, dans une logorrhée confuse et nasillarde :
— Écoutez-moi, vous, le fantôme ! Où vous avez les yeux ? Vous allez casser la légende. Vous cherchez l’église Pattes-de-Coq. Ici, yen a des milliers. Frappez à n’importe quelle porte, on vous laissera entrer. Vous savez pas que des crêtes rouges flottent au-dessus des toits ? Vous avez pas remarqué que des becs de fer brillent dans le ciel ? Chaque maison (à en croire leurs contes37), chaque idée (à en croire leurs livres) est perchée sur des pattes de coq. Essayez seulement d’y toucher, et tout cela, ébouriffant ses plumes, fondra sur nous et nous becquettera comme picotin, malgré toutes nos piques, nos lances et nos canons. Quant à votre cocher, moi je lui conseille d’entrer sur-le-champ au syndicat : que vous crachiez la monnaie, pour ces cent cinquante-deux ans ! Le beau diable que vous nous faites ! Exploiteur !
Sur ce, hors de moi, je passai d’un pas décidé et sans plus de cérémonie à travers le fantôme. Les événements de la journée m’avaient épuisé au-delà de toute expression. Le sommeil attendait mon retour depuis un bon moment. Au matin, je démêlai avec peine l’écheveau de réalité, de songe et de légende.
13
Ce que je viens de rapporter à l’honorable assemblée n’est que broutilles, juste quelques petits pennies recrachés par ma bouche comme par la fente d’une tirelire trop pleine. La Russie est là tout entière dans ce crâne, et il me faudra au moins une douzaine de volumes pour y loger l’expérience de mon Odyssée au Pays des Soviets.
Quoi qu’il en soit, sentant que la tirelire débordait, je décidai qu’il était temps de songer à rentrer. Bien peu réussissent, en URSS, à obtenir un passeport pour l’étranger. Le premier fonctionnaire auquel je m’adressai me répondit dans le style des inscriptions surmontant l’entrée de l’Enfer de Dante :
— Pas âme qui vive.
Je ne me laissai pas impressionner :
— Permettez, en quoi suis-je une âme vivante, si on m’a conditionnellement fusillé ?
Et produisant, séance tenante, les attestations nécessaires, j’empêchai que l’affaire en restât au point mort. Après quelques semaines de démarches, j’eus en poche un billet et un laissez-passer.
Vint le dernier jour. Mon train partait à six heures et quelques. Le soleil de juillet était au zénith. Je disposais de quelques heures et résolus de les passer à faire mes adieux à Moscou. Je gagnai d’un pas tranquille un des ponts enjambant le fleuve et, penché au-dessus du parapet, j’observai une ultime fois les vagues et l’écume emportées par un flot rapide comme le temps. Des berges vaseuses me parvenait le « kva, kva, kva » des grenouilles russes qui, une ultime fois, me remit en mémoire la légende de la construction de cette surprenante ville (légende dont vous pouvez lire le commencement chez le célèbre historien russe Zabeline). Cela remonte au temps lointain où, au lieu de maisons, il n’y avait là que mottes de terre informes, au lieu de places des marécages herbeux, et au lieu d’hommes des grenouilles. En ce temps-là, donc, apparut, venu d’on ne sait où, le tsarévitch Mos qui, on ne sait pourquoi, demanda la main de la princesse Kva. On érigea alors, au milieu des marais et des fondrières, un palais pour la noce que l’on célébra. Or, à peine Mos et Kva se retrouvèrent-ils seuls, que la jeune mariée entendit qu’on l’appelait par son nom. « Va donc voir – dit-elle à son époux (qui eût mieux fait d’aller vers elle que de répondre à sa demande) – qui m’appelle ainsi. » Mos en conçut quelque dépit ; il sortit néanmoins et découvrit sur une motte de terre un crapaud, des « kva-kva » plein la bouche. Mos chassa le crapaud, mais à peine revenait-il à sa femme que, d’une autre motte de terre, quelqu’un appelait de nouveau celle-ci par son nom. Et de nouveau, la princesse : « Va donc voir. » Furieux, Mos ordonna de construire le palais en un autre lieu. Là encore, à peine se retrouva-t-il en tête-à-tête avec sa jeune épouse que de partout, de la moindre motte de terre, on se mit à appeler la princesse par son nom, à seule fin de la séparer de son époux. La princesse Kva fondit en larmes et supplia de transporter le palais en un troisième endroit. À grand renfort de haches et de cognées, les maisons poussèrent les unes après les autres, et les unes semblables aux autres. Alors, en lieu de mottes de terre, on eut des toits, en lieu de lacs des places ; en lieu de marais et de fondrières et de grenouilles des « kva-kva » pleins la bouche, on eut une grande ville avec des gens parlant le pur dialecte plein de a de la plus pure langue russe38. Désormais, nul ne pouvait plus s’opposer à ce que Mos et Kva s’unissent enfin jusque dans leurs noms : « Moskva39 ».
M’arrachant au parapet, je repartis du même pas tranquille vers les rues familières. Voici qu’une bourrasque renverse l’éventaire de pâtes de fruits d’un petit vendeur des rues ; à quatre pattes sur le sol, le gamin ramasse ses friandises et, les rinçant dans la plus proche flaque, les redispose avec soin sur son éventaire. Je poursuis mon chemin. Devant mes yeux défilent les planches d’une palissade qui ne m’est pas inconnue : sur la plus haute d’entre elles, chauffant au soleil leurs lettres rousses, s’étendent ces mots : « Pendu à sa morve. » Je retiens un instant mes pas, dans un effort pour me représenter concrètement le sens de ce que je viens de lire. Et, une fois de plus, avec un sentiment de résignation, je passe et poursuis mon chemin.
Ici, adossé à une colonne d’affichage, un ivrogne, un accordéon tressautant entre ses coudes : « Hé, petite pomme, chante-t-il, Feuilles en bataille, T’aimer pour la vie, C’est drôlement duraille, J’ai peur des fantômes. » Las ! Effectuant un brusque demi-tour, la colonne d’affichage renverse chanteur et chanson. Je pousse plus loin.
Une place gigantesque vogue à ma rencontre : au centre, une collégiale, ses cinq croix dressées vers le ciel ; à côté de la masse de l’église, le haut piédestal de marbre d’un monument manifestement jeté bas par la révolution. Je dois avouer que je n’ai jamais pu passer devant un piédestal vide. Cette incomplétude, cette imperfection m’irritent. Il en fut de même cette fois : je me hâtai de grimper sur le socle de marbre et pris une pose paisible, toute digne et monumentale. Un photographe des rues vint à passer en bas. Je n’eus qu’à lancer une pièce d’argent pour que sa tête plongeât, séance tenante, sous le drap noir. Figé, le bras tendu vers le couchant, je pouvais voir la foule s’agglutiner peu à peu autour du monument pour observer, avec des exclamations approbatrices, cette séance photographique du plus bel effet. Au demeurant, l’écran en témoignera de façon plus concise et plus convaincante. Voici…
Une tempête d’applaudissements salue le tableau jailli de la lanterne magique sur la surface plane de l’écran. L’orateur salue de tous côtés et, d’un geste, demande le silence.
— Je ne voudrais pour rien au monde, ladies and gentlemen, que l’on y vît une quelconque allusion. Mais pour en revenir à mon récit, je dois vous dire que la foule des Moscovites emplissant la place autour du monument réagit à mon endroit exactement comme vous qui emplissez cette salle. Les applaudissements, les cris : « revenez nous voir ! », « à bientôt ! », « pour qui nous abandonnez-vous ? » m’empêchèrent longtemps de descendre de mon piédestal. Si l’on ajoute à cela que le photographe fit une séance de pose particulièrement longue, vous ne serez pas étonnés d’apprendre que je manquai mon train : il partit sous mon nez, me laissant seul, mon billet à la main, sur le quai désert.
La situation était grave. À Moscou, en effet, il n’y a (ou plutôt, tel était le cas au temps dont je vous parle) de train pour l’étranger qu’une fois par mois. Cela réduisait à néant tous mes plans ! Bien plus, cela m’ôtait toute possibilité de tenir les promesses faites à mes officiers traitants de l’Ouest, me transformant moi, baron de Münchhausen, (c’est étrange à penser et à exprimer) en menteur et en traître à sa parole.
Que faire ? Je revins en ville et passai la nuit sur un banc du boulevard de la Passion à me demander qu’entreprendre. Cependant, le temps étirait les secondes en minutes et les minutes en heures ; la date tamponnée sur mon billet devenait celle de la veille… et c’est alors que l’idée me vint : pourquoi ne pas tenter de retrouver la journée d’hier ?
Je me rendis aussitôt à la rédaction d’un journal et passai par le guichet du responsable des petites annonces le texte suivant : « PERDU journée d’hier. Bonne récompense à qui rapportera… » Je vous fais grâce du reste.
— Bien, cela paraîtra dans deux jours.
— Permettez, m’échauffai-je. Dans deux jours, ce ne sera plus la journée d’hier, mais… comment dites-vous ?
— Celle d’avant-hier, répondit-on de l’autre côté du guichet, tandis que, derrière moi, dans la queue, quelqu’un suggérait :
— Dites plutôt avant-avant-hier, ça vous laissera une marge. De toute façon, ça ne paraîtra pas avant.
— Comment cela ? demandai-je, coincé entre ces deux conseils. Je n’ai pas besoin d’avant-hier et encore moins d’avant-avant, je veux la journée d’hier, je ne parle tout de même pas chinois !
— S’il vous fallait absolument celle d’hier, répliqua le guichet, vous auriez déjà dû en faire la demande avant-hier. Vous n’entendez rien aux usages.
— Mais de quelle façon… commençai-je, prêt à m’emporter.
Je compris toutefois que ce serait une inutile perte de temps et résolus de me débrouiller autrement. Repassant dans ma mémoire le nom des institutions et personnalités auxquelles je pouvais m’adresser, je me rappelai la Société d’Étude de la Neige de l’Année dernière. Un coup de téléphone, un bref entretien et, déjà, un fiacre me transporte aux Archives de la Société. Le léger véhicule coupe la ville en diagonale, nous franchissons la barrière de Moscou. Hors de la capitale, à l’écart de la chaussée poussiéreuse de l’été, le toit rouge des Archives, à demi caché par un haut mur de pierre aveugle. Nous arrivons aux portes. Je tire l’anneau rouillé d’une sonnette, n’obtenant en réponse qu’un long silence de mort. Je retire sur l’anneau. Derrière le mur, un pas se rapproche lentement et, chose étrange, la terre crisse et grince (qu’est-ce à dire ?). Enfin la voix rouillée d’une clé, et la grille de fonte s’entrouvre. Me voici figé de stupeur : de la neige en juillet ! Si, si ! À l’intérieur de l’enceinte, l’hiver s’est conservé pour plusieurs mois. Des stalactites pendent aux branches nues et, sur les plates-bandes du vieux jardin endormi, cernant le bâtiment vétuste des Archives, des congères et un délicat tapis blanc. Par une allée, le domestique, vieillard voûté et ridé au pas lent, me guide jusqu’au perron ; de doux flocons immaculés descendent du ciel pour se déposer sur la terre. Je ne pose pas de question, je sais : ce qui tombe, c’est la neige de l’année dernière.
Averti de ma visite, le responsable du Service des Journées d’Hier, un monsieur chauve aux yeux rapiécés de verres bleu nuit, me reçoit fort aimablement :
— Ce sont des choses qui arrivent, me dit-il dans un sourire. Pour l’un, c’est un instant perdu, pour l’autre, si l’on n’y prend pas garde, c’est la vie tout entière. Quant aux diem perdidi qui arrivent chez nous, eh bien, telle Ruth ramassant dans la Bible les épis oubliés, nous collectons tout ce que les moissons et la vie ont laissé de côté. Chez nous, rien ne se perd, pas la moindre petite seconde. Ruth rassemblant la Russie, hé ! Tenez, le voilà votre jour perdu.
Une petite boîte soignée et numérotée, aux teintes arachnéennes, fut poussée vers moi. Je soulevai le couvercle. Au-dessous, niché dans de l’ouate, hérissé d’une barbe palpitante de flèches de secondes, gisait, ensommeillé, mon jour égaré. Je ne savais comment remercier.
Les lunettes bleues me convièrent à examiner les archives de Ruth-Russie, mais, craignant de perdre à nouveau ce que j’avais déjà perdu, je le priai de m’excuser et me hâtai vers la sortie. Les flocons de l’année dernière m’accompagnèrent jusqu’au portillon. Tout blanc, je franchis l’enceinte et, en un clin d’œil, le soleil d’été fit fondre la neige et sécha mon habit. Je sautai dans ma voiture :
— À la gare.
Le cocher tira sur les guides et nous nous ébranlâmes. Je ne parvenais pas, toutefois, à croire à la réalité de ce qui s’était passé et, bien que le temps soit invisible, mes yeux cherchaient partout des preuves. Soudain, comme mon regard tombait sur le cadran d’une pendule, je m’aperçus que la flèche des heures était repartie en sens inverse : de six à cinq, de cinq à quatre, et ainsi de suite. À notre rencontre accourait un petit marchand de journaux :
— Édition spéciale ! Les dernières nouvelles !
Touchant le dos de mon cocher, je l’arrêtai, le temps d’échanger une pièce de cinq kopecks contre un journal. Le cœur battant, j’ouvris la feuille pliée en quatre : Dieu merci, sous le titre, se détachait la date de la veille. Et nous reprîmes notre course.
À présent, j’observais tranquillement la rue qui fuyait sous nos roues. Voici que j’avais la vision fugitive du petit vendeur d’hier : le vent d’hier renversait son éventaire de pâtes de fruits, et le pauvre, après les avoir rincées dans une flaque, les redisposait. L’ivrogne, aussi, était là, adossé à sa colonne d’affichage, son accordéon tressautant entre ses coudes : « Hé, petite pomme, Feuilles en bataille… » Je le savais : la colonne d’affichage allait effectuer un brusque demi-tour, précipitant dans la boue chanteur et chanson. Et je me détournai : en vérité, si « l’éternel retour » théorisé par Nietzsche ne méritait pas d’être mis en pièces, il ne valait guère plus que des bâillements.
Nous arrivâmes enfin à la gare. De nouveau, je me trouvai sur le départ. Le train fut avancé, il rampa lentement à reculons et réussit à s’insérer entre les quais. J’avais droit, moi, cadavre conditionnel, à un wagon d’un genre particulier, sorte de cage réservée aux marchandises et faite de planches rouges montées sur quatre roues. Sur la partie supérieure de la porte, à la craie : « Transp. cerc. plom. » Au-dessus de la porte, les aiguilles vertes d’une branche de sapin. Sans enthousiasme, mais avais-je le choix ? je me laissai charger. Tournant sur ses charnières, la porte se referma. Assis dans l’obscurité complète, j’entendis qu’on plombait le wagon de l’extérieur40.
Ensuite… ensuite, deux jours de voyage dans ma cage obscure, un laps de temps suffisant pour réfléchir à tout ce que j’avais vu et entendu, séparer le bon grain de l’ivraie et tirer mes dernières conclusions. Mais tout cela, avec votre permission, ladies and gentlemen, nous le laisserons momentanément sous scellés. J’en ai terminé.
Le baron de Münchhausen salue l’assistance et fait un pas en direction des marches conduisant au bas de la chaire. C’est là que l’ovation le cloue sur place. Jamais les murs de la Société Royale de Londres n’ont ouï pareil fracas ni pareille clameur : des milliers de mains battent et toutes les bouches n’exhalent qu’un cri :
— Münchhausen.